Il est nécessaire de distinguer ce qu’on appelle « livres pour enfants » de ceux qui forment une « littérature pour l’enfance et la jeunesse ». Il faudra des siècles pour passer des premiers aux seconds, et cette littérature ne cessera ensuite de se transformer. Posons quelques jalons dans cette histoire complexe, qu’on nous pardonnera de simplifier ainsi.
Michel Manson, Université Sorbonne Paris Nord
C’est en se heurtant au réel et en multipliant les expériences que chaque enfant dessine son chemin vers l’âge adulte. Mais sa personnalité et ses convictions, il les forge aussi à partir des imaginaires dans lesquels il baigne et des histoires qu’on lui raconte. Notre série « L’enfance des livres » vous invite à découvrir la complexité et l’extraordinaire diversité de la littérature de jeunesse. Après un retour sur quelques grands auteurs d’aujourd’hui, une figure indémodable, Bécassine, puis l’écriture de Timothée de Fombelle, ce quatrième épisode vous offre une plongée dans son histoire.
Les premiers textes que l’on met entre les mains des enfants sont des « outils » scolaires, des abécédaires, des extraits d’œuvres littéraires… Cela existe dès l’antiquité. Les enfants sont aussi nourris par une littérature orale de contes et fables mythologiques. Le Moyen Âge va produire le même genre de textes qui vont devenir des livres, manuscrits d’abord, imprimés ensuite.
Le tout premier livre écrit pour un jeune de quinze ans et son frère plus petit a été écrit entre 841 et 843 à Uzès par Dhuoda, duchesse de Septimanie, intitulé Manuel pour mon fils (traduction de Pierre Riché, 1975). Cette mère écrit ce livre pour faire de son fils un parfait aristocrate chrétien : c’est un manuel d’éducation civique et religieuse. À partir du XIIIe siècle, on trouvera aussi des ouvrages didactiques écrits par des laïcs pour leurs enfants, et des livres religieux leur sont clairement destinés : « Heures à fille » ou « à garçon », et aussi un « psautier d’enfant ».
Quand la littérature de jeunesse apparaît-elle ?
Dans la fiction produisant une morale à inculquer à l’enfance, il faut signaler le rôle des fables d’Ésope. Dès le XVe siècle, on en imprime en petit format, avec de gros caractères et des gravures sur bois, un texte traduit en français, pour un lectorat populaire et un public enfantin, lequel n’est pas encore la cible unique de ces premiers éditeurs. Signalons cependant un incunable imprimé à Lyon en 1484 qui porte des marques d’appropriation par un enfant, qui dessine et fait des commentaires sur le livre.
Aux XVIe et XVIIe siècles le répertoire des livres pour enfants, scolaires, religieux, moraux, fictionnels, ne cesse de s’élargir jusqu’à ce qu’apparaisse la littérature pour la jeunesse.
La naissance de cette littérature se fait en France en deux étapes, fin XVIIe et milieu XVIIIe siècle. Nous n’évoquerons que la première étape, qui préfigure la littérature de jeunesse à propos d’une éducation princière et de jeux littéraires de salons, alors que la seconde diffusera largement des livres pour l’enfance dus à des auteurs de plus en plus spécialisés dans l’écriture pour un jeune public.
Deux noms symbolisent la première étape : Fénelon et Perrault. François de Salignac de la Motte Fénelon (1651-1715) publie en 1687 son Traité de l’Éducation des filles, dans lequel il conseille, pour que les enfants aient envie d’apprendre à lire, de
« leur raconter des choses divertissantes qu’on tire d’un livre en leur présence […]. Il faut leur donner un livre bien relié, doré même sur la tranche, avec de belles images et des caractères bien formés. Tout ce qui réjouit l’imagination facilite l’étude : il faut tâcher de choisir un livre plein d’histoires courtes et merveilleuses […] ».
