L’histoire d’Ismaïl Kadaré, c’est celle d’un nationaliste albanais naturalisé français qui, par ses écrits, figurait l’opposition au régime communiste d’Enver Hoxha.
Dernier ouvrage de l’auteur : Stephen Hecquet, vie et trépas d’un maudit.
Les écrits contestataires et le prestige d’Ismaïl Kadaré engendrèrent un jeu du chat et de la souris avec le régime albanais, qui ne cessa pas même à la mort d’Enver Hoxha en 1985, sinon au départ de l’auteur en exil en France en 1990. C’est que le dictateur albanais, également francophone et francophile, qui poursuivit des études à la faculté de Montpellier et connut une sorte de bohème en France et en Belgique entre 1930 et 1936, se piquait – comme souvent les autocrates – d’avoir des lettres et d’être une sorte d’écrivain sans textes. Il en résulta un drôle de commerce entre les deux symboles contemporains du petit pays balkanique, Kadaré critiquant avec finesse et retenue le dictateur communiste.
Ce dernier alterna quant à lui le chaud et le froid à l’endroit de l’écrivain national[1], qu’il ne pouvait traiter avec une trop grande brutalité, à raison de son aura internationale. Dès lors, c’est plus le régime qui persécuta Kadaré que Hoxha lui-même, que l’écrivain avait eu l’intelligence de camper en héros d’un de ses plus grands romans, L’Hiver de la grande solitude. L’auteur a survécu au régime d’Enver Hoxha. L’homme a accompli son destin d’écrivain, sans doute au-delà de toute espérance. Ismaïl Kadaré est un des ultimes géants de la littérature mondiale. Au risque du cliché, il symbolise l’Albanie.
Une vie en Albanie
Né en 1936, l’écrivain franco-albanais a étudié les lettres à l’Université de Tirana, puis fut envoyé à l’Institut Maxime-Gorki de Moscou, école d’élite de la littérature réaliste socialiste. La rupture russo-albanaise de 1960/1961 le força à rentrer au pays. Il embrassa alors une carrière journalistique. Écrivant depuis l’adolescence, il fit publier en 1963 Le Général de l’armée morte. Ce premier roman lui apporta une reconnaissance dans son pays comme à l’étranger, grâce à sa traduction en français.
L’Albanie est un pays insolite, que l’isolement a rendu encore plus singulier, malgré trente ans d’ouverture sur le reste du monde depuis la chute du communisme : moderne et archaïque, l’ancien territoire ottoman est indépendant depuis 1913, mais fut brièvement une colonie de l’Italie, et la nouvelle Illyrie flotte toujours dans l’aire d’attraction culturelle et économique italienne. Il s’agit toutefois d’une nation balkanique, et non point latine, malgré des latitudes méridionales. Laïque, quoique majoritairement musulmane, l’Albanie est orientale, bien que sa population soit intégralement de souche européenne. Ses habitants se veulent les descendants des Étrusques. Tombée dans l’orbite russe après-guerre, l’Albanie a connu une rupture avec le bloc soviétique en 1961. Le régime d’Enver Hoxha se plaça alors sous la protection de la Chine jusqu’en 1978, avant de divorcer une nouvelle fois. S’ensuivit une dictature autarcique et paranoïaque. L’athéisme avait été érigé en « religion » nationale à partir de 1967.
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Le Monstre
Le deuxième roman d’Ismaïl Kadaré, Le Monstre, fut fortement critiqué lors de sa publication, en 1965, dans une revue littéraire. Interdit, le texte ne parut d’ailleurs pas sous forme de livre avant la fin de 1990. Entre-temps, l’écrivain n’eut lui-même pas le droit de parler de ce texte, qui ne fut plus cité nulle part. Sa première œuvre, Le Général de l’armée morte avait déjà suscité la défiance du régime albanais. Elle ne lui était pas consacrée, et épousait certains canons de la littérature socialiste. Mais ce roman constituait une vraie tentative littéraire, au sens de la métaphysique, et pouvait partant être argué de bourgeois. Auparavant, la petite nation balkanique avait rompu avec le bloc soviétique. Toute la coopération avait alors dû cesser. Aux œuvres du réalisme socialiste furent d’abord substitués les écrivains chinois. Mais devant l’indigence d’une telle littérature, les enseignants, dont Kadaré promu professeur à la faculté des lettres, furent autorisés à faire connaître les grands auteurs occidentaux.
