Moscou cherche à renforcer ses liens avec des pays africains. Le Soudan, porte d’entrée du monde arabe en Afrique et qui contrôle une bonne partie des cours du Nil, aurait pu ainsi valider un projet de base militaire russe lui donnant accès à la mer Rouge, au grand dam des États-Unis et des pays occidentaux. Cependant, soumis à de vives pressions, et se jugeant dépourvue de légitimité parlementaire, la junte militaire au pouvoir à Khartoum a préféré attendre des jours meilleurs. Prétexte ou partie remise ? Les enjeux en balance dans la Corne de l’Afrique et en mer Rouge, entre guerre au Yémen et détroit de Bal el Mandeb, méritent qu’on y prête attention.
Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.
La Russie poursuit sa poussée en Afrique, à la fois pour briser son isolement tout relatif, et acquérir des points d’appui sur un échiquier international soumis à une concurrence sans précédent. De son côté, le Soudan, largement boycotté depuis le coup d’État du 25 octobre 2021 conduit par le général Abdel Fattah al-Burhan, est à la recherche de nouveaux partenaires. Cette conjonction de circonstances fait que la Russie et le Soudan semblaient en bonne voie pour ressusciter un projet de base militaire offrant aux Russes un accès stratégique à la mer Rouge. Il n’aura échappé à personne que le 23 février 2022, à la veille du déclenchement par Vladimir Poutine de l’opération en Ukraine, une délégation soudanaise, emmenée par le numéro deux du régime, le général Mohammed Hamdane Daglo, dit Hemedti, avait été reçue à Moscou. Le chef des redoutables paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), qui est resté dans la capitale russe pas moins de huit jours, a rencontré de nombreux officiels russes dont le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et même celui de la Défense, Sergueï Choïgou. « Si un pays cherche à établir une base sur nos côtes, que cette base satisfait nos intérêts et ne menace pas notre sûreté, qu’elle soit russe ou autre, nous coopérerons », a-t-il fait savoir à la presse à son retour de Russie. L’agence de presse d’État soudanaise Suna a aussitôt confirmé que les deux pays avaient convenu de relancer tous les précédents accords économiques, diplomatiques, politiques et de sécurité.
La relance d’un projet déjà ancien
Ce projet de base navale russe au Soudan n’est pas nouveau : il remonte en réalité à 2017, au moment où la Russie menait son entreprise de séduction en direction de maints pays africains, avec lesquels les liens avaient été rompus ou mis en réserve après la chute de l’URSS. Lors d’une visite en Russie fin 2017, l’ex-président Omar al-Bachir, qui avait fait l’objet de deux mandats d’arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI) contre lui en 2009 et en 2010, avait demandé au président Vladimir Poutine de « protéger » le Soudan des États-Unis et avait appelé à intensifier la coopération militaire avec Moscou, en vue de « rééquiper ses forces armées ». Ces dernières années, la Russie s’est approchée du Soudan dans la sphère militaire, mais également à travers des projets de nucléaire civil. Depuis mai 2019, les deux pays sont liés par une convention de coopération militaire d’une durée de sept ans. Fin janvier 2019, en pleine crise politique au Soudan, le Kremlin avait reconnu que des instructeurs russes se trouvaient « déjà depuis un certain temps » aux côtés des forces gouvernementales soudanaises. Néanmoins, l’annonce, en décembre 2020, de la préparation d’un accord intergouvernemental avec le Soudan sur l’ouverture d’un point d’appui logistique et matériel en mer Rouge a semblé surprendre les observateurs. Khartoum indiquait que Moscou cherchait des facilités navales, dans le prolongement de son implication croissante au Levant. Le fait que Port-Soudan se trouve à 295 km de Djeddah n’est pas étranger à ce choix. Un site idéal, au beau milieu de la mer Rouge et des 700 km de côtes que possède le Soudan. Ce document préliminaire, publié mercredi 11 novembre 2020 sur le site du gouvernement russe, concernait l’établissement d’un « centre de support logistique » où pourront être assurées « des réparations, des opérations de ravitaillement et le repos de membres d’équipage » de la marine russe, pouvant accueillir au maximum 300 militaires et personnel civil, ainsi que quatre navires, dont des engins à propulsion nucléaire. Le texte prévoyait aussi que la Russie aurait le droit de transporter via les ports et aéroports du Soudan « des armes, des munitions et des équipements » nécessaires au fonctionnement de cette base navale. Cet accord devait entrer en vigueur pour vingt-cinq ans, après un renouvellement automatique de dix ans si aucune des parties n’en demandait sa cessation au préalable.
