Les conservateurs misaient sur un triomphe à l’occasion des élections générales de juillet. S’ils sont arrivés en tête, ils n’ont pas atteint la majorité absolue et le Parti socialiste a réussi à progresser. Des résultats sans vainqueur franc, qui ouvrent la voie à l’instabilité.
Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.
Le 23 juillet au soir, les festivités étaient douces-amères au 13 de la rue de Gênes, à Madrid, devant le siège du Parti populaire (PP), principale formation de droite espagnole. Comme à chaque échéance électorale, un dispositif avait été prévu sur place afin d’accueillir les militants et sympathisants qui devaient acclamer les grandes figures conservatrices. Ces dernières ont en effet pour habitude de venir les saluer au balcon du bâtiment et de célébrer avec eux la victoire.
Le président du PP, Alberto Núñez Feijóo, et son entourage proche misaient sur un triomphe sans ambiguïté à l’occasion des élections générales. Ces dernières, organisées cinq mois avant la date initialement envisagée, devaient renouveler les 350 sièges de députés et la majeure partie des 259 sénateurs nationaux. Pendant les semaines qui ont précédé le scrutin, de nombreux observateurs donnaient la droite gagnante, dans la foulée des élections régionales et municipales du 28 mai, même si les sondeurs se montraient parfois plus circonspects.
Il faut dire que la déroute de la gauche, notamment dans sa composante « radicale », avait été sans appel deux mois auparavant. Le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et ses divers alliés avaient vu s’imposer le PP et la droite « dure » de Vox dans dix des douze communautés autonomes en jeu. De même, la majorité des grandes municipalités « progressistes » (à l’image de Valence, Séville ou Cadix) étaient passées aux mains de la droite.
En réaction, le président du gouvernement, le socialiste Pedro Sánchez, avait enclenché dès le 29 mai une procédure de dissolution anticipée des Cortes Generales. Tout cela obéissait à plusieurs objectifs : d’un côté, couper l’herbe sous le pied aux dissidents au sein de son propre parti, qui critiquaient sa stratégie d’alliance avec la gauche de la gauche ainsi qu’avec les séparatistes catalans et basques ; de l’autre, se servir des alliances régionales et municipales entre PP et Vox dans le but de mobiliser son électorat face à un possible retour du « fascisme » au pouvoir. De fait, le PSOE n’avait pas enregistré un si mauvais score la veille, mais ses partenaires de coalition avaient trop faibli pour lui permettre de rester aux affaires dans la plupart des métropoles et des régions.
Une campagne ennuyeuse et violente
La campagne des élections générales du 23 juillet, les premières jamais organisées en plein été, a été marquée par un profond ennui chez les citoyens (dont l’esprit était déjà en vacances) et par une réelle agressivité de part et d’autre. Bloc contre bloc, droite et gauche se sont accusées mutuellement des pires maux. Alberto Núñez Feijóo et le président de Vox, Santiago Abascal, ont martelé leur volonté d’abroger le « sanchisme », étrange mixture idéologique faite d’opportunisme, de conception personnelle du pouvoir et d’un recours systématique à la diabolisation de l’autre. De leur côté, Pedro Sánchez et la coordinatrice de Sumar (nouvelle coalition de gauche « radicale » englobant entre autres Unidas Podemos), Yolanda Díaz, ont enjoint leurs partisans à faire barrage à l’extrême droite. Avec un peu plus de 70 % de votants et un record de votes par correspondance (2,47 millions de personnes), la participation aura en tout cas répondu aux enjeux.
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Quant au PP, il a tenté une campagne centriste, visant à séduire les électeurs socialistes modérés et à rassurer des franges de la société espagnole inquiètes face à un hypothétique gouvernement avec Vox. Le fait est que le dialogue entre les deux principaux partis de droite n’a pas été simple partout. Dans les municipalités où les conseillers d’Abascal étaient indispensables à l’alternance, aucun problème majeur n’a été à signaler. Certaines autonomies (Communauté de Valence, Baléares, etc.) ont témoigné d’une bonne entente entre les deux composantes. Dans d’autres, en revanche (Estrémadure et région de Murcie), les relations ont été orageuses et Núñez Feijóo n’a jamais été capable d’établir une ligne nationale claire à ce sujet. C’est un des facteurs qui ont expliqué une fin de campagne plutôt terne pour lui.
