<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Heurts et grandeurs de la politique arabe de l’Espagne

23 novembre 2023

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : L'Alhambra de Grenade. Une relation particulière avec le monde arabe. (c) unsplash

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Heurts et grandeurs de la politique arabe de l’Espagne

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De la même façon que la France du général de Gaulle et de ses successeurs directs avait connu une politique arabe axée sur les principes de la détente, l’entente et la coopération, une fois « réglée l’affaire algérienne », notre voisin ibérique peut revendiquer une réelle politique arabe entamée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par le généralissime Franco.

Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.

Si les inclinations pro-arabes de Madrid n’obéissent pas à une linéarité parfaite, il est aisé d’observer une certaine continuité. Cette politique a constitué un pilier de la diplomatie espagnole et s’enracine dans la situation d’isolement internationale de l’Espagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dans l’esprit de Franco, il fallait s’inscrire à la marge des puissances franco-britannique et promouvoir un rôle de médiateur, de passerelle entre l’Europe et un monde arabe en décolonisation. C’est ce qu’à Madrid on appelait la « diplomatie de substitution », en relation à la posture de paria de l’Espagne vis-à-vis des vainqueurs du nazisme et du fascisme. Cependant, le régime franquiste souffrait d’un manque de poids diplomatique sur le plan international pour pouvoir se valoir d’une posture de médiateur. La situation critique de l’économie espagnole dévastée par la guerre civile de 1936-1939, l’autarcie économique, l’isolement international accru par le vote de la résolution 39 de l’Assemblée générale des Nations unies en 1946 condamnaient l’Espagne à occuper un rang de pays paria et sous-développé dans le concert des nations. Ainsi, l’ouverture sur le monde arabe ne pouvait que servir ses intérêts. Le tournant dans les relations avec les pays arabes s’est produit à partir de 1947 avec les débats autour de la Palestine. Le dernier tournant dans la région, qui changea complètement la donne, fut l’absence de solution négociée et la fondation unilatérale de l’État d’Israël en 1948. L’Espagne, qui ne s’est pas empressée de reconnaître Israël, a compris l’importance de la question palestinienne auprès des pays arabes, lesquels ont rapidement apprécié la position adoptée par le franquisme. Avec le temps, cette décision circonstancielle est devenue une politique du régime : l’Espagne ne reconnaîtrait pas l’État d’Israël tant que les pays arabes ne le feraient pas. Cela n’a pas empêché le gouvernement de prendre position en faveur de la communauté sépharade, car Madrid a toujours opéré une distinction claire entre les questions juive et israélienne, ou entre le judaïsme et le sionisme. L’alignement sur les positions arabes (vote des résolutions 242 en 1967 et celle 3 379 de l’ONU apparentant le sionisme à une forme de racisme en 1975, refus d’accorder aux bases américaines situées sur son territoire d’agir en appui à Israël) a été mis en parallèle avec le soutien apporté aux juifs sépharades vivant dans les pays arabes au cours des différents épisodes du conflit, comme en témoigne l’ouverture d’un Institut d’études sépharades en 1961, celle du musée sépharade de Tolède en 1964, des gestes symboliques permettant de justifier cette distinction.

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Une politique arabe qui a produit ses fruits

La rhétorique pro-arabe de Madrid s’est fondée sur trois points. D’abord, l’idéalisation du mythe de l’Andalus comme terre de convivialité, le refus de reconnaître Israël et la posture de pont entre le monde arabe et l’Amérique latine. Pour rompre son isolement, Madrid a ainsi appliqué une politique de recherche d’appuis diplomatiques en cherchant le soutien de l’Arabie saoudite, de l’Irak, de la Syrie, du Liban, du Yémen, de l’Égypte et de la Jordanie avec qui les liens demeurent très étroits.

Dans les années 1950, le principal contact se faisait avec l’Égypte comme point de référence, en essayant d’apporter un soutien alternatif aux puissances coloniales britanniques et françaises. Franco s’est toujours efforcé de rester à l’écart des conflits idéologiques entre le panarabisme républicain et socialiste et les monarchies traditionnelles et conservatrices. Au début des années 1950, l’Espagne n’a pas obtenu beaucoup de succès, du fait du maintien de son protectorat au nord du Maroc et de la présence au Caire de nationalistes marocains, dont le chef de la rébellion du Rif, Abd el-Krim qui naguère avait proclamé la République du Rif. L’Égypte refusa même en 1956 une médiation espagnole lors de la crise de Suez.

Cette politique de rapprochement entre le monde arabe et l’Amérique latine a néanmoins porté ses fruits comme l’atteste le vote des délégués latino-américains en faveur de la Palestine dans les résolutions de l’ONU. En contrepartie, Madrid avait obtenu le soutien des pays arabes pour qu’ils cessent de s’abstenir dans les résolutions sur la « question espagnole » et, en 1950, la résolution 386 fut adoptée, levant ainsi l’isolement diplomatique imposé à l’Espagne. Cette recherche de soutien diplomatique de la part du monde arabe sera renouvelée dans les années 1960 afin de faire valoir le bien-fondé de ses revendications sur Gibraltar. À partir de là, Madrid a pu accéder à d’autres organes subsidiaires de l’ONU, tels que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture et l’Unesco. Il n’en reste pas moins vrai que cela a été possible grâce à un autre changement dans la politique internationale, le début de la guerre froide, l’impact de ce soutien a été limité et l’abstention du bloc occidental s’est révélée nécessaire. Ainsi, bien que l’Espagne ait planté les graines et travaillé pour obtenir les votes, la rupture de cet isolement n’aurait pas été possible si les États-Unis n’avaient pas considéré l’Espagne anticommuniste de Franco comme un atout nécessaire.

