Fentanyl : des États-Unis à l’Europe ? Entretien avec Michel Gandilhon

12 décembre 2023

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : (c) unsplash

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Fentanyl : des États-Unis à l’Europe ? Entretien avec Michel Gandilhon

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Le fentanyl fait des ravages aux États-Unis où il provoque une crise majeure de santé publique. Avec la chute de l’héroïne, il est à craindre que les cartels ne le vendent désormais en Europe. Entre les espaces de production et les lieux de blanchiment, c’est toute une géographie de la drogue qui se renouvelle. 

Michel Gandilhon est expert associé au département sécurité-défense du Conservatoire national des Arts et métiers (CNAM). Spécialiste des questions relatives à l’offre de drogues illicites, il a publié en 2023, Drugstore, drogues illicites et trafics en France aux éditions du Cerf.

Propos recueillis par Guy-Alexandre Le Roux

Depuis quelques années, spécialement aux États-Unis, le fentanyl provoque des ravages dans la population. Quelle est cette drogue ?

Le fentanyl est une substance qui a été synthétisée pour la première fois en Belgique à la fin des années 1950. C’est un opioïde synthétique, non dérivé de l’opium donc, utilisé depuis des décennies dans le cadre médical, comme anesthésique intraveineux et analgésique indiqué dans le traitement de douleurs particulièrement intenses. Singulièrement pour des patients atteints de cancer. Cet antidouleur est 100 fois plus puissant que la morphine et 50 fois plus que l’héroïne. La dose mortelle est très faible : 2 mg. Il est classé, depuis 1964, dans le tableau 1 des stupéfiants qui regroupent les substances susceptibles de provoquer des addictions sévères.

Il existe un second fentanyl, contrefait ou fabriqué par des organisations criminelles, notamment mexicaines. C’est cette substance qui tue actuellement des dizaines de milliers de personnes aux États-Unis et au Canada. En 2022, on estime que plus de 73 000 personnes sont mortes d’une surdose de fentanyl aux États-Unis. En 20 ans, le fentanyl aurait tué plus de 300 000 Américains. Ce n’est pas la drogue la plus diffusée aux États-Unis. Le cannabis est toujours la drogue la plus consommée, suivie de la cocaïne, mais le fentanyl est le plus mortel du fait de sa puissance.

Le fentanyl est-il l’une des substances phares de la crise des opioïdes en Amérique ?

Aux États-Unis, on estime que trois millions de personnes sont dépendantes aux opioïdes, au sens large, qu’ils soient légaux ou illégaux comme le fentanyl contrefait ou l’héroïne. Ce qu’on appelle la « crise des opioïdes » est la crise de santé publique la plus grave que les États-Unis aient connue dans leur histoire. C’est une dimension essentielle de la catastrophe américaine en matière de drogues en général : sur le million d’Américains qui sont morts de surdoses depuis 20 ans, 80 % environ sont décédés à la suite de la consommation d’un opioïde. C’est le principal facteur qui explique la baisse de l’espérance de vie dans ce pays.

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Comment expliquer le « succès » de cette drogue ? Quel est le profil du consommateur moyen ?

Pour comprendre le développement de l’usage de fentanyl dans la société américaine, il faut revenir au milieu des années 1990. C’est pendant cette période que la crise des opioïdes trouve son origine. Un certain nombre de compagnies pharmaceutiques américaines, comme Purdue Pharma appartenant à la famille Sackler, ont décidé d’élargir massivement la prescription de médicaments opioïdes très puissants, réservés jusque-là à des patients souffrant de cancers, à des personnes atteintes de simples douleurs chroniques (douleurs lombaires, arthrose, etc.). Tout cela au nom de la lutte contre l’« opiophobie » et les carences supposées du système de prise en charge de la douleur aux États-Unis. De gigantesques campagnes publicitaires ont été lancées, ciblant notamment les médecins généralistes, et beaucoup de personnes sont devenues dépendantes de ces médicaments légaux, dont le plus connu est l’OxyContin. Les firmes pharmaceutiques ont engrangé des milliards de bénéfices. Elles ont poussé le cynisme jusqu’à viser tout particulièrement les régions du nord-est des États-Unis, ces régions industrielles en déshérence où vivent les populations modestes et fragilisées par les difficultés économiques et souffrant de douleurs chroniques du fait de la pénibilité du travail.

