En une décennie de chroniques, nous n’avions jamais eu l’occasion d’analyser une bataille d’Alexandre III, roi de Macédoine du ive siècle av. J.-C. (356-323). Il est temps de réparer cette lacune, et de voir en action l’un des plus formidables outils militaires de tous les temps : l’armée macédonienne.
Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.
Bien qu’il ait été un des plus grands conquérants de l’Histoire, Alexandre a dirigé peu de batailles rangées du fait de sa mort précoce. Il semble donc logique de s’intéresser à la plus importante et décisive de toutes, et la mieux connue : le troisième affrontement avec l’armée perse, réunie au grand complet sous les ordres du « Grand Roi » Darius III, au nord de l’Irak actuel, dans la plaine de Gaugamèles[1].
Trois ans de conquête
En mai 334, l’armée grecque franchit l’Hellespont et débarque en Anatolie. La propagande macédonienne présente l’expédition comme une revanche du monde hellénique, qui n’avait pas oublié la menace mortelle conjurée lors des guerres médiques en 490 (bataille de Marathon) et en 480-479 (Thermopyles, Salamine et Platées). N’en soyons toutefois pas dupes : Sparte, notamment, ne s’est pas ralliée au Macédonien et l’armée perse aligne nombre d’hoplites, alliés ou mercenaires, tradition qui remonte au Ve siècle ; l’un des plus proches conseillers de Darius est un Grec, Memnon de Rhodes, qui n’est pas un cas isolé. Le thème du « choc des civilisations » entre Orient et Occident est un bon moyen de faire oublier aux cités, nostalgiques de leur indépendance, que leur union, née face à la menace de la Macédoine, était désormais imposée par la férule du roi Philippe II, vainqueur à Chéronée (-338) et devenu hegemon de la ligue de Corinthe, puis de son fils Alexandre, qui détruit Thèbes en 335 après une révolte. Avant d’être assassiné en 336, peut-être à l’instigation de Darius, Philippe avait envoyé un corps expéditionnaire établir une tête de pont en Asie Mineure et préparer une expédition ultérieure.
À peine débarqué, le roi de 20 ans remporte une première victoire sur les armées provinciales d’Anatolie, sur les rives du fleuve Granique. Un an et demi plus tard, en novembre 333, il écrase une première fois Darius et son armée, à Issos. Après son triomphe, au lieu de marcher vers la capitale de l’empire, Alexandre procède à la conquête méthodique de la partie occidentale de l’Empire perse, jusqu’à l’Égypte. Il consolide ainsi sa base logistique depuis des provinces riches (en céréales, en bois, en hommes…), tout en soumettant les cités phéniciennes qui lui donnent le contrôle maritime de la Méditerranée orientale. De ce fait, Darius ne peut porter la guerre en Grèce, où la fidélité des cités reste incertaine malgré le terrible châtiment de Thèbes – Alexandre y maintient d’ailleurs des garnisons, sous Antipater (397-319 av. J.-C.), un des fidèles de Philippe.
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Cette armée qui vient à bout de tous les obstacles – parfois difficilement : le siège de Tyr dure sept mois – n’est pourtant pas pléthorique : à Gaugamèles, Alexandre aligne moins de 50 000 combattants, soit sensiblement le même effectif qu’en 334. Il a donc remplacé ses pertes, évaluées à 14 000 hommes disparus, capturés ou laissés en garnison, et même au-delà, car d’autres soldats sont déjà rentrés en Grèce pour différentes raisons. L’armée macédonienne est souvent identifiée à sa phalange, un bloc de fantassins lourds équipés de sarisses, de très longues piques de cinq à six mètres de long, ce qui permet de faire dépasser du front de l’unité les armes des cinq premiers rangs, opposant un véritable mur de fers à tout assaut frontal ; les piques des rangs arrière – la phalange en compte ordinairement 16 – sont tenues inclinées et leurs hampes constituent une forêt qui freine ou détourne les missiles ennemis (flèches en particulier), protégeant ainsi les soldats qui n’ont que de petits boucliers, voire aucun, et ne peuvent les déplacer, car la sarisse doit être maniée à deux mains. Pourtant, à Gaugamèles, la phalange ne compte que 12 000 hommes, soit moins du tiers du total des fantassins ; l’armée compte même plus d’hoplites ordinaires[2] que de phalangistes.
