Comment remporter une guerre navale sans disposer d’une flotte ? C’est le défi que semble s’être fixé la marine ukrainienne : décapitée lors de l’invasion de la Crimée en 2014, annihilée dès les premières heures des hostilités avec la Russie en février 2022, elle persiste pourtant à manier la fronde avec un certain succès.
Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.
Depuis mars 2022, la flotte russe de la mer Noire a en effet perdu plus d’une dizaine de ses bâtiments : outre le croiseur amiral Moskva coulé par des missiles antinavires en avril 2022, la perte du navire amphibie Saratov amarré au port de Berdiansk en mars 2022 et celle du remorqueur Vasily Bekh au large de l’île des Serpents en juin 2022 ont été confirmées, ainsi que d’autres unités de taille plus modeste. Plusieurs navires ont été sévèrement endommagés comme le bâtiment de débarquement Novocherkassk à Berdiansk, le chasseur de mines Ivan Golubets lors d’une attaque de drones, et enfin le navire amphibie Minsk et le sous-marin Rostov sur le Don lors d’une spectaculaire frappe de missiles de croisière sur Sébastopol en septembre 2023. Or, à la différence du combat terrestre, la guerre navale se gagne davantage par l’attrition que par la manœuvre.
Sur le plan de la communication et du moral, l’Ukraine a également remporté des victoires navales symboliques : reprise de l’île des Serpents et visite du président Zelensky pour y célébrer le 500e jour de la guerre, coup de main contre des plateformes pétrolières, attaques multiples du pont de Kertch, et même, en septembre 2023, frappe contre le quartier général de la flotte de la mer Noire, le cœur des opérations navales russes. Et tant pis si l’effet militaire est faible tant qu’il réchauffe le moral ukrainien, comme l’audacieux raid de Jet-Skis mené en Crimée début octobre 2023. Quand le front terrestre est figé, l’espace fluide qu’est la mer continue d’offrir des opportunités d’action et donc de démonstration de force intéressantes.
Corollaire immédiat de ces revers et de la communication ukrainienne qui les accompagne, la marine russe est contrainte de reculer : d’une part elle éloigne ses navires des côtes pour les protéger des mines et des attaques littorales, creusant des failles dans le blocus des ports ukrainiens ; d’autre part, elle repousse ses points d’appui dorénavant exposés aux attaques de drones et aux frappes de missiles à longue portée, transférant par exemple des unités de Sébastopol vers Novorossiysk et envisageant potentiellement l’ouverture d’un point d’appui encore plus à l’est, en Abkhazie.
Ce repli est la conséquence de plusieurs carences russes parmi lesquelles le manque de moyens de surveillance maritime, qui prive la flotte de la mer Noire d’un préavis sur ses assaillants : faute de réussir à repérer les drones ukrainiens, elle a rappelé de vieux hydravions Be-12 conçus dans les années 1950, dont l’efficacité n’est visiblement pas au rendez-vous. Ce retrait rappelle surtout qu’il n’existe pas de fatalité en mer, et que la conjugaison de la volonté de vaincre, de l’ingéniosité et de soutiens extérieurs efficaces peuvent tenir en échec voire éroder sérieusement les capacités d’une marine de haut rang. Des brûlots de l’Antiquité aux nageurs de combat italiens de la Seconde Guerre mondiale, de l’attaque du destroyer USS Cole en 2000 à celle de la frégate saoudienne Al Madinah par un drone houthi en 2017, l’infériorité n’a jamais empêché David de frapper durement Goliath en mer.
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Dans le cas présent, avec le soutien occidental, l’Ukraine parvient à convertir ses faiblesses en atouts : la destruction totale de sa flotte et de ses infrastructures ayant rendu les ripostes de Moscou difficiles, Kiev a pu adopter une posture du faible au fort résolument offensive visant à l’attrition progressive, mais méthodique des unités russes et de leurs emprises logistiques. Privée des avantages de la masse, elle concentre ses efforts pour valoriser les effets de toutes ses armes, même les plus rudimentaires, qui sont d’ailleurs loin de constituer les game changers vantés par sa communication. Incapable de constituer une menace permanente, elle préfère des attaques pulsatiles qui maximisent ses chances de surprise et lui confèrent l’avantage tactique d’engager en premier.
Cependant, l’histoire n’est pas terminée et le Goliath russe, bien qu’affaibli, conserve encore de nombreux atouts, parmi lesquels ses navires les plus modernes et la maîtrise des espaces maritimes prioritaires pour ses approvisionnements, comme la mer d’Azov. Il garde aussi chevillé au cœur le grand dessein de Pierre le Grand d’une mer Noire devenue un lac russe.