Le Déclin de l’Occident fait partie de ces livres dont le titre est toujours cité, mais dont le texte est peu lu. Pour Conflits, Thierry Buron s’est replongé dans ce long ouvrage d’Oswald Spengler, mais pour en analyser la pertinence contemporaine.
Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.
Paru en Allemagne au lendemain de la Première Guerre mondiale (mais conçu avant), l’ouvrage, qui est long, dense et difficile, est pourtant un succès parmi un large public instruit. Le fait qu’il soit écrit par un non-spécialiste qui se veut philosophe de l’histoire fait aussi scandale chez nombre de savants et d’universitaires. Son titre lui-même est une provocation, et paraît inquiétant pour l’avenir, après un siècle placé sous le signe du progrès de l’humanité dirigé par l’Occident. La vision de l’histoire et les perspectives qu’il propose suscitent le débat et divisent les esprits.
Prophétie de malheur ?
C’est une explication de l’histoire universelle à travers la morphologie de huit civilisations comparées (Égypte, Babylone, Inde, Chine, Antiquité gréco-romaine apollinienne, Mexique, Orient arabo-sémitique magique, Occident faustien). Toutes, dans des époques et des espaces différents, ont subi une évolution de type organique étalée sur un millénaire : naissance, épanouissement, apogée, maturité, déclin et mort. Il n’y a plus de vérités éternelles. Il n’y a pas d’explication rationnelle de l’histoire et il n’y a pas d’histoire de l’humanité. L’histoire n’a pas de sens, elle est cyclique. Comme les êtres vivants, toute civilisation perd inexorablement l’énergie créatrice qui a fait naître les peuples, les langues, les idées, les mentalités, les religions, les arts, les sciences et les États qui lui correspondent. Elle dépérit. C’est le stade où en est désormais arrivé l’Occident.
En quoi consiste son déclin ? L’Occident (Europe occidentale et Amérique du Nord) est arrivé à la phase tardive de son existence comme grande « culture ». Il a dépassé le stade de l’énergie créatrice de sa jeunesse, et s’est transformé en « civilisation », phase où il ne produit plus d’idées (sauf politiques), ni de mythes, mais où il brille par la technique, la puissance militaire et l’argent. Son déclin remonte au Moyen Âge (le rationalisme, la scolastique), il s’est accéléré à partir du XVIe siècle. De nos jours, un faux sentiment de liberté trompe sur « l’asservissement le plus total qui ait jamais existé. […] La démocratie se détruit par l’argent après que l’argent a détruit l’esprit. » Dans la phase tardive de l’Occident, Spengler pronostique l’avènement du « césarisme », où une élite nouvelle d’esprit aristocratique et prussien ayant l’autorité sur les masses pourra instaurer un empire occidental sous le leadership germanique et donner à l’Occident la puissance dans sa phase finale, avant de disparaître.
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Ou réflexion sur la crise ?
Le livre n’a pratiquement jamais cessé d’être réédité en Allemagne et traduit dans de nombreuses langues, y compris non occidentales. Ses idées et prévisions sont-elles pour autant aujourd’hui pertinentes ?
La césure de 1945 a mis fin à des conceptions en vogue de son temps. Spengler (mort en 1936) est un conservateur nationaliste hostile à la République de Weimar, à la démocratie et au règne des masses, ainsi qu’au pouvoir de l’argent et au communisme. La guerre est selon lui créatrice de valeurs. Certains l’accusent d’avoir ainsi préparé le terrain idéologique au nazisme, mais il ne s’y est pas rallié. Il déteste les partis de masse, la radio et le sport, il veut une nouvelle aristocratie, il juge sous le IIIe Reich que le nazisme est l’aboutissement de la décadence. La conception qu’il se fait de la race est spirituelle et non biologique et il n’est pas antisémite. Les États-Unis, appendice de l’Occident, ne sont pas un recours, car les émigrés européens ont été assimilés par l’esprit autochtone de leur terre d’accueil. Un réveil de « l’âme russe », qui garde sa force de création primitive, est possible si la Russie se débarrasse du bolchevisme (idéologie importée de l’Occident, de même que le productivisme, l’industrialisation et l’urbanisation). Sa méthode comparative, sa fragmentation de l’humanité en blocs culturels distincts par leur spécificité, sa conception cyclique de l’histoire universelle passent mal à l’Ouest à une époque où les élites préfèrent une vision linéaire univoque de l’histoire centrée sur l’Occident, et se méfient des synthèses, des comparaisons et des différences entre les cultures qui composent l’humanité.
Depuis 1945, la fin de la démocratie (« ce phénomène de dégénérescence ») annoncée par Spengler n’est plus admise en Occident, où le mot est plus que jamais revendiqué. La critique du pouvoir de l’argent qui corrompt les masses est plus recevable, mais celui-ci réussit à se justifier par son action sociale, humanitaire ou écologique. La relativisation de la place de l’Occident dans le monde et l’idée de sa fin cadrent mal enfin avec le sentiment de supériorité et d’avant-garde culturelle, sociale et sociétale, politique et morale, et de prétention à la direction du monde qui tend toujours à caractériser l’esprit des élites occidentales actuelles. L’Occident est aujourd’hui davantage contesté dans le reste du monde, qui défend d’autres modèles.
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