L’épidémie a donc démarré au sein de la classe des prolétaires blancs habitant l’Amérique périphérique, avant de se répandre au fil des ans dans les métropoles et toucher aussi les classes supérieures, comme en a témoigné récemment la mort du petit-fils de Robert De Niro. En 2022, plus de 3 000 personnes sont mortes à New York d’une surdose de fentanyl.

Quand, au début des années 2000, les autorités fédérales de santé ont voulu restreindre la prescription de l’OxyContin, les personnes dépendantes se sont alors rabattues sur l’héroïne, dont la consommation va exploser aux États-Unis. Une héroïne produite au Mexique, pays qui est devenu le deuxième plus grand producteur derrière l’Afghanistan.

Aujourd’hui, troisième étape de la crise des opioïdes, la plus dramatique, on est passé de l’héroïne, actuellement en déclin, au fentanyl. Le fentanyl est fabriqué en Chine, et dans une moindre mesure en Inde, le plus légalement du monde par certaines compagnies pharmaceutiques. Une partie de la production est détournée et expédiée au Mexique aux organisations criminelles locales et singulièrement celles composant le cartel de Sinaloa. Une fois sur place, le fentanyl est reconditionné dans des laboratoires clandestins, à l’aide de précurseurs chimiques, sous la forme de comprimés bleus imitant le cachet d’OxyContin et exporté vers le marché des grandes villes américaines où les cartels contrôlent le marché des drogues.

Pour les cartels, le fentanyl est une aubaine. Plus besoin de grandes superficies de pavot à opium à surveiller, de paysans et d’intermédiaires à rémunérer. Un simple colis de 500 g de fentanyl provenant de Chine, et acheté 10 000 dollars, permettraient de produire des centaines de milliers de comprimés revendus à l’unité une dizaine de dollars sur le marché américain. Les profits sont donc gigantesques. Qui plus est, passer quelques milliers de comprimés à travers les plus de 3 000 kilomètres de frontière est un jeu d’enfant. Dès lors, pour les forces de l’ordre, dans le flot de marchandises qui passent, le fentanyl équivaut à une aiguille dans une botte de foin et même à une « tête d’aiguille dans une botte de foin » comme l’a déclaré récemment un chercheur américain.

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Comme pour tous les trafics, il faut blanchir l’argent. Où celui du fentanyl peut-il être blanchi ?

Il n’y a pas de lieu spécifique où l’argent du fentanyl est blanchi. Une partie de l’argent est réinvesti directement au Mexique dans le tissu économique local, tandis qu’une autre partie sert à la corruption de la police, de l’armée et des autorités politiques. Sinon, l’argent est blanchi dans les nombreux paradis fiscaux qui parsèment la planète, des Bahamas au Monténégro. Dubaï est la destination à la mode du fait d’un marché immobilier florissant qui offre des possibilités d’investissement dans un contexte où les pouvoirs publics sont peu regardants sur l’origine des capitaux qui affluent. La ville est donc devenue une destination prisée des flux financiers criminels et un lieu de villégiature, voire de refuge pour les « narcos » de la planète, et notamment les caïds de la drogue franco-maghrébins. Jusqu’à quand ? La France et les États-Unis ont décidé d’accroitre les pressions diplomatiques sur Dubaï.

Comment réagissent les autorités américaines ?

L’administration Biden a décidé de mettre une grosse pression sur la Chine et le Mexique. Ce n’est pas facile compte tenu des nombreux contentieux avec ces deux pays, aggravés par leur rapprochement avec la Russie de Vladimir Poutine.

Récemment, plusieurs compagnies pharmaceutiques chinoises ont été placées sur une liste noire par la DEA américaine, l’agence anti-drogues, et font l’objet d’enquêtes de la justice américaine. La question du fentanyl a été abordée lors de la rencontre au sommet entre Xi Jinping et Joe Biden à San Francisco en novembre 2023. Au terme de la réunion, la Chine a publié un vague communiqué où elle dit s’engager contre le trafic de fentanyl, sans plus de précision. S’agissant du Mexique, certaines personnalités ont suggéré de classer les cartels sur la liste des organisations terroristes.

