Le mot « Europe », que l’on trouve chez Hérodote et même dès un hymne homérique du VIe siècle, existait au Moyen Âge. Il s’identifiait alors à la chrétienté. En 799, Charlemagne était qualifié par un lettré d’« excellent Père de l’Europe ». Mais le futur Pie II approfondit cette notion en définissant l’Europe comme une patrie.
Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.
Humaniste siennois, écrivain, au service de l’empereur Frédéric III, et futur pape Pie II (1458-1464), Enea Silvio Piccolomini est un des grands lettrés du XVe siècle. Il a reçu une excellente formation à Sienne puis à l’université de Florence auprès d’humanistes célèbres. Il rédige son De Europa entre février et août 1458 et le dédie à Frédéric III. Il puise dans la géographie et l’histoire antiques (Ptolémée, Strabon, Pline…) mais les actualise grâce à ses voyages, ses missions diplomatiques et aux données fournies par l’un des hommes les mieux informés du temps sur le monde turc, l’humaniste grec Nikolas Sékoundinos.
Le traumatisme de 1453
La prise de Constantinople par Mehmed II en 1453 l’effraya. Il y vit un double danger : la destruction de la culture antique abritée par Byzance (« c’est la seconde mort d’Homère, le second trépas de Platon […] la source des Muses est tarie ») et la menace de l’invasion d’un peuple inculte, parent des Huns, qui « se nourrit de viande de cheval, de putois et de vautour ». Le sultan réduisait l’espace européen à « un coin », acculé à la défensive. Déjà, en 1452, Georges de Trébizonde écrivait au pape un manifeste Pro defendenda Europa.
Piccolomini voit l’Europe comme un ensemble humain, historique, plus que comme un espace : les données géographiques sont subordonnées à l’histoire. Dès lors, il organise son livre selon un découpage politique en 65 entités, commençant par la Hongrie et les Balkans, où la pression ottomane est la plus lourde, et finissant par l’Italie (18 chapitres). En 1509, l’éditeur parisien du livre l’a associé au De Asia, qu’ESP avait écrit en 1461, donnant l’impression que le pape avait voulu composer une cosmographie. En fait le projet du De Europa était politique.
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Définir l’Europe
L’Europe s’identifie d’abord par un espace, qui se définit par rapport à l’Asie : il est limité à l’est par le Don, tandis que les terres entre Don et Dniestr constituent une zone limitrophe, intermédiaire entre les deux mondes. Quant au détroit du Bosphore, il est le seul espace – maritime – qui sépare l’Europe de l’Asie.
L’Europe se caractérise ensuite par ses traits politiques et culturels, hérités de l’Antiquité gréco-romaine, et sa religion, chrétienne. De cette double culture, païenne et chrétienne, l’Italie, nouvelle patrie du savoir grec, est le centre, et la Rome pontificale le cœur.
L’Europe est chrétienne – même si la Grèce et les Balkans ont été conquis par l’islam (mais ils restent européens, promis à une reconquête) ; la chrétienté, majoritairement, est européenne, même si elle est présente hors d’Europe (Palestine). Religion et culture sont donc les ferments d’une unité de l’Europe, condition nécessaire de sa survie.
Pour se libérer de la pression ottomane, croissante depuis cent cinquante ans, seule une croisade, dirigée par l’empereur, serait efficace. Elle suppose au préalable que la paix règne entre les nations et les États d’Europe. De ce point de vue, s’il fait l’éloge de l’Italie et de l’Allemagne, il ne cache pas son aversion pour la France, en qui il voit une rivale de l’empire.
Piccolomini utilise le terme « Europe » davantage que celui de chrétienté. À la place du substantif Europensis, il invente l’adjectif europaeus (européen) pour désigner les habitants de l’Europe (homines europaeos).
Au-delà des rivalités entre États, des différences ethniques ou linguistiques, une unité s’affirme. Et ce qui l’a constituée est l’invasion ottomane : « Nous sommes frappés et attaqués en Europe, dans notre patrie, sur notre sol. » C’est bien l’idée la plus neuve du futur pape : l’Europe est une patrie, la patrie commune de peuples rivaux, unis par une menace mortelle.
Bibliographie
Le De Europa n’est pas traduit. Édition : Enee Silvii Piccolominei De Europa, Cité du Vatican, 2001.
S. Stolf, « Espace géographique et espace culturel : le De Europa d’Enea Silvio Piccolomini », Camenae, 2012, XIV, p. 1-17.