Une autre difficulté à laquelle le franquisme s’est heurté est la division entre le socialisme arabe et les monarchies conservatrices de la Ligue arabe, mais le Caudillo voyait avant tout en Nasser un nationaliste. À ses yeux, le socialisme arabe nassérien s’apparentait à une lutte pour l’indépendance vis-à-vis des puissances coloniales et à un effort d’industrialisation. Il était par ailleurs inquiet de la progression de l’influence soviétique au Moyen-Orient à partir de 1957 et 1958, notamment avec le coup d’État militaire en Irak qui renversa la monarchie hachémite pro-espagnole et la crainte d’une contagion communiste dans la région.

La voix de l’Espagne s’essouffle.

Cela n’a pas empêché le maintien des relations privilégiées établies par le ministre des Affaires étrangères, Alberto Martín-Artajo (1945-1957), comme en témoigne le fait que l’Espagne fut chargée de représenter les intérêts de la Jordanie et du Liban auprès de la République fédérale d’Allemagne lors de la rupture des relations diplomatiques du fait de la reconnaissance par Bonn d’Israël, et que la diplomatie espagnole ait contribué pendant des années à faciliter les contacts entre les différentes capitales européennes et les gouvernements arabes. En échange, ce bloc régional a fait preuve d’une plus grande compréhension à l’égard de la question coloniale espagnole. Son successeur, Fernando María Castiella (1957-1969), a poursuivi cette voie en nouant de nouveaux accords culturels et économiques. En outre, la diplomatie espagnole a sauvé le soutien arabe à la question de Gibraltar au sein des Nations unies.

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L’atout de la diplomatie culturelle

Face à la nécessité de maintenir des liens avec des régimes dont elle se sentait idéologiquement éloignée, mais dont l’aide était nécessaire pour contrer sa fragilité interne, la diplomatie espagnole a opté pour le renforcement de la dimension culturelle de ses relations avec les pays arabes en exploitant la dimension idéalisée d’un passé commun. L’examen des accords et traités signés au cours des années 1950 montre comment la coopération culturelle a été le vecteur sur lequel les relations se sont développées. Ces accords ont ainsi permis l’envoi de contingents importants d’étudiants orientaux, surtout syriens, qui en grande partie ont fait souche en Espagne, et ont favorisé la consolidation et le développement d’un important réseau de centres culturels dans la quasi-totalité des pays arabes. Trois décennies avant l’érection de l’Institut du monde arabe à Paris, en 1954, est créé un Institut hispano-arabe de la culture inspiré de l’Instituto de cultura hispanica puis transformé en 1974 en organisme autonome dépendant du ministère des Affaires étrangères aux compétences élargies à la coopération économique. Avec cette position pro-arabe, le régime de Franco a réussi à consolider une véritable politique arabe, dont le succès a été en partie entravé par la question du Sahara des possessions espagnoles au Maroc (Ifni, Tarfaya, Rif) après l’accession à l’indépendance du royaume alaouite en 1956. L’indépendance de l’Algérie, en 1962, a été perçue comme une opportunité pour Madrid qui pendant des décennies a joué sur la rivalité algéro-marocaine comme levier de pression sur les frères ennemis du Maghreb.

Sur le plan économique, l’Espagne a été épargnée de l’embargo pétrolier décrété aux pays occidentaux par les pays arabes exportateurs du brut pendant la guerre du Kippour de 1973. Par la suite, la diplomatie espagnole a maintenu ses positions pro-arabes et pro-palestiniennes dans le cadre de l’Union européenne, mais sans pour autant intervenir dans la résolution des conflits interarabes. Un de ses plus grands succès reste la tenue à Madrid de la conférence internationale de 1991 sur le conflit israélo-palestinien.

Une voix qui peine à être entendue

Que reste-t-il de l’éclat pro-arabe de Madrid aujourd’hui ? La reconnaissance d’Israël en 1996 par le gouvernement socialiste de Felipe Gonzales concomitante à l’adhésion à la CEE ; l’intégration européenne a dilué la voix de l’Espagne dans le concert des nations euro-atlantiques. Certes, des liens étroits demeurent avec la famille royale hachémite de Jordanie, avec les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, qui ont beaucoup investi en Andalousie. Le tropisme pro-palestinien de l’ancien Premier ministre José Luis Zapatero reste ancré dans les mémoires. Mais l’heure est au pragmatisme, à la délégation des grands sujets régionaux (coopération économique euro-méditerranéenne, contenir la poussée migratoire, lutte contre le terrorisme…).

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Toutefois, les relations bilatérales avec Alger (qui soutenait jadis les indépendantistes aux Canaries et lui exportait son gaz) et Rabat n’ont jamais été un long fleuve tranquille. Loin de là ! Aujourd’hui, Madrid s’est aliéné l’Algérie, conséquence de la nouvelle position espagnole sur le Sahara occidental. Sans pour autant régler le différend autour des enclaves de Ceuta et Melilla avec Rabat. Conséquences : six mois après la rupture en 2022 par Alger de son traité d’amitié avec Madrid, le gel des opérations bancaires entre les deux pays a entraîné un manque à gagner de 487 millions d’euros pour l’Espagne en seulement quatre mois. Reste l’attrait pour la langue espagnole jamais démentie par de nombreux étudiants des centres Cervantes du Maghreb et du Machrek.

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Photo : L'Alhambra de Grenade. Une relation particulière avec le monde arabe. (c) unsplash

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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