Existe-t-il un risque de développement des trafics vers l’Europe ?

C’est un phénomène essentiellement américain, qui concerne les États-Unis et le Canada. La pression du gouvernement américain va être de plus en plus grande tant sur le plan intérieur qu’extérieur contre le trafic et les organisations qui l’animent. Dès lors, elles pourraient être tentées de cibler le marché européen.

Pour le moment, comparé à l’héroïne, le fentanyl est une question marginale en Europe. En 2021, cette substance était impliquée dans le décès de 140 morts. On est donc très loin des dizaines de milliers de morts observées en Amérique du Nord. Cette situation s’explique par une régulation de l’industrie pharmaceutique beaucoup plus rigoureuse qui rend une crise sanitaire comme celle que vivent les États-Unis fort improbables. Jamais, en France par exemple, une entreprise ne pourrait faire de campagnes de publicité massive pour un médicament, a fortiori aussi dangereux qu’un opioïde, comme on l’a vu aux États-Unis avec l’« Oxy » et son célèbre « Get in the Swing With OxyContin ». Outre les problèmes de régulation, on peut aussi ajouter que le marché des opioïdes en Europe est encore largement dominé par l’héroïne qui provient d’Afghanistan et qui arrive par la route des Balkans. En outre, dans un pays comme la France, les usagers ont la possibilité d’avoir accès à des traitements de substitutions aux opiacés délivrés par des centres de soins et des médecins.

Cependant, il y a un « mais ». En avril 2022, en Afghanistan, le chef des talibans a interdit aux paysans de planter le pavot à opium. On était très dubitatif quant à l’efficacité de cette décision. L’agriculture afghane est ruinée par des décennies de guerre et de nombreuses familles sont dépendantes de l’économie de l’opium. Politiquement, les talibans risquaient aussi de se mettre à dos leur base paysanne. Eh bien, il semble que l’interdit ait été respecté. En 2023, selon les programmes de surveillance des cultures de l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), les superficies auraient chuté de près de 90 %. En 2023, la production d’opium atteindrait 300 tonnes contre plus de 6 000 en 2022. On suppose donc que dans les mois qui viennent, l’Europe va être confrontée à une pénurie d’héroïne. La vraie question est donc : que va-t-il se passer si les gens n’ont plus d’héroïne ? Vont-ils se tourner vers le fentanyl contrefait au Mexique ? Les cartels et le crime organisé européen vont-ils y voir une opportunité et s’attaquer au marché européen ? En tout cas, c’est une menace prise très au sérieux et notamment par l’agence de l’Union européenne, l’EMCDDA, en charge de la question des drogues.

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Quels pourraient être les réseaux de relais ?

Il existe des liens entre le crime organisé européen et les cartels mexicains. On a démantelé depuis quelques années des laboratoires de méthamphétamine aux Pays-Bas et en Belgique fonctionnant dans le cadre d’une coopération avec certains membres des cartels. Ceux-ci implantent aussi des structures de production de cocaïne en Europe. Outre l’exportation de fentanyl en Europe, ils auraient donc les capacités de développer une production sur place. C’est une vraie menace pour les mois et les années à venir.

Et en France ?

Il existe encore une demande significative pour les opioïdes illicites comme l’héroïne. Or, on ne parle quasiment plus de l’héroïne en France. Aujourd’hui, la substance phare pour les médias est la cocaïne. Pourtant, on n’a jamais saisi autant d’héroïne dans l’hexagone que ces dernières années. Comme aux États-Unis, la demande vient en particulier du nord-est du pays, en particulier des territoires ruraux paupérisés et des villes moyennes en crise. Une pénurie d’héroïne pourrait donc créer un espace pour le fentanyl. Cela dit, il existe des produits de substitution légaux comme le Subutex, la méthadone ou les sulfates de morphine qui permettraient de pallier une pénurie d’héroïne. On est donc a priori relativement protégé. Mais il faut rester vigilant.

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