Face à la ville italienne de Gorizia existe un équivalent en Slovénie, Nova Gorica (« la nouvelle Gorizia »), qui se situe tout juste à sa frontière : elle fut créée en 1947 pour redonner un centre administratif à la zone nord-ouest de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, alors que Gorizia devenait définitivement italienne. Aujourd’hui, ces deux villes ont été choisies pour devenir capitales européennes de la culture en 2025.
Gurize, Görz, Goritz ou encore Gorica : autant de noms pour parler de la même ville, l’italienne Gorizia. Située au nord-est de l’Italie, à la frontière avec la Slovénie, dans la région du Frioul-Vénétie Julienne, Gorizia compte désormais seulement 35 000 habitants. Elle hérite toutefois d’une histoire bien plus que millénaire où elle a été à la croisée de plusieurs mondes : elle fut romaine, puis autrichienne, brièvement vénitienne et française ; enfin italienne et, en partie, slovène.
En effet, alors qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale l’ancienne ville de Gorizia devenait définitivement italienne, la naissante Yougoslavie perdait ainsi son centre administratif au nord-ouest. C’est pourquoi fut créée en 1947 Nova Gorica, la « nouvelle Gorizia », du côté slovène, sans solution de continuité avec sa ville « mère ». Pour cela, encore aujourd’hui, Nova Gorica est indissolublement liée à la conurbation de Gorizia ; les deux villes sont connectées par l’entrelacement de nombreuses histoires communes. Ainsi, la candidature conjointe de Gorizia et Nova Gorica au titre de « capitale européenne de la culture 2025 » était motivée dans le dossier de candidature.
Gorizia, ou la « petite montagne »
Fondé à l’époque romaine au ier siècle avant J.-C., l’espace territorial de Gorizia n’était initialement qu’un unicum géographique et administratif : populations d’ethnie slave, romane et germanique y cohabitaient. Sa capacité à être un point de jonction entre ces cultures est bien visible à partir du nom même de la ville, et par son origine. En effet, née à l’époque romaine en qualité de castrum, Gorizia fut récupérée au xiie siècle par le comte du Frioul et le patriarche d’Aquilée, entité politico-religieuse qui administrait un vaste territoire dont le centre était l’actuel Frioul. En même temps, le nom de la ville dérive du slave gora, diminutif de montagne, rappelant la colline sur laquelle Gorizia fut fondée, et qui encore aujourd’hui en est son centre historique.
En 1015, on retrouve le premier document employant le mot Gorizia : « Medietatem unius villae que Sclavorum lingua vocatur Goriza », c’est-à-dire « la moitié du village qu’en langue slave on appelle Gorizia ». Il est donc évident que déjà au xie siècle la ville se divisait entre la population italienne, germanique et slave. Le groupe ethnique italien était composé notamment par des artisans et des marchands, les populations germaniques étaient employées dans l’administration publique et les Slaves, principalement implantés dans les zones périphériques et les centres ruraux, étaient agriculteurs.
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Ce caractère multiculturel et multiethnique du comté de Gorizia a ensuite continué à marquer le territoire : en 1571, le juriste et bibliothécaire hollandais Hugo Blotius, en voyage dans la ville, écrivait : « Ici on parle slave, italien et germanique. »
Selon l’article « Gorizia-Nova Gorica et le défi de l’intégration européenne » paru dans la Revue Géographique de l’Est (1er janvier 2003), la période de la réforme protestante laissa ensuite « des traces dans cette région en provoquant une forte poussée d’émancipation, particulièrement au niveau de la population de langue slovène », notamment sur le plan linguistique, littéraire et culturel. En effet, « l’imprimerie et la diffusion de l’abécédaire, de la grammaire, de la traduction de la Bible et des livres de prières dans la langue locale slovène » auraient posé les bases de la langue littéraire.
