<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Occident et ses ennemis

21 octobre 2023

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Le franciscain Luca Pacioli avec son élève Guidobaldo de Montefeltro (1495), musée Capodimonte (Naples).

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L’Occident et ses ennemis

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Ennemis de l’extérieur, ennemis de l’intérieur, l’Occident est désiré et envié, attaqué parfois, détesté aussi, pour ce qu’il représente et ce qu’il est. Deux ennemis de nature différente, dont les ressorts et les motivations divergent.

Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.

Entre attirance pour ses succès économiques et matériels, fascination pour sa puissance, qui tourne parfois à la jalousie, et détestation de ce qu’il est, les pays non occidentaux ennemis de l’Occident naviguent entre des eaux contradictoires. Beaucoup veulent se moderniser et acquérir la puissance, mais sans s’occidentaliser. L’équation est-elle possible ? Peut-on rejeter l’essence de l’Occident, la société de droit, le respect des libertés fondamentales, la primauté de la personne humaine, tout en mangeant ses fruits ? Pour l’instant, l’histoire a toujours répondu non à cette question. Soviétiques en leur temps, islamistes aujourd’hui, mouvements indigénistes, Chinois nationalistes, les mouvances sont multiples, mais reposent toutes sur un refus d’être occidentalisées, mais une volonté de goûter à la modernité. On peut attaquer la France, comme certains dictateurs africains, mais venir s’y faire soigner. On peut vociférer contre l’Europe, mais goûter ses vins, descendre dans ses hôtels de luxe et envoyer ses enfants se former dans ses meilleures universités. Cette détestation n’est pas sans paradoxe ni sans contradiction. Avoir un ennemi est chose nécessaire pour maintenir la cohésion d’un groupe, justifier des états de guerre, accroître des budgets militaires. Invectiver « l’Occident décadent » permet de camoufler ses propres turpitudes et d’orienter vers l’étranger les passions de son peuple. Ici joue pleinement le phénomène du bouc émissaire et du désir mimétique : on déteste ce que l’on désire être. Ces ennemis de l’extérieur sont utiles à l’Occident lui-même, car ils permettent, en miroir, de se définir comme ce qu’il n’est pas et comme ce qu’il n’a pas envie d’être. L’Occidental n’est pas un barbu qui voile ses femmes ou qui nie l’égalité des citoyens entre eux. Un repoussoir utile, employé lui aussi dans le discours politique comme exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Nul ne peut exister sans ennemi. Et pour l’Occident, le fait d’avoir des ennemis extérieurs est la preuve même de son existence. Tout autre en revanche est le positionnement des ennemis de l’intérieur.

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Attaquer l’être de l’Occident

Ceux-ci sont des Occidentaux, nourris de son esprit, en vivant, mais dont les idées sapent les fondements de l’Occident. C’est son ethos qu’ils détestent, la nature qui le constitue. Opérant une relecture faussée de l’histoire, ils exaltent des apports extérieurs minimes, minimisent ou occultent les réussites historiques, souvent par fascination pour un « Orient » imaginaire et recréé. Ces attaques reposent sur deux principes : expliquer que l’Occident n’a rien créé, qu’il doit tout aux autres, ce qui revient à nier l’existence de la civilisation occidentale en passant sous silence ses succès ; développer le sentiment de culpabilisation, en rendant l’Occident responsable de tous les malheurs du monde. Ce travail de sape idéologique débuta dès le XIXe siècle, mais il s’est accéléré à partir des années 1950, s’appuyant notamment sur l’idéologie tiers-mondiste et les ressorts de la rhétorique marxiste. Aujourd’hui, en rejetant le logos et la raison, remplacés par le culte de Gaïa et le sentimentalisme, c’est l’existence même de l’Occident qu’il nie. Parmi les nombreux auteurs à avoir sapé l’ethos occidental, l’historien américain Lynn White est l’un de ceux qui ont eu la plus grande influence et la postérité la plus importante. Tout figure déjà dans son discours Les racines historiques de notre crise écologique (1966)[1]. White nie l’existence même de l’homme et de ses spécificités. En fantasmant une nature idéalisée, la wilderness chère aux Anglo-Saxons, il considère que toute intervention humaine est une attaque contre la nature. Aménager des rivières, organiser des forêts, bâtir des villes et des routes, pratiquer l’élevage et l’agriculture. Toute action de l’homme est néfaste et inflige une blessure à la nature originelle. L’homme est donc un parasite, qu’il faut au mieux restreindre, au pire, éliminer. Pas n’importe quel homme cela dit, mais l’homme blanc, occidental, les autres cultures vivant en symbiose avec la nature. Whyte a raison de dire que « la technique et la science modernes sont toutes deux spécifiquement occidentales » et c’est justement cela qu’il combat. C’est la nature même de l’Occident comme monde chrétien, c’est-à-dire héritier du monde hébreu et du monde grec, synthétisé par Rome, qu’il rejette. La maîtrise du logos est dénoncée, la capacité de porter sur le monde un regard d’analyse et de compréhension, de voir dans la nature un phénomène mécanique et rationnel et de ne plus être soumis aux esprits, aux farfadets, aux peurs irrationnelles. Ce qu’il voit comme un désenchantement du monde est en réalité un nouvel enchantement permis par l’Occident, un enchantement poétique, donc créateur, qui permet de faire vivre les paysages et de les célébrer dans les arts. Cette substitution du pathos au logos et de la superstition à la raison est le principal travail de sape mené contre l’ethos de l’Occident. Or c’est bien le travail mené par Lynn White et ses disciples qui consiste à culpabiliser l’Occident, en le rendant responsable de tous les problèmes de la terre. Une culpabilité qui est reprise par bon nombre de dirigeants pour justifier leurs demandes de subventions. Puisque l’Occident est responsable de leur pauvreté et de leurs aléas climatiques, il est juste que celui-ci paye.

