Christophe Bourseiller est historien, écrivain, journaliste et auteur de plus d’une cinquantaine de livres qui s’attachent à décrypter le mouvement de la politique depuis ces 20 dernières années. Éminent spécialiste de la question de l’extrémisme politique, il revient pour Conflits sur cette thématique préoccupante, à l’occasion de la parution de son nouveau livre, La France en colères, aux éditions du Cerf.
Christophe Bourseiller, La France en colères, Le Cerf, 2024, 24€.
Propos recueillis par Louis Juan
Le terme « extrémisme » est régulièrement employé dans le débat public mais sans jamais être clairement défini. Comment entendez-vous cet adjectif et son emploi en France ?
J’observe en effet de nos jours une grande confusion des termes. On emploie le vocable « extrémiste » ou le vocable « ultra » à tout bout de champ, en général pour discréditer l’adversaire politique. Effectivement, je me suis employé depuis un certain temps à élaborer une définition « minimum » de l’extrémiste. Alors qu’est-ce qu’un extrémiste ? C’est quelqu’un qui lutte pour un changement radical de société et qui veut y parvenir par la violence, donc quelqu’un qui n’envisage pas de passer par l’élection pour venir au pouvoir. Cela signifie qu’évidemment ni le Rassemblement national ni la France insoumise ne peuvent être considérés comme des partis extrémistes. Ce sont des partis qui relèvent à mes yeux du populisme, mais ils ne sont pas des mouvements spécifiquement extrémistes.
En 2012, vous aviez publié un ouvrage intitulé L’Extrémisme, une grande peur contemporaine, aux éditions du CNRS. Qu’est-ce qui selon vous, en 10 ans, a changé dans notre rapport à l’extrémisme ?
Il y a eu une grande bascule qui s’est effectuée, principalement à partir des années 2010, et qui s’est traduite par un affaiblissement théorique de grande ampleur des mouvements extrémistes.
La situation aujourd’hui est plus que paradoxale. D’un côté, les mouvements extrémistes de droite comme de gauche ont tendance à se renforcer, touchant un public de plus en plus important, et connaissant un accroissement d’influence. Mais de l’autre, on observe un appauvrissement théorique de plus en plus marqué. Et ce qui est encore plus frappant, c’est l’apparition depuis les années 2010 à peu près – probablement est-ce lié au siècle nouveau -, de ce que j’appellerais des « extrémismes sans cause ». Soit le surgissement de mouvements de colère extrêmement radicaux. Ça a commencé en 2013 avec les bonnets rouges, et ça a continué avec d’autres mouvements. Il y a eu évidemment les gilets jaunes, les antivax et beaucoup d’autres. J’entends par là des mouvements « qui veulent tout détruire ».
Je pense aux gilets jaunes qui dans leur cortège scandaient « Révolution, Révolution ! » Une révolution ? Pourquoi pas, mais on ne sait pas quoi mettre à la place du système existant. C’est la grande différence entre les révoltés du XXe siècle et ceux du XXIe siècle. Si vous regardez rétrospectivement les révoltés étudiants ou ouvriers de mai 1968 par exemple, vous voyez que ceux-ci plaçaient leurs révoltes sous l’auvent de grands penseurs : Marx, Lénine, Mao et d’autres pour ne citer qu’eux. Alors qu’aujourd’hui on veut tout détruire, sans formuler d’alternative. Il y a donc un affaiblissement théorique. Et les groupes extrémistes constitués, qu’ils soient de droite ou de gauche, témoignent de façon patente de cet affaiblissement. Certains simplifient leur programme afin de séduire un nombre grandissant de personnes, ou se montrent de moins en moins structurés et de plus en plus flottants au niveau idéologique.
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Comment expliquer cette défaillance de la pensée au profit du sacre de l’émotion ?
Le grand problème que traversent les mouvements extrémistes, c’est la crise de l’alternative révolutionnaire. Faire le constat d’une société malade, ils en sont capables. Et leur constat est d’ailleurs parfois juste. En revanche, ils sont dans l’incapacité de formuler un projet théorique adapté au siècle nouveau.
Beaucoup d’organisations estiment que leurs références idéologiques sont datées, dans la mesure où elles se réclament de penseurs du XIXe ou du XXe siècle, et que par conséquent, pour revitaliser leur ligne politique, il faudrait maintenant élaborer un corpus théorique adapté au XXIe siècle.
Il est clair que pour l’instant, ce corpus théorique laisse à désirer, de sorte qu’on se contente de slogans qui deviennent presque des lieux communs. Ainsi, dans un tel contexte, dès lors que l’on est incapable de rationaliser la colère, c’est l’émotion qui prime. Précisément, nous sommes dans ce moment où l’émotion l’emporte, où la rage l’emporte. C’est pourquoi, d’une certaine façon, on assiste à une fin de l’extrémisme telle qu’on l’a connue au XXe siècle, au profit de la simple dictature des émotions, de la simple dictature des colères. Or, ces envies, ces passions, peuvent être un objet de récupération de la part de n’importe quelle force aveugle. C’est cela que l’on peut craindre le plus aujourd’hui.
En parlant de force aveugle, on désigne parfois certains pendant de la gauche radicale et de l’extrême gauche par le terme d’islamo-gauchisme. Comment comprendre ce terme, son usage et sa généalogie ?
L’épithète « islamo-gauchiste » est comparable à l’épithète « wokiste ». Il faut avant tout comprendre que ce sont, avant tout et dans leur usage, des injures. Vous ne trouverez aucune organisation d’extrême gauche qui se réclame de l’islamo-gauchisme, ou du wokisme, bien évidemment.
