Peut-on rapprocher les émeutes de Kirkouk à l’insurrection qui a eu lieu à Deir al-Zor, en Syrie, où les tribus arabes de la vallée de l’Euphrate ont pris les armes pour chasser les Forces Démocratiques Syriennes, dominées par les Kurdes ? L’analyse de Fabrice Balanche.
Article original paru sur le site du Centre français de recherche sur l’Irak (CFRI)
Un combattant des Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis se tient à côté d’un véhicule blindé, dans la ville d’al-Sabha dans la campagne orientale de Deir el-Zour, en Syrie, lundi 4 septembre 2023. Les affrontements de la semaine entre les milices rivales soutenues par les États-Unis dans l’est de la Syrie, où des centaines de soldats américains sont déployés, mettent en évidence les failles dangereuses d’une coalition qui a gardé le contrôle sur le groupe État islamique vaincu pendant des années.
Samedi 2 septembre 2023, de violentes émeutes ont éclaté à Kirkouk, en Irak, causant la mort de quatre personnes, toutes Kurdes. La restitution d’un bâtiment de la ville au Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) était le prétexte à ces manifestations au caractère ethnique affirmé, puisque les Arabes et les Turkmènes ont affronté les Kurdes. Cet épisode témoigne des tensions communautaires qui existent en Irak et qui sont bien sûr instrumentalisées par le gouvernement irakien et surtout son mentor iranien. Peut-on rapprocher ce conflit de l’insurrection qui a eu lieu à Deir al-Zor, en Syrie, où les tribus arabes de la vallée de l’Euphrate ont pris les armes pour chasser les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dominées par les Kurdes ?
La place de Kirkouk
Kirkouk est une cité multiethnique qui fait partie des territoires disputés entre le Gouvernement Régional Kurde (GRK) et l’Irak. L’administration et les combattants kurdes de l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK) et du PDK en ont été chassés par les milices chiites pro-iraniennes (Hashd al-Shaadbi) en octobre 2017, qui désormais contrôlent la ville, en s’appuyant notamment sur la minorité turkmène chiite et certains clans arabes sunnites qui, forts de leur nouveau pouvoir, tentent de s’approprier les terres et les biens des Kurdes, poussant ces derniers à quitter la région. À Deir al-Zor, la population est exclusivement Arabe sunnite, mais divisée en diverses tribus rivales. Certaines soutiennent l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) et sont très investies dans les FDS, tandis que les autres demeurent hostiles et conservent de solides sympathies pour Daech.
Nous nous trouvons en apparence dans deux contextes différents, alors qu’ils s’avèrent très semblables, car ils sont le produit d’une atmosphère anti-kurde en Irak tout comme en Syrie. À Deir al-Zor, les tribus arabes ne supportent pas d’appartenir à une entité dirigée par des Kurdes. Ils les chargent de tous les maux de la région, de s’emparer de « leur pétrole » et de les maintenir dans le dénuement, comme j’ai pu le constater de visu au cours d’un récent séjour dans cette région. En Irak, j’ai pu recueillir le même type de témoignages à l’encontre des Kurdes, qui sont accusés, entre autre, d’accaparer le budget irakien, de voler les hydrocarbures et d’empêcher la reconstruction de Mossoul. Le recours à Israël pour détourner la colère populaire des responsables ne semble plus faire recette, les Kurdes sont devenus les nouveaux boucs émissaires. L’insolente réussite économique du KRG, la sécurité qui y règne et la qualité des services publics renforcent cette animosité.
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Le sentiment anti-kurde est exploité par les dirigeants arabes à Damas et à Bagdad, qui cherchent à faire disparaître les deux entités kurdes. Rappelons que le GRK et l’AANES sont apparus à la faveur de l’effondrement de ces États centraux, lors de l’invasion américaine en Irak et pendant la guerre civile syrienne. L’affaiblissement des Occidentaux au Moyen-Orient, le renforcement des régimes syrien et irakien, soutenus tous deux par l’Iran, remet en question l’existence même du GRK et de l’AANES. À cela, il faut ajouter la stratégie néo-ottomane de la Turquie, qui ne menace pas pour l’instant le KRG, mais clairement l’AANES. C’est dans ce contexte géopolitique que nous devons analyser les récents évènements de Kirkouk et de Deir al-Zor.