La phalange n’est en effet pas le seul point fort de l’armée bâtie par Philippe II, qui compte aussi sur ses 3 000 hypaspistes (« porteurs de boucliers »). Ces fantassins lourds d’élite sont proches des hoplites, mais sont issus de familles nobles et assurent habituellement la protection du flanc droit de la phalange, le plus vulnérable. Même les fantassins légers, archers crétois ou peltastes, ont un rôle précis dans le déroulement d’une bataille. Car la force de l’armée macédonienne, c’est la coordination des différents corps de troupe. Avec une singularité : elle est la première armée de l’Antiquité où la cavalerie peut jouer un rôle décisif. 40 % des 7 000 cavaliers présents à Gaugamèles sont des cavaliers légers, dédiés au harcèlement, mais les autres sont partiellement cuirassés et armés d’une lance d’environ 4 mètres, le xyston. Ils constituent donc une sorte de phalange montée, même si l’absence d’étriers réduit leur capacité de percussion et de poussée. Leurs effectifs proviennent pour moitié des alliés thessaliens et pour moitié des « Compagnons » (hetaïroï), recrutés dans toute la Grèce, à l’exception de l’agema, la garde royale de 300 aristocrates macédoniens qui entoure le roi en toute occasion, et notamment au combat.
Le marteau et l’enclume
Car le roi de Macédoine est un combattant, que sa position à la tête de la cavalerie de choc expose plus que tout autre. Beaucoup plus que Darius, en particulier, qui assiste au combat depuis un char lourd, placé en retrait et au centre de son armée, entouré par sa garde à pied et montée. À Gaugamèles, conformément à l’usage, Alexandre dirige l’aile droite, dont il veut faire le marteau qui frappera l’ennemi à la tête, tandis que la phalange, au centre, constitue l’enclume qui brisera les assauts perses – il évitera ainsi que la bataille s’éternise, ce qui rendrait son infériorité numérique rédhibitoire.
Rarement bataille aura été autant voulue et préparée par les deux adversaires. Darius, dont la légitimité est fragile, doit punir l’envahisseur dans un combat singulier et réunit pour cela des contingents de toutes les provinces de l’empire. En conséquence, l’armée perse aligne de nombreux types de troupes différents : autour du noyau solide des hoplites grecs et de l’infanterie iranienne, dont la garde royale des « Immortels[3] », gravitent une quinzaine d’éléphants caparaçonnés ainsi qu’une grande masse de cavalerie, de grande valeur, mais faiblement protégée. Darius aligne aussi quelque 200 chars, que les Perses sont la dernière armée à utiliser encore, et qui sont équipés de lames de faux sur le timon (vers l’avant) et les roues (sur les côtés) pour accroître leur effet, au moins psychologique. Pour eux, le roi prend la peine de faire « nettoyer » la plaine où il attend Alexandre des trop gros obstacles (pierres) et de l’aplanir. La diversité des troupes témoigne de l’incertitude où se trouve Darius, qui préfère avoir tous les outils possibles pour écraser Alexandre, mais se révèlera un handicap : autant de contingents n’ayant pas l’habitude de coordonner leur action, ne parlant pas tous la même langue, et avec des contraintes logistiques différentes, rendent cette énorme[4] armée peu maniable – les éléphants ne seront même pas engagés.
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Darius ne fait d’ailleurs preuve d’aucune originalité pour déployer ses forces : il place ses troupes de choc au centre et déploie sa prolifique cavalerie sur les ailes. Sa supériorité numérique lui permet de tenir un front nettement plus large que l’ennemi, qu’il prévoit d’envelopper. Alexandre, pour compenser ce handicap, reprend l’ordre oblique thébain[5] : l’aile gauche et le centre, organisés autour de la phalange, restent en retrait pour absorber le choc principal, tandis que l’aile droite doit avancer en diagonale vers l’extérieur.
Les Perses sont les premiers en action, mais la charge des chars frappe dans le vide : la phalange macédonienne s’est entraînée à ouvrir ses rangs pour les laisser passer ou réussit à les bloquer par son « mur de piques » ; une fois la phalange traversée, les chars s’arrêtent pour faire demi-tour et sont alors pris à partie par des fantassins et des cavaliers légers, qui déciment les équipages à coups de flèches, de frondes ou de javelots. Pendant ce temps, Alexandre et les Compagnons se déplacent parallèlement au front, comme pour contourner l’aile gauche ennemie ; cette dernière glisse à son tour vers la gauche, étirant le front de l’armée perse.