À la rente mémorielle s’ajoute la rente culpabilisatrice : dans les divers sommets internationaux, notamment les COP, il est régulièrement demandé à l’Occident de payer, et pourquoi s’en priver puisque c’est en son sein qu’est née cette présomption de culpabilité. Et puisque la science contredit leurs élucubrations, alors il faut rejeter la science, puisque celle-ci est anthropocentrée. L’extension infinie de l’égalité dépasse désormais le cadre de l’espèce humaine, l’homme étant l’égal des plantes et des animaux, et pour certains inférieurs même aux animaux puisqu’il est dangereux pour eux. Rejetant le monde réel, les successeurs de la pensée de Whyte expliquent qu’il faut penser un autre monde, un autre cadre intellectuel où leur idéologie pourra s’épanouir et se développer.

Rejetant la raison, ils ne sont pas avares de contradictions logiques. C’est ainsi que les thèses africanistes portées par Cheikh Anta Diop (1929-1986) trouvent un terreau fertile en Occident. Développant l’idée que les Grecs doivent tout aux Africains et que ces derniers auraient été pillés par les Hellènes, il pensait démontrer une antériorité civilisationnelle. Une thèse certes contredite par de nombreux scientifiques, mais qui continue à trouver un certain écho dans le monde politique militant. De la même façon qu’il se trouve des universitaires pour expliquer que l’Europe est née de l’islam, les Arabes ayant joué le rôle de passeurs de textes. Outre la confusion fort regrettable entre Arabes chrétiens et musulmans, cette thèse pèche par de nombreuses inexactitudes, ce qui ne l’empêche nullement d’être toujours soutenue. Adhérente du parti nazi et amie de Himmler, Sigrid Hunke ne dit pas autre chose dans son ouvrage Le soleil d’Allah brille sur l’Occident (1960). Derrière l’érudition profonde et la démonstration savante se cache une thèse erronée selon laquelle tout ce que l’Occident connaît de bien, il le doit à l’islam, notamment parce qu’il a assuré le transfert des textes. Paganisme germanique et islamisme se rejoignent ici dans une même détestation de l’Occident chrétien, qui est aussi une détestation de la romanité. Les thèses de Hunke ont continué d’être diffusées et appréciées après la publication de l’ouvrage, y compris dans des pays très éloignés du projet germaniste.

Ces ennemis de l’intérieur ont compris ce qu’est l’Occident et qu’elle est sa nature. C’est celle-ci qu’ils combattent et qu’ils veulent modifier, ouvrant à l’intérieur de l’Occident un front culturel et idéologique qui aboutit à une guerre civile de fait. Dans l’actuelle mouvance de l’effacement et de la déconstruction, c’est toujours la volonté d’éradiquer ce qui fait l’Occident qui se renouvelle et se réactualise. Tout l’enjeu, pour le monde occidental, est d’arriver à faire cohabiter en son sein des populations qui partagent des visions de l’homme non seulement différentes, mais surtout contradictoires et irréconciliables. Cela, jamais aucun État ni aucune civilisation n’a réussi à le faire. Il en va pourtant de la survie et du futur du monde occidental comme civilisation.

[1] Prononcé en 1966 à Washington, il a été publié en mars 1967 dans la revue Science.

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Photo : Le franciscain Luca Pacioli avec son élève Guidobaldo de Montefeltro (1495), musée Capodimonte (Naples).

À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.
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