La question pétrolière
L’importance stratégique des deux zones, en raison de la présence de pétrole, mérite également d’être soulignée. Kirkouk représente 15% de la production irakienne et Deir al-Zor concentre 70% des réserves de pétrole syrien. Les ressources de Kirkouk permettaient au GRK de ne plus dépendre du budget alloué par Bagdad en vertu de constitution de 2005. C’est pour cette raison que les milices chiites pro-iraniennes se sont au plus vite emparées de la région après le référendum sur l’indépendance du Kurdistan en 2017. Les hydrocarbures de Deir al-Zor constituent une carte maîtresse entre les mains de l’AANES pour négocier avec Damas et surtout assurer son alimentation énergétique. Privé de cette ressource, l’autonomie de facto du Nord-Est syrien serait largement remise en cause.
Damas et Téhéran possèdent un intérêt évident à soutenir la révolte des tribus arabe pour réintégrer ce territoire et son pétrole dans une Syrie exsangue. Cependant, ils n’ont pas forcément les moyens de cette ambition et surtout les tribus révoltées n’ont pas envie de revenir sous le contrôle de Bachar al-Assad. Elles imaginent naïvement plutôt pouvoir créer un petit royaume arabe et profiter ainsi de la manne des hydrocarbures, mais pour cela il leur faudrait une protection extérieure. Or, les États-Unis ne souhaitent pas investir dans une telle chimère ; quant à la Turquie elle est beaucoup trop éloignée pour s’intéresser à Deir al-Zor.
Le scénario de Kirkouk en 2017 pourrait donc se réitérer à Deir al-Zor : une invasion menée par des milices chiites irakiennes. L’Iran renforcerait de cette façon son allié syrien et pousserait les troupes américaines au départ, élargissant de la sorte son corridor stratégique entre Téhéran et Beyrouth. Or, pour achever la construction de ce fameux « croissant chiite » débuté avec la chute de Saddam Hussein en 2003, il doit se débarrasser des territoires autonomes kurdes pro-occidentaux.
En Irak, le GRK est sous la pression du gouvernement pro-iranien de Bagdad qui le prive de ressources financières en retenant sa part du budget et en bloquant ses exportations pétrolières via la Turquie. Difficile de ne pas voir dans l’affaire de Kirkouk les prémices d’une intervention pro-iranienne contre le KRG, si ce dernier ne cède pas aux exigences iraniennes de désarmer les groupes d’opposants kurdes iraniens présents sur son territoire et de laisser l’armée irakienne contrôler sa frontière. L’ultimatum de Téhéran expire le 19 septembre. En Syrie, l’Iran dispose de moins de leviers, mais elle compte sur le danger turc pour ramener l’AANES dans le giron de Damas. Si les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) restent capables d’arrêter une attaque de milices arabes pro-turques dotées d’armes légères, ils ne pourront pas repousser une offensive coordonnée avec l’aviation et l’artillerie turque comme en octobre 2019.
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Les empires perse et ottoman menacent les autonomies kurdes d’interventions militaires qui leur seraient fatales, mais difficiles à mettre en œuvre en raison de l’opposition des États-Unis pour l’instant. En attendant qu’un nouveau président américain décide de retirer ses troupes de la région. Les deux empires s’efforcent de les déstabiliser l’un en Syrie et l’autre en Irak par divers moyens : le blocus économique, la rétention d’eau, des bombardements réguliers, le soutien à des groupes rebelles, des déclarations belliqueuses, etc. qui entretiennent un climat d’insécurité nocif pour l’économie. L’objectif est de faire fuir les forces vives, de susciter des divisions politiques et des révoltes pour ensuite pouvoir facilement donner l’estocade.