Il devient en 1689 le précepteur du Duc de Bourgogne âgé de sept ans et de ses frères le duc d’Anjou, six ans, et le duc de Berry, trois ans, les petits-fils de Louis XIV. Il écrit alors pour eux une littérature graduée selon les âges. Pour les petits il produit des contes et des fables dont Voyage dans l’Ile des Plaisirs (Fables, VIII), l’un des archétypes des contes sur la gourmandise, avec une île en sucre, des montagnes de compote et des fleuves de sirop et le dormeur est réveillé la nuit par la terre qui vomit « des ruisseaux bouillants de chocolat mousseux ».
Ensuite, il raconte la vie des philosophes (Abrégé de la vie des Anciens philosophes) et il écrit des entretiens imaginaires entre de grands hommes (Dialogues des Morts) enseignant ainsi l’histoire et la morale, et il termine par le premier roman pour adolescents de notre littérature, les Aventures de Télémaque (1699). Il a choisi la fiction pour séduire son élève par la douceur, contournant ainsi le caractère orgueilleux et irascible du Duc de Bourgogne. Si le Télémaque eut un succès de librairie considérable, il reste que cette construction d’une littérature pour enfants et adolescents est au départ située dans une éducation princière, privée.
Charles Perrault inscrit ses Contes de ma Mère l’Oye (1697) dans un jeu littéraire de salon, pour adultes, comme le fait Madame d’Aulnoy dans ses recueils de 1697 et 1698. Pourtant, ces deux auteurs affichent officiellement le désir de toucher un public enfantin. Perrault, dans sa préface de 1695 conseille aux parents d’envelopper des vérités solides « dans des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge ». Il montre qu’il a finement observé les réactions des auditoires enfantins.
Quant à Madame d’Aulnoy, pour se mettre à la portée des enfants, elle utilise un style qui a souvent été qualifié de niais et puéril. Mais les contes de Perrault et ceux de Madame d’Aulnoy sont effectivement devenus une partie du patrimoine littéraire pour l’enfance.
Qui sont les premiers éditeurs pour enfants ?
À partir du milieu du XVIIIe siècle, des livres sont véritablement écrits pour les enfants par des auteurs et des libraires éditeurs en voie de spécialisation. Il s’agit d’offrir aux enfants des fictions qui soient leur littérature et, pour cela, des personnages d’enfants sont mis en scène par de nouveaux auteurs : Madame Leprince de Beaumont, Madame d’Épinay, Madame de Genlis, Arnauld Berquin.
En une cinquantaine d’années, un grand progrès est accompli dans la qualité d’observation des enfants, dans les réflexions sur leur psychologie et sur l’éducation. Cela entraîne une fièvre éditoriale pour publier en abondance des livres pour enfants, comme le constate en 1787, à la foire de Leipzig, un instituteur allemand, L.F. Gedike.
Mais cela ne suffit pas pour créer de grands éditeurs spécialisés. Pour cela, il faut attendre le premier tiers du XIXe siècle, avec deux éditeurs spécialisés dans le livre de jeunesse, et qui sont aussi des auteurs, Pierre Blanchard (1772-1856) et Alexis Blaise Eymery (1774-1854). Cependant, leur assise économique et industrielle reste encore assez faible et ce n’est qu’un peu plus tard que s’imposent sur le marché du livre d’enfance de grands éditeurs.
Alors que s’invente une nouvelle littérature pour la jeunesse dans les années 1830, la loi Guizot du 28 juin 1833 augmente la scolarisation et donc le lectorat enfantin. À cette demande accrue de livres pour enfants, il y a d’abord une réponse « industrielle », qui est d’abord le fait des éditeurs catholiques de province, dont certains existaient déjà dans l’Ancien Régime (Barbou à Limoges, Mame à Tours, Lefort à Lille, Mégard à Rouen, Périsse à Lyon, Aubanel à Avignon, Douladoure à Toulouse) ou sont apparus dans le premier tiers du XIXe siècle (Ardant à Limoges, en 1804, Lehuby à Paris succédant à Blanchard en 1833).