1848, le « printemps des peuples » et la radicalisation des identités culturelles
Après 1848, « on peut sans aucun doute affirmer que la vie politique moderne des Slovènes à Gorizia débuta[1] ». En effet, avec le développement du principe politique des nationalités, tendant à légitimer l’existence d’un État-nation pour chaque peuple, notamment caractérisé par une langue et des traditions communes, le « réveil national slovène » voit sa naissance. C’est à ce moment que les premières salles de lecture (citalnice) et organisations culturelles slovènes fleurissent dans la région. Vers 1870, on comptait 20 citalnice exclusivement dans le territoire de Gorizia.
En même temps, les rapports ethniques se radicalisent de tous les côtés, les Italiens prônant aussi davantage leur identité culturelle. L’Empire autrichien, qui à l’époque administrait la région, n’hésita pas à durcir son contrôle au niveau linguistique et culturel. L’empereur François-Joseph lutta notamment pour la germanisation et slavisation des zones de l’empire avec présence italienne. Le 12 novembre 1866, au Conseil des ministres des Habsbourg, François-Joseph arriva jusqu’à donner « l’ordre précis que des mesures soient prises de manière décisive contre l’influence des éléments italiens encore présents dans certaines régions de la Couronne […] œuvrant dans le Tyrol du Sud, la Dalmatie et la côte pour la germanisation et la slavisation de ces territoires selon les circonstances, avec énergie et sans aucune considération ».
Graziadio Isaia Ascoli et la naissance du Frioul-Vénétie Julienne
La ville de Gorizia compte également, depuis le Moyen Âge, la présence d’une communauté juive, d’origine notamment ashkénaze. Cette communauté – bien implantée – fut presque exterminée avec la déportation de 1943 et 1944. Pleinement intégrés, certains juifs furent d’illustres patriotes italiens se battant pour la cause irrédentiste. On retrouve notamment la journaliste Carolina Coen Luzzatto, parmi les premières femmes italiennes à la direction d’un quotidien, ainsi que le linguiste et sénateur du Royaume d’Italie Graziadio Isaia Ascoli. Né à Gorizia en 1829, il se dédia notamment à l’étude des dialectes, qu’il considérait au même niveau que les langues. Il créa également le terme de glottologie, discipline dédiée à l’étude de la linguistique du point de vue historique.
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Non par hasard, il publia en 1848 l’essai Gorizia italiana, tollerante, concorde. Verità e speranze nell’Austria del 1848 (Gorizia italienne, tolérante, fraternelle. Vérité et espoirs dans l’Autriche de 1848). Le texte commençant ainsi : « Un grand agrégat de personnes qui parlent la même langue maternelle, même si elles ne sont pas toutes de la même lignée, qui ont des coutumes similaires et vivent dans le même territoire, constituent certainement une nation ; même, je crois que presque chaque nation peut se définir ainsi. » Le linguiste – qui à l’époque n’avait que 19 ans – y exprimait ses convictions irrédentistes.
Au linguiste originaire de Gorizia, puis sénateur, l’Italie doit aussi, en partie, le choix du nom de la région, Frioul-Vénétie Julienne. En effet, Graziadio Ascoli proposa la dénomination Vénétie Julienne en 1863 afin de donner à la région un nom en même temps unitaire et représentant les différentes identités d’un territoire aux origines différentes. Pour cela, il écrivait : « Nous appellerons Venise Julie la province que la mer serre entre les provinces proprement vénitiennes et les Alpes Juliennes, Gorizia et Trieste. » De son côté, le terme « Frioul » fut ensuite ajouté en raison de Forum Iulii, le nom latin de Cividale del Friuli, chef-lieu du duché du Frioul à partir de 569.
Pour bien exprimer cette mixité, ainsi que la fierté de son identité et de ses multiples origines, Graziadio Ascoli disait de lui-même, en frioulan, dialecte local : « I soi nassût a Guriza di gjenitôrs israelits, i soi fî dal Friûl e mi glori di chest. » C’est-à-dire : « Je suis né à Gorizia, issu d’une famille juive, je suis fils du Frioul et j’en suis fier. »
Yougoslavie et naissance de « Nouvelle Gorizia »
Alors que les identités nationales allaient davantage se définir, les différentes communautés ethniques continuaient néanmoins de cohabiter au cours des dernières années de l’Empire austro-hongrois. Encore en 1910 dans la partie urbaine de Gorizia, sur une population d’environ 24 000 habitants, 7,9 % étaient des Allemands, 22,8 % des Slovènes et 69,2 % appartenaient à la communauté italienne.