Selon le journaliste et photographe Vasil Qesari, cet enseignement des lettres véritables (Shakespeare, Schiller, Ibsen, Maupassant, Zola, Remarque…) provoqua une onde de choc parmi les étudiants dont il était, et dont l’horizon littéraire se limitait aux auteurs de l’Antiquité et aux écrivains officiels des régimes albanais et russe[2]. Tel fut le premier axe de la résistance d’Ismaïl Kadaré au gouvernement communiste : épouser la vraie littérature, quand seuls les écrits « non-décadents » étaient tolérés. En 1967, l’Albanie lança sa révolution culturelle sur le modèle du tuteur maoïste ; le régime contraignit les intellectuels à vivre dans les campagnes. Kadaré passa ainsi deux ans dans un village de montagne.
En 1970 parut L’Hiver de la grande solitude. C’est l’archétype du roman kadarien[3]. Il convoque la grande Histoire[4], décrit très largement la société albanaise à la manière réaliste – en l’espèce des familles urbaines, voire intellectuelles, proches du régime – et mêle à l’intrigue des scènes et sentiments très propres aux personnages – la rupture ou non des fiançailles entre deux protagonistes – afin de conférer au récit sa dimension symbolique et métaphysique. L’auteur y ajoute une touche d’ironie populaire, un peu d’absurde et un faux prosaïsme qui participent de sa dénonciation du pouvoir. La pluie, représentant la tristesse et la laideur du régime, constitue presque un personnage à elle seule.
Attaques contre l’écrivain
L’auteur subit une véritable curée. De toutes parts, des lettres de dénonciation furent adressées aux autorités de la part de tous les corps de la nation. Comment Kadaré osait-t-il une telle subversion ? Comment pouvait-il tempérer le prestige de l’Albanie d’Enver Hoxha ? Mais ce dernier avait été piégé par le romancier lui-même, qui en avait fait un des personnages du livre. Le président communiste y est présenté sous un angle flatteur, en père de la nation albanaise et en héros se levant seul contre le colosse soviétique et l’ensemble de ses féaux. Sans doute pour la première fois de son règne, le monarque rouge dut s’expliquer publiquement devant son peuple et son parti[5]. Une telle indulgence ne se répéta toutefois pas. En 1975, Ismaïl Kadaré avait fait paraître un poème intitulé Les Pachas Rouges. Cette parution était contemporaine d’une purge à l’endroit d’un ministre de la Défense, un certain Baqir Balluku, et de son entourage, taxés de séditieux et d’antirévolutionnaires. Mais si les vers de l’auteur semblaient critiquer ces factieux, tous les caciques du régime se sentirent visés. Kadaré se vit interdit de publication et subit une sorte de stage de rééducation à la chinoise, dans une coopérative de village.
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De retour à Tirana, il accumula les manuscrits qu’il ne publia que plus tard. De nouveau autorisé à paraître, il fit éditer en 1981 Le Palais des rêves, un roman antitotalitaire critiqué et interdit. Kadaré fut même qualifié d’ennemi lors du congrès des écrivains albanais suivant. Il fut tancé publiquement, et Ramiz Alia, secrétaire du Comité central en charge de la culture lui aurait jeté au visage : « Ecoute Ismaïl ! le parti et le peuple t’ont hissé sur l’Olympe. Si tu ne restes pas fidèle à nos idéaux, ils te jetteront dans le précipice »[6] . Pour Hoxha, Kadaré était devenu un agent étranger, de la France en particulier. Mais l’écrivain était désormais mondialement célèbre, et les brimades à son endroit, qui avaient tout de même atteint l’interdiction temporaire de publier et la relégation, ne purent conduire à son incarcération. Kadaré, qui était déjà contraint de publier à l’étranger, se réfugia finalement en France en 1990. Le régime communiste ne lui survécut qu’un an.
Après le communisme
Les archives du régime le concernant furent alors rendues publiques au début des années 2000. On y constata une véritable férocité à son endroit, de la part du parti et de beaucoup de ses « confrères » qui lui reprochaient en substance de ne pas idéaliser le système et la patrie socialistes et de déroger en somme aux préceptes du réalisme littéraire et militant, que Lénine décrivait ainsi : « la littérature doit devenir une littérature de Parti. En opposition aux mœurs bourgeoises, en opposition à la presse bourgeoise, patronale et mercantile, en opposition à l’arrivisme et à l’individualisme littéraires bourgeois, à l’anarchisme aristocratique et à la chasse au profit, le prolétariat socialiste doit affirmer le principe d’une littérature de parti, réaliser et développer ce principe sous une forme aussi entière et aussi pleine que possible […] À bas les surhommes de la littérature ! La littérature doit devenir une partie générale de la cause du prolétariat »[7].
