Aux premiers temps de la nation française, l’omniprésence de Paris ne se faisait pas encore ressentir. Et même lorsque la capitale a pris le dessus sur les autres villes, elle ne l’a dû qu’à une centralisation étatique organisée et rigoureuse. L’ouvrage de David Chanteranne rappelle la lente construction de ce fragile équilibre.
Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.
David Chanteranne est historien, diplômé de Sorbonne-Université, journaliste et écrivain. Il vient de publier Chroniques des territoires. Comment les régions ont construit la nation (Passés / Composés).
Propos recueillis par Antoine-Baptiste Filippi
Vous rappelez dans votre ouvrage que la France s’est essentiellement formée dans les provinces. À quoi cela est-il lié ?
Tout simplement au contrôle des territoires par les souverains successifs. Il faut bien se rappeler que le passé ne peut se raconter ni de façon linéaire, ni nombriliste. Dans les différents instants présentés dans ce livre, sélection d’événements choisis pour leur influence à plus ou moins long terme, il m’a semblé opportun de comprendre les mécanismes ayant conduit à cette étonnante composition de notre paysage politique et social.
Ce n’est donc pas la capitale qui a fait l’unité ?
Les politiques centralisatrices menées au temps de Louis XIV ont été, on le sait, contrebalancées au siècle suivant par les parlements. Puis la Révolution s’est cherchée une ligne directrice, hésitant entre fédéralisme (1790) et concentration des pouvoirs (1793). Faisant ensuite la synthèse de ces deux tentatives, le Directoire et surtout le Consulat ont apporté la réponse dont notre pays assume aujourd’hui l’héritage. Désormais l’unité semble passer par la capitale.
Quelles ont été les étapes de cette mise en place et, surtout, ce cheminement n’a-t-il pas connu des exceptions ?
Bien sûr. C’est là tout le paradoxe de cette volonté affichée. L’histoire nous apprend que pendant près de vingt siècles, les principaux épisodes se sont déroulés en dehors des bords de Seine. Première sur la liste, la fondation de Marseille a ainsi déterminé le regard porté par ses voisins méditerranéens et même au-delà. Puis, en remontant le Rhône, toujours sous l’Antiquité, on s’aperçoit que l’entrée assumée de Lyon dans le cercle restreint des cités « de plein droit » change radicalement le rapport de forces entre Rome et les villes-frontières du vaste empire. L’influence civilisatrice devient prégnante dès cet instant, tout cela parce que l’empereur Claude est né à Lugdunum et qu’il n’entend pas cantonner sa ville natale en marge de la zone principale !
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De façon originale, votre livre passe de l’époque actuelle au récit des temps passés puis revient à une présentation plus récente. Pour quelles raisons avoir choisi de structurer de la sorte votre livre ?
Parce que notre rapport à l’histoire passe par la redécouverte des traces conservées. Sans patrimoine, point de salut ! La lecture attentive des archives, confrontée à l’aune de nos connaissances universitaires ou locales, permet de comprendre le sens caché de l’histoire. Surtout, l’analyse des fouilles archéologiques et des phénomènes sociologiques demeure l’exégèse indispensable à toute compréhension. Ayant débuté mon cursus à l’université de Strasbourg, donc au cœur de l’école des Annales, il m’en reste forcément quelque chose… C’est ce que je souligne dans le chapitre consacré à la ville, en faisant un focus sur les années d’après-Grande Guerre.
Justement, vous prétendez que notre nation ne serait que le produit de luttes et de cérémonies, de conflits et de festivités. N’est-ce pas un peu réducteur ?
Je vous rassure : il existe bien d’autres éléments. Même si cela peut apparaître de prime abord étonnant, c’est justement en comprenant les mécanismes de ce récit national que nous pouvons le mieux en appréhender les méandres, tout comme les réussites. C’est du moins une façon d’en résumer l’évolution de façon nuancée. Davantage que ne l’ont fait des générations de manuels scolaires. Il convient au contraire, sans chercher cette fois à en donner une lecture simpliste, caricaturale, voire idéologique, d’en souligner les idées-forces.
Au cœur de votre narration apparaissent à chaque fois des personnalités émergeantes, qui ont été prises dans le tourbillon de la grande histoire. Quelles en sont les principales figures ?