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Son remplacement par un pouvoir partagé entre civils et militaires a entraîné un gel temporaire du projet. De plus, Khartoum s’est rapproché des pays occidentaux. Le pays a été retiré de la liste des États soutenant le terrorisme et a bénéficié d’un rééchelonnement de sa dette et d’un appui économique massif de la part des États-Unis. Cependant, le coup d’État du général al- Burhan en octobre 2021 et le retour d’un pouvoir militaro-islamiste a rebattu les cartes, recréant des conditions favorables à une coopération renforcée avec la Russie. Si ce projet était mené à son terme, il s’agirait de la première base militaire russe en Afrique depuis l’effondrement de l’URSS. Pour les Russes, l’intérêt d’une base navale au Soudan est stratégique, car le pays est un pôle de soutien aux mouvements djihadistes du Sahel, de la Corne de l’Afrique du Yémen et d’al-Qaida. Une infrastructure sur la mer Rouge donne un accès direct aux mers chaudes qui seront un point d’appui de choix des forces navales russes pour le Moyen-Orient et la côte est africaine. L’objectif serait également de faciliter l’extraction d’or, de terres rares et d’autres ressources contrôlées par les FSR de Hemedti et l’armée soudanaise, dont la mainmise est quasi totale sur tous les secteurs de l’économie. Ces derniers entretiennent depuis plusieurs années des liens avec le Kremlin et son bras armé sur le continent : la SMP Wagner. Au Soudan, les hommes de Wagner sont contrôlés par Hemedti qui les utilise comme gardes de sécurité sur ses mines d’or illégales.
La question de la base russe s’insère dans la lutte au sommet pour le pouvoir
Mais tout ne s’est pas déroulé comme prévu. Soumis à de fortes pressions américaines, soucieux de ménager son image auprès de ses bailleurs occidentaux, dont on espère la reprise de l’aide, le pouvoir installé à Khartoum a opté pour un nouveau report du projet, qui de toute façon dans les conditions actuelles aurait été difficile à réaliser pour Moscou. En effet, le processus d’allégement de la dette entamée par le club de Paris en mai 2021 a été stoppé, alors que l’aide américaine de 700 millions de dollars a été bloquée, plongeant le pays dans une crise économique sévère. En fait, il apparaît bien que les dirigeants soudanais utilisent la carte russe pour obtenir des concessions de la part des Occidentaux. Aussi, les porte-parole de l’armée au pouvoir ont révélé, le 10 février 2023, que la ratification de l’accord devrait attendre la formation d’un gouvernement civil et d’un organe législatif avant d’entrer en vigueur. Les dirigeants ont déclaré que Moscou avait certes répondu aux demandes les plus récentes du Soudan, notamment en fournissant davantage d’armes et d’équipements. « Ils ont dissipé toutes nos préoccupations. L’accord est devenu acceptable du côté militaire », a annoncé un responsable. Les militaires n’ont pas détaillé davantage et ont parlé sous couvert d’anonymat pour discuter des délibérations internes. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, déçu, n’a pu que confirmer cette version des faits. Il reste à savoir dans quel horizon cet accord verra le jour et même s’il sera réalisé. Il semble bien que la question de la base russe fasse partie de la compétition entre al-Burhan et Hemedti. La lutte armée qu’ils se mènent depuis avril 2023 a plongé le pays dans le chaos et l’incertitude, ce qui ne facilite pas le développement des projets. Tant que la stabilité ne sera pas revenue au Soudan, l’accès à la mer Noire sera un sujet non prioritaire.
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