Le choc des résultats
Quoi qu’il en soit, les résultats des élections du 23 juillet ont surpris les commentateurs. En effet, à la chambre basse du Parlement, le PSOE a progressé d’un siège par rapport au scrutin de novembre 2019, avec 121 députés. Les socialistes ont su jouer la carte du vote utile à gauche et sont parvenus à convaincre ceux qui hésitaient encore grâce à l’argument massue du « retour du franquisme ». Pedro Sánchez a, au moins en partie, réussi son pari personnel, continuant de s’imposer comme le personnage central de la politique espagnole.
Néanmoins, le bloc qui lui avait permis de conserver le pouvoir au début de l’année 2020 est ressorti affaibli de la bataille. La coalition Sumar a effectivement perdu sept sièges par rapport au total d’Unidas Podemos et des autres partis qui la composaient quatre ans avant.
Quant aux régionalistes et séparatistes, ils ont enregistré un très mauvais score, perdant une dizaine de députés. C’est le cas de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), dont le soutien au Parlement s’est souvent révélé nécessaire pour Pedro Sánchez. En réalité, les socialistes ont fait le plein dans la région catalane (devenue leur grand « grenier à voix »), mais aussi au Pays basque. De la même façon, ils ont obtenu des résultats moins calamiteux qu’ils ne le craignaient en Andalousie et dans la Communauté de Madrid.
Pour autant, la droite n’a pas atteint les performances espérées. Alors que Núñez Feijóo caressait le rêve d’un exécutif en solitaire avec 150, voire 160 députés à lui seul, il a dû se contenter de 137 élus. Certes, il s’agissait d’une progression fulgurante par rapport à 2019 (+ 48 !), mais le compte n’y est pas. Bien que le PP soit arrivé en tête dans ses bastions traditionnels (la région de la capitale) ou ceux qu’il a conquis ces dernières années (la communauté andalouse), il a pâti des indécisions de son dirigeant dans la phase finale de la campagne ainsi que de la division dans son camp. D’un point de vue stratégique, le président du Parti populaire a aussi probablement eu tort de trop se démarquer de Vox alors qu’il s’agit de l’un de ses rares alliés dans cet espace du spectre parlementaire espagnol.
La droite « radicale », pour sa part, a perdu 19 députés, culminant à 33 sièges et pâtissant d’un phénomène de vote utile comparable en faveur du Parti populaire. Même en ajoutant l’élu de la Coalition canarienne (CC) et celui de l’Union du peuple navarrais (UPN), le bloc conservateur est à quatre sièges de la majorité absolue au Congrès des députés (fixée à 176).
Le panorama au Sénat est en revanche plus encourageant pour lui, avec 150 sièges en cumulé sur 259 pour le PP, Vox et leurs partenaires. De là, ils pensent pouvoir ralentir le labeur législatif de la chambre basse, faire traîner l’adoption du budget de l’État et monter des commissions d’enquête gênantes pour Pedro Sánchez. Une maigre consolation étant donné que ce sont les députés qui gardent l’initiative en matière de loi.
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Le début des grandes manœuvres
Sans surprise, c’est le candidat du Parti populaire, Pedro Rollán, qui a été élu président de la chambre haute le 17 août. Toutefois, le bureau du Congrès des députés reste ancré à gauche. Pedro Sánchez a été en mesure de rallier à lui l’essentiel des formations indépendantistes et séparatistes. Sont aussi concernées celles de droite, comme Ensemble pour la Catalogne (JxCat) de l’ancien président régional Carles Puigdemont. Il a ainsi fait élire la socialiste Francina Armengol, récemment délogée de la présidence des Baléares, comme présidente de la chambre. En dépit de leur score, les sécessionnistes sont donc plus décisifs que jamais.
Cette victoire socialiste est surtout due à la bonne disposition du chef du gouvernement lorsqu’il s’agit de négocier avec ceux qui prétendent démembrer le pays. Ainsi a-t-il permis à certaines formations sécessionnistes de constituer un groupe parlementaire en leur cédant provisoirement députés et sénateurs manquants. De même, il a commencé à céder du terrain en ouvrant la possibilité à une amnistie générale des anciens dirigeants séparatistes catalans encore poursuivis par la justice pour l’organisation du référendum illégal du 1er octobre 2017.