Comme on peut s’y attendre, Clovis, Jeanne d’Arc, Napoléon, Clemenceau et de Gaulle rythment cette galerie de portraits. Mais il ne faut pas oublier d’autres souverains comme Philippe le Bel, pour son rôle dans l’appareil d’État, François Ier, qui a rêvé de conquêtes territoriales et maritimes, ou Napoléon III, lors du rattachement de Nice et de la Savoie en 1860. Sans leur action déterminée, la France ne serait pas la même.
Reste surtout, parmi les acteurs de ce théâtre du passé, le cas de Richelieu, représenté en couverture.
Il est le symbole de cette dichotomie mémorielle. Le siège de La Rochelle reste l’un des plus grands drames de notre histoire. Pourtant, cet événement est souvent passé sous silence. En matant la désobéissance civile des protestants vis-à-vis de Louis XIII, le cardinal a réaffirmé la puissance royale. Cet exemple trouve ses racines dans les périodes antérieures, notamment pendant la guerre de Cent Ans. Et ses conséquences se remarquent lors des premiers mois de la Révolution puis à l’issue des grands conflits mondiaux. Tenir le cap, rassurer le peuple, affirmer une certaine forme d’autorité constitue les trois principaux piliers de la politique nationale.
Outre ces personnages, des lieux sont systématiquement associés à chacun des événements narrés. Vous en proposez la visite, en détaillant surtout les éléments dont il faut, à vos yeux, conserver le souvenir…
Chaque séquence est construite de façon identique. Le lecteur découvre la ville ou la région choisie à travers l’un des bâtiments ou sites importants : une place, un palais, une cathédrale. Vient ensuite le moment de l’événement fondateur, qui permet de brosser le portrait du (ou des) responsable(s) de l’instant sélectionné, comprenant l’enchaînement implacable des actions entreprises. On retrouve Charles Martel à Poitiers, Guillaume le Conquérant à Val-ès-Dunes et le colonel Denfert à Belfort. Après cela, le récit revient dans les rues de la ville actuelle, pour rappeler ce qui reste de ce moment dans le patrimoine et à travers les actions immatérielles entreprises par les autorités ou les institutions, qu’il s’agisse des offices de tourisme ou des principaux musées.
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Les batailles les plus héroïques forment l’ossature du livre. La France a-t-elle toujours été belliciste ?
Pendant longtemps, les négociations diplomatiques se réglaient par une victoire ou une défaite. La plupart des évolutions géostratégiques sont ainsi le produit d’affrontements militaires préalables. La reprise d’Orléans par les troupes de Jeanne d’Arc n’a ainsi été possible non par un miracle mais bien après une âpre lutte. Ce n’est qu’après cette entrée dans la ville, portée par l’enthousiasme populaire et par une action légitimée par la Providence, qu’elle a pu conduire le dauphin à Reims puis entreprendre la reconquête du royaume. Si Charles VII a rétabli son autorité, c’est avant tout par le sacrifice consenti sur le champ de bataille par des femmes ou des hommes ayant combattu, les armes à la main.
Pour les autres événements, avez-vous convoqué Michelet, Lavisse et Bainville ?
Ce qui m’importait, c’était de retrouver le fil de la construction nationale. Nous aurions pu multiplier les exemples, mais les moments historiques que nous avons choisis suffisent pour en comprendre les principales étapes. Pour dire les choses autrement : ce sont les pièces indispensables d’un plus vaste puzzle. Comme les fondations d’un temple ou les pierres angulaires d’une tour. Le mariage de Dagobert, le partage de Verdun, la mort du roi Louis II à Compiègne, le couronnement d’Aliénor d’Aquitaine à Bourges complètent la liste. Suivent des conquêtes territoriales (Guyenne, Bourgogne, Lorraine, Savoie), des alliances contractées (à Saint-Jean-de-Luz et Colombey) et des libérations héroïques (Alsace et Corse). L’histoire de France est plurielle. Ne pas l’admettre relève, au mieux d’une méconnaissance, au pire d’une lecture biaisée.
Vous êtes-vous rendu sur place pour connaître chaque recoin ou détail ?
C’était indispensable. Comment raconter ou tenter de faire découvrir un site, une église, une rue, sans jamais y avoir mis les pieds ? Non que l’étude des archives ou des précédents ouvrages publiés ne soit pas importante, en particulier pour rapporter une anecdote. Mais pour décrire avec exactitude, il ne faut pas seulement « s’inspirer » des textes édités ou des documents seuls. Comme l’ont prouvé Prosper Mérimée, Marc Bloch et tant d’autres, l’historien doit se muer en reporter de la mémoire.