Ces maisons créent des Bibliothèques pour la jeunesse, elles occupent des milliers d’ouvriers, s’équipent en machines modernes et concentrent toutes les tâches – impression, reliure, illustration. Mame a, en 1855, 1500 ouvriers et il relie 10 à 15 000 volumes par jour. Mégard produit six millions de volumes durant le Second Empire alors que Mame en produit autant par an. En 1862 six maisons provinciales, Mégard, Barbou, Ardant, Périsse, Mame et Lefort, publient près de dix millions de volumes. Les maisons parisiennes n’ont pas de telles productions, mais elles sont plus innovantes dans le domaine de la qualité littéraire et des collections créées.
Louis Hachette crée le périodique La Semaine des Enfants en 1857 et la Bibliothèque rose illustrée en 1858. Hetzel publie le premier numéro du Magasin d’éducation et de récréation en 1864. Les grands noms de la littérature de jeunesse publient à Paris, la comtesse de Ségur chez Hachette, Jules Verne chez Hetzel, et bien d’autres encore. Cette distorsion entre le monde éditorial provincial et celui de Paris s’accompagne de débats sur ce que doit être un livre pour enfants.
Ces premiers livres jeunesse avaient-ils pour but de divertir ou d’éduquer les enfants ?
Les débats sur les livres pour enfants dépendent des positions idéologiques et des différentes visions de l’enfance. Pour les éditeurs catholiques, il s’agit de former une jeunesse aux valeurs chrétiennes selon une vision d’une enfance et d’une jeunesse passives qu’il faut sauver en la formant par l’enseignement et par des lectures approuvées par l’épiscopat.
Pierre Jules Hetzel proclame son mépris pour ce genre de littérature industrielle, avec des auteurs payés à la quantité de livres, et des ouvrages qu’il considère comme « sans goût ni parfum, ces livres plats et sans relief, ces livres bêtes, je veux dire le mot, auxquels semble réservé le privilège immérité de parler les premiers à ce qu’il y a de plus fin, de plus subtil et de plus délicat au monde, à l’imagination et au cœur des enfants » (Préface à Louis Ratisbonne, La Comédie enfantine, Hetzel, 1860).
Dans ses Albums Stahl, Hetzel met en scène de petits enfants illustrés par les dessins pleins de tendresse de Frölich, et, par ailleurs, en publiant Jules Verne, il offre aux adolescents le parfum de l’aventure et des territoires exotiques. De son côté, Hachette, en publiant la comtesse de Ségur ne donne pas une représentation d’enfants toujours sages et pieux, et il va même jusqu’à offrir à ses jeunes lecteurs des enfants terribles, ceux dont Trim nous raconte les exploits avec les illustrations de Bertall, dans des albums pour les trois à six ans. Ainsi commence-t-on à s’intéresser aux plus jeunes.
Et l’on va jusqu’à destiner des livres aux « bébés » pour lesquels une offre dédiée s’élargit dans les années 1860, sachant que le terme emprunté à l’anglais « Baby », concerne les enfants petits, pas les nourrissons. On observe des tentatives de périodiques pour les Bébés entre 1862 et 1878, et l’éditeur Théodore Lefevre qui écrit sous le pseudonyme de Madame Doudet, publie une « Bibliothèque de Bébé », avec vingt titres entre 1871 et 1900, qui s’adresse aux enfants de quatre à huit ans. On commence aussi à utiliser l’expression de livres « pour les tout-petits », qui deviendra majoritaire après la Première Guerre mondiale. Mais c’est seulement dans la deuxième moitié du XXe siècle que les « vrais » bébés auront droit à leurs livres.
Michel Manson, Historien, professeur émérite en sciences de l’éducation, Université Sorbonne Paris Nord
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.