La fin des Achéménides
Il se produit alors une double rupture. Le centre macédonien, fixé par les assauts des chars et de la cavalerie, perd le contact avec l’aile droite. Une partie de la cavalerie perse s’engouffre dans l’intervalle et atteint même le camp grec, où elle commence à piller les bagages, avant d’être ramenée vers ses lignes par la cavalerie thessalienne. Côté perse, le mouvement vers la gauche pour contrecarrer le débordement macédonien crée également une ouverture au centre de la ligne. Dès qu’il l’aperçoit, Alexandre change la course des Compagnons : formés en « coin », les 2 000 cavaliers d’élite s’enfoncent dans les lignes ennemies, suivis et couverts par des peltastes qui se déplacent en courant, derrière l’écran de la cavalerie, et qui fixent la cavalerie perse. Les Compagnons arrivent bientôt à proximité du « grand roi », qui abandonne son lourd chariot pour s’enfuir à cheval.
Alexandre et ses hommes auraient peut-être fini par rattraper Darius, s’ils n’avaient reçu un appel de Parménion, qui commande l’aile gauche, en passe d’être submergé par la masse de la cavalerie perse. La rage au cœur, le roi de Macédoine fait demi-tour et vient au secours du vieux compagnon de son père (il a près de 70 ans). En s’enfuyant, Darius a laissé son armée sans ordres ni objectifs. Soit les unités, démoralisées, se débandent, soit elles résistent ou se font encercler et sont anéanties sur place, car personne n’a d’autorité pour commander le repli et essayer d’organiser une retraite en bon ordre – contraste total avec les Macédoniens, où Alexandre, quoique engagé en première ligne, reçoit les communications de ses subordonnés et est en mesure d’adapter son plan de bataille en conséquence. L’armée perse subit donc des pertes colossales – jusqu’à la moitié de l’effectif initial ?
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Elles ne suffisent pourtant pas à décourager Darius, qui abandonne à Alexandre les capitales historiques – Babylone, Suse, Persépolis – et se replie sur Ecbatane, où il veut réunir une nouvelle armée. Mais en juillet 330, alors qu’Alexandre est sur le point de le rattraper, Darius est assassiné par Nabarzanès, un de ses généraux, et Bessos, le satrape de Bactriane, qui se proclame roi sous le nom d’Artaxerxès V. Alexandre s’inscrit lui aussi dans la continuité des Achéménides – il épouse en 324 la fille de Darius, Stateira – et préserve l’unité de l’empire, dont les satrapies se rallient une à une, isolant Bessos, qui est finalement capturé et exécuté en 329. C’est seulement après la mort du conquérant en 323, à Babylone, que ses généraux se partageront son immense empire et se livreront pendant quatre décennies aux fratricides « guerres des Diadoques » (322-281)[6].
[1] Le lieu précis de la bataille reste ignoré, en l’absence d’élément caractéristique. Son autre nom – Arbèles – est trompeur, car la ville d’Erbil est à une centaine de kilomètres du site approximatif, plus proche de Mossoul.
[2] Apparu au VIIIe siècle av. J.-C., l’hoplite est un fantassin lourd, équipé d’une lance deux fois plus courte que la sarisse, et d’un grand bouclier rond d’environ un mètre de diamètre, le hoplon. Il est le symbole du « citoyen-soldat » des cités indépendantes (voir Conflits n° 47, septembre 2023).
[3] Ce nom leur vient du remplacement systématique de leurs pertes, donnant un effectif constant de 10 000 combattants – ils ne sont toutefois plus que 2 000 sous Darius III. Ils sont équipés d’un arc et d’une lance, qui leur vaut leur autre nom de « Mélophores », en référence à la boule qui orne sa hampe.
[4] Les sources anciennes, plus soucieuses d’impressionner que d’informer, parlent de plusieurs centaines de milliers de combattants, ce qui est évidemment impensable compte tenu de la logistique de l’époque. Les historiens actuels s’accordent sur une nette supériorité numérique, entre le double et le triple de l’armée macédonienne.
[5] Voir Conflits n° 47.
[6] Pour approfondir la vie d’Alexandre, voir Olivier Battistini, Alexandre le Grand. Un philosophe en armes, Ellipses, 2018.