On découvrit aussi dans ce dossier « Kadaré » de multiples lettres d’intercession, que l’écrivain adressa pour libérer d’autres auteurs inquiétés. Dès lors, l’idée d’un Ismaïl Kadaré suppôt de la dictature d’Enver Hoxha est diffamatoire[8]. Mais il ne fut pas non plus un écrivain dissident à proprement parler, tels Havel ou Soljenitsyne. En tout cas pas dissident au sens de schismatique, car de schisme il ne pouvait y avoir en Albanie du temps jadis. Indépendant depuis à peine quelques dizaines d’années, occupé par les Italiens et libéré par la Résistance, sous le joug soviétique puis s’étant, composé d’un million et demi d’âmes à peine, dressé contre l’Empire soviétique, le peuple albanais bunkérisé par son Grand Timonier balkanique ne pouvait que majoritairement adhérer au régime. Or malgré sa reconnaissance à l’étranger, Kadaré savait que c’était l’Albanie qui l’avait fait, et que le régime qu’il critiquait et dont il souffrait l’avait autorisé à publier. Que devait-il faire ? Jouer les matamores ? Kadaré n’était point, à ses débuts, si connu à l’étranger. Et le joug du tyran Hoxha rendait l’opinion occidentale peu réceptive au devenir des intellectuels de ce petit pays exotique et isolé, quand elle se souciait au contraire du sort des écrivains dissidents du pacte de Varsovie.
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L’écrivain face au dictateur
Un écrivain n’a que sa plume, et sauf exception, on n’a jamais vu un auteur mort écrire. De même, la prison, si elle n’empêche pas totalement la littérature, n’est un sort enviable pour personne… Mieux vaut, pour prêcher, demeurer libre. On n’écrit pas que pour soi-même. Un littérateur doit faire preuve de courage, mais de persévérance, de patience et de prudence aussi. Qui veut publier et à plus forte raison vivre de sa plume, qui plus est dans un régime despotique, doit ne serait-ce que par ruse se fondre jusqu’à un certain point dans la société qui l’entoure. Sa vie durant, Ismaïl Kadaré a été un écrivain antitotalitaire, prenant des risques et ayant subi personnellement les affres d’un gouvernement communiste qui l’a inquiété et châtié. Il a simplement joué avec un tyran qui était, et par définition, plus forte que lui en ces temps-là. L’auteur albanais aurait déclaré « le tribut, je ne le paierai pas au régime, mais directement au dictateur »[9]. C’est son pays, avec lequel il se confond désormais, qui lui rend désormais hommage : un passage aux boutiques de l’aéroport de Tirana permet de contempler des dizaines de ses livres traduits dans la plupart des langues. Qui, dans quelques années, prononcera encore le nom d’Enver Hoxha ?
[1] Et en aucun cas écrivain officiel.
[2] V. Qesari, Le phénomène Ismail Kadaré dans la société albanaise des années 1970, in Presses universitaires de Paris-Nanterre, à retrouver sur le lien https://books.openedition.org/pupo/3784?lang=fr
[3] Sur un exemple de la structure et des caractéristiques des romans de Kadaré, v. R. Gomez Martinez, La symbologie de l’espace et du temps dans l’Albanie nouvelle : L’Accident d’Ismaïl Kadaré, in Cahiers Balkaniques, à retrouver sur le lien https://journals.openedition.org/ceb/11816
[4] En l’espèce l’épisode de la rupture, à l’hiver 1960/1961, des relations albano-soviétiques au Congrès des PC à Moscou. Les dirigeants soviétiques estimaient que l’Albanie ne suivait pas la ligne officielle du communisme et considéraient la doctrine de Hoxha comme une déviation du marxisme-léninisme orthodoxe. Réciproquement, Enver Hoxha critiquait ouvertement les Soviétiques, les accusant de trahir les principes révolutionnaires et de compromettre l’idéologie communiste. L’Albanie s’opposait notamment aux changements de politique étrangère et intérieure introduits par Khrouchtchev. Hoxha saisit donc le prétexte d’un refus de livraison de blé de la part de l’URSS (Tirana ayant dû s’approvisionner à l’Ouest chez les Français), argué de trahison du peuple albanais au profit des intérêts impérialistes de l’URSS, pour retirer ses ambassadeurs des pays du Pacte de Varsovie et dénoncer le traité d’amitié avec l’Union soviétique.
[5] Sur la question, v. J.-P. Champseix, Ismaïl Kadaré. Une dissidence littéraire, éd. Honoré Champion, 2019.
[6] Cité par V. Qesari, ibid.
[7] Cité par D. Fernadez-Racatalà, Ismaïl Kadaré et les catéchumènes, in Nouvelles Fondations, à retrouver sur le lien https://www.cairn.info/revue-nouvelles-fondations-2006-3-page-155.htm
[8] Sur la question, v. V. Qesari, ibid.
[9] Cité par U. Baratin, L’écrivain face au monstre, https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/04/29/kadare-monstre/
Ismaïl Kadaré est décédé le 1er juillet 2024. Nous republions cet article initialement paru le 10 janvier 2024.