Ce qui était une ligne rouge pour le PSOE il y a encore quelques mois est devenu un argument en faveur de la « réconciliation » dans le pays. La possibilité d’une forme de consultation référendaire validée par l’État central concernant l’indépendance de la Catalogne est elle aussi revenue sur le devant de la scène.
Les électeurs socialistes (notamment ceux des communautés autonomes plus pauvres souvent vilipendées par les formations indépendantistes catalanes et basques) ont-ils donné leur accord pour cela ? Peut-être pas dans tous les cas, mais il semblerait qu’ils aient préféré cette éventualité à une victoire de la droite. De telles alliances à gauche s’étaient déjà produites depuis 2020. Il n’y avait aucun doute sur le fait qu’elles seraient reconduites si l’arithmétique parlementaire s’imposait une fois de plus à Sánchez.
Ce dernier met en œuvre depuis plusieurs années un plan déjà élaboré en son temps par José Luis Rodríguez Zapatero (président socialiste du gouvernement de 2004 à 2011) : empêcher la droite de gouverner par tous les moyens, y compris en sacrifiant les intérêts nationaux et l’égalité entre citoyens. En cas de besoin, le soutien des indépendantistes basques de Bildu, dont les liens avec la défunte ETA sont troubles, est lui aussi volontiers accepté.
S’il veut occuper le palais de La Moncloa (résidence officielle du chef de l’exécutif en Espagne), un candidat conservateur doit par conséquent obtenir un résultat considérable afin d’être certain que des alliances complexes ne lui barreront pas la route. Or, en l’absence de grave crise économique (qui, comme en 2011, ferait s’effondrer le PSOE) et avec un espace idéologique divisé et se caractérisant par une entente fluctuante entre formations a priori alliées, il s’agit d’une mission quasi impossible. On l’a mesuré une fois encore au mois de juillet dernier.
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Quelles options pour le pays ?
Pour autant, Alberto Núñez Feijóo ne se décourage pas. À l’heure où nous écrivons ces lignes, il a été désigné par le roi Philippe VI en tant que tête de liste du parti arrivé premier au scrutin afin de tenter de former un gouvernement. Ses chances d’y parvenir, lors de la séance des 26 et 27 septembre, semblent maigres. Elles ne peuvent en tout état de cause passer que par un ralliement du Parti nationaliste basque (PNV) et de ses cinq élus ou par une scission au sein du PSOE. Le PP promet de grandes concessions au premier et fait appel au sens des responsabilités des « dissidents » socialistes pour atteindre son but. Cela paraît bien improbable.
De son côté, Pedro Sánchez a cédé sa place à son rival, car il a besoin de temps pour obtenir l’incontournable « oui » des députés de JxCat, dont les exigences sont toujours plus fortes. Cependant, il souhaite aussi démontrer qu’il n’existe aucune majorité possible à droite et que Núñez Feijóo ne sera jamais président du gouvernement.
S’il réussissait son coup, le premier secrétaire du PSOE se maintiendrait certes au pouvoir, mais devrait faire face à un Congrès difficile à maîtriser et à un Sénat hostile. Il serait également en butte à des communautés autonomes qui, dans leur majorité, s’opposeraient à lui par tous les moyens dont elles disposent. Or, ces derniers ne sont pas minces – n’oublions pas que l’Espagne est un État unitaire fortement décentralisé.
Au demeurant, personne ne peut exclure une répétition électorale aux résultats incertains. En effet, au cas où Sánchez ne parviendrait pas à rallier JxCat lors de sa propre séance d’investiture, le roi n’aurait d’autre choix que de dissoudre les Cortes et d’appeler à d’autres élections. Elles se tiendraient probablement au début de l’année 2024.
Alors que l’Europe et le monde entier vont au-devant de mois assurément complexes sur le plan économique, la perspective d’un pays avec un exécutif réduit à l’expédition des affaires courantes n’est pas réjouissante. De façon générale, il semble douteux que le prochain cabinet, quel qu’il soit, puisse affronter sereinement les grands défis de la nation. Les élections générales espagnoles de 2023 n’auront-elles donc été qu’un coup d’épée dans l’eau ?
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