La situation se dégrade davantage entre les deux guerres mondiales par l’accentuation de la politique d’assimilation, notamment en période fasciste. Même « peu avant que le régime fasciste n’assume tout le pouvoir, le centre de la vie politique, culturelle et artistique des Slovènes, le Norodni dom de Trieste » est incendié. Ensuite, avec les lois raciales de 1943, toute langue étrangère fut objet de répression.
Alors qu’avec le Traité de Paris du 15 septembre 1947, Gorizia passait sous la souveraineté de l’État italien, à ses frontières se constituait la naissante République fédérative socialiste de Yougoslavie, regroupant les actuels pays de Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Serbie, Macédoine du Nord, ainsi que le Kosovo. Pour la première fois, le territoire de Gorizia était divisé « en laissant à l’Italie 8 % du territoire et 74 % de la population, 38 % des unités industrielles et artisanales et 52 % des unités commerciales ».
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Si l’Italie gardait toute la partie principale de la ville, de son côté, la Yougoslavie obtenait la zone montagneuse ainsi que les vallées de l’Isonzo et du Vipacco et une partie du haut plateau du Karst. À ce moment, le pays communiste, ayant perdu son centre administratif du nord-ouest, choisit de créer Nova Gorica, avec l’idée de créer une « belle vitrine à comparer avec Gorizia et le monde capitaliste ». Le projet, lancé en 1948, n’arriva cependant pas à aboutir entièrement « en raison des faibles capacités et potentialités financières et économiques, aussi bien locales que de l’État yougoslave ».
Deux capitales européennes de la culture, pour « unifier à nouveau ce territoire »
En 1947, les Slovènes restés en Italie (environ 20 000) devenaient donc une minorité dans l’État italien. Durant plusieurs années, en raison des fortes identités nationalistes des deux côtes, et de la difficulté à transiter d’un côté à l’autre de la frontière, les échanges entre les deux pays diminuèrent. C’est à partir de la seconde moitié des années 1960 que les relations transfrontalières redémarrent progressivement. À l’origine de cette ouverture, les accords transfrontaliers signés entre les deux pays. En 2007, alors que la Slovénie entrait dans l’espace du traité de Schengen, les barrières douanières et les clôtures à la frontière disparurent définitivement.
Après des années de progressifs rapprochements, la candidature conjointe de Gorizia et Nova Gorica comme capitale européenne de la culture 2025 est arrivée – pendant le Covid – avec l’objectif d’« unifier à nouveau ce territoire autrefois uni et ensuite divisé artificiellement. Pour la guérir et en même temps raconter une histoire unique en Europe […] Si nous pouvons y arriver, conclut le dossier de candidature, tout le monde peut y arriver. Nous aimerions devenir l’exemple de la manière dont une périphérie peut se remettre au centre spirituel et intellectuel de l’Europe. »
Et si Gorizia doit dépasser le regard nostalgique vers la ville telle qu’elle était, Nova Gorica doit – de son côté – franchir la vision floue d’une ville en devenir. C’est ainsi qu’au moment où l’économie transfrontalière « faite principalement de shopping, de contrebande et de jeux d’argent » n’existe plus désormais, en laissant les deux villes en suspens, le choix fait est d’abandonner les « attentes idéalistes, affronter la réalité et patiemment créer une culture et une économie partagées à travers le dialogue, des stratégies communes et le travail quotidien ». Reste à voir si l’association de deux villes qui n’ont jamais été liées permettra d’atteindre les objectifs du dossier de candidature.
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[1] Sauf mention contraire, toutes les citations sont issues de cet article.