Ce qu’on nomme islamo-gauchisme en fait, concerne une branche de l’extrême gauche qui dans les années 2000, après l’attentat du World Trade Center (2001), a jugé nécessaire de pratiquer des alliances avec certains mouvements islamistes. Pourquoi ? Simplement parce que ces mouvements ont fait le constat que les masses arabes, qui étaient laïques au XXe siècle, sont devenues musulmanes au XXIe siècle, donc qu’elles ont changé et que si on voulait continuer à surfer sur l’aspect émotionnel de ces masses, à les utiliser dans une perspective révolutionnaire, il fallait pratiquer des alliances avec certains islamistes. Alors ils ont réfléchi (principalement des militants trotskystes anglais et français), et en sont venus à la conclusion que les islamistes qui étaient porteurs d’un message social étaient les Frères musulmans, qui par ailleurs sont eux-mêmes très divisés.
Ils ont donc passé une alliance avec la branche européenne des Frères musulmans, représentés notamment en France par Tariq ramadan. Finalement, ceux que l’on nomme comme Islamo-gauchistes, ce sont les militants d’extrême gauche qui ont fait le choix tactique de s’allier avec des mouvements islamistes. Et je ne parle pas là de fantasmes et d’une injure qu’on peut pratiquer à tort et à travers. Il s’agit bien d’une réalité. Nous sommes dans la réalité d’alliances qui ne se sont pas démenties , et qui se traduisent par le fait que vous voyez certains groupes d’extrême gauche – pas tous -, défendre les pratiques musulmanes et défendre le port de l’abaya, par exemple.
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Quel est le risque de ces alliances pour notre ordre politique ?
Les extrémistes de droite comme de gauche sont pour moi tout aussi dangereux. Ce qui est intéressant dans les mouvements extrémistes, c’est le fait que beaucoup d’entre eux ont compris qu’ils n’avaient pas besoin d’être nombreux pour avoir de l’influence. En effet, les groupes extrémistes savent consciemment qu’ils seront toujours minoritaires en raison de leur agenda qui est un agenda extrême, donc ils ont bien compris qu’ils avaient peu d’espoir d’arriver au pouvoir.
En revanche, ils peuvent espérer peser sur la société. Et les différentes alliances qu’ils peuvent nouer s’expliquent par ce désir de peser sur la société, d’exercer une influence et de la voir s’accroître. In fine, ils réussissent plus ou moins. Si vous prenez l’exemple des « islamo-gauchistes », ils arrivent à nouer quelques alliances avec des mouvements effectivement islamistes, mais finalement, en quoi ces alliances profitent-elles à l’extrême gauche ? Cela reste à démontrer. Et je ne parle pas bien sûr de la position de la France insoumise, qui pour des raisons clientélistes a choisi, entre autres, de défendre le port de l’abaya. Je parle ici uniquement des groupes d’extrême gauche qui ont passé des alliances. Le résultat est assez faible.
De même, les groupes d’extrême gauche pour beaucoup d’entre eux et notamment la branche anti autoritaire dite de l’ultra-gauche, aimeraient beaucoup fusionner avec les jeunes des banlieues mais n’y arrivent pas. La jeunesse des banlieues refuse de se laisser instrumentaliser par les petits groupes de l’ultra gauche. Pourquoi voit-on aujourd’hui tant de groupes d’ultra-gauche soutenir la cause de Gaza ? C’est majoritairement dans l’idée d’espérer se retrouver dans la rue aux côtés de ces fameux jeunes des banlieues qu’ils aimeraient séduire.
Dans votre ouvrage, vous dédiez respectivement une partie aux gilets jaunes, aux antivax et enfin aux complotistes. Qu’est-ce qui selon vous lie ces trois groupes de personnes ?
En réalité, ce sont des choses assez différentes.
Disons que les gilets jaunes, c’est un mouvement social de type nouveau apparu au XXIe siècle en dehors des syndicats et en dehors de l’entreprise. C’est un mouvement qui, on le sait aujourd’hui, a été porté sur les fonts baptismaux par une partie de l’extrême droite, via la mouvance des « Réseaux colère ». Mais je ne reviendrais pas là sur cette genèse qui, du reste, mérite d’être observée.
Le courant antivax, lui, s’est bâti dans le contexte très spécifique de la pandémie de Covid 19. Au sein ce celui-ci, on a vu beaucoup de gilets jaunes s’investir, en exprimant une méfiance absolue à l’égard de tout ce qui vient d’en haut, de tout ce qui vient des élites.
Quant au complotisme, on pourrait dire que c’est une sous-culture qui vient irriguer cette méfiance à l’égard des élites. Ayant travaillé la question dans un livre intitulé Le complotisme, anatomie d’une religion, j’ai identifié le complotisme à une croyance. Ce qui caractérise les complotistes c’est le fait qu’ils voient des complots là où il n’y en a pas, ce qui fait qu’ils passent à côté des vrais complots de l’histoire. La croyance complotiste a ses évangiles. Premier évangile : rien n’arrive jamais par hasard, tout est pré organisé, prévu à l’avance. Deuxième évangile : les dirigeants de ce monde ne dirigent de facto rien, puisque le monde serait en fait orchestré par des maîtres secrets tapis dans l’ombre. Troisième évangile : tout ce que disent les médias est nécessairement faux, et donc on ne s’informe véritablement que sur internet. Ce qui, évidemment, paraît assez surréaliste.
Il y a donc une sous-culture complotiste qui est abondamment répandue sur le web. Nombre d’extrémistes sans cause sont aujourd’hui soumis à la dictature des passions, et se laissent séduire par le récit, parfois poétique, de la croyance complotiste. En somme, tout cela relève de cette sous-culture liée à cette époque marquée par le triomphe de l’affect au détriment de la raison.
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