<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Inde : une ambition de puissance planétaire. Entretien avec Anne Viguier #8

24 juillet 2023

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L’Inde : une ambition de puissance planétaire. Entretien avec Anne Viguier #8

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Pour beaucoup d’européens, l’Inde est une entité floue : trop complexe, trop diverse, trop religieuse. Longtemps restée dans l’ombre, l’Inde fait aujourd’hui beaucoup parler d’elle. Pendant la majeure partie de son histoire, l’Inde ne fut pas une entité politique unique, mais une partition composée de parties dissemblables plus ou moins accordées. Elle est aujourdhui en quête dunité et didentité. Sadossant à la puissance démographique et au décollage économique de son pays, le Premier Ministre Narendra Modi a entrepris de la repositionner comme leader du Sud global, au service dun nouvel ordre mondial. 

Propos recueillis par Côme de Bisschop. 

Anne de Viguier est agrégée d’histoire, spécialiste de l’Inde. Elle est maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), où elle dirige le département Asie du Sud et Himalaya. Elle publie une Brève Histoire de l’Inde : Du Pays des Mille Dieux à la puissance mondiale, aux éditions Flammarion. 

« Un rêve d’unité plus ou moins conscient occupe l’esprit de l’Inde depuis l’aube de sa civilisation » précise Nehru dans son ouvrage La découverte de l’Inde écrit en 1944. Comment ce dernier s’est-il attelé pour réaliser cette ambitieuse tâche d’unifier l’Inde afin de lui faire accoucher de sa puissance ? 

Ce que Jawaharlal Nehru appelait « l’Inde » correspondait, en 1944, à un vaste territoire tombé sous la coupe des Britanniques par une conquête territoriale lancée par l’East India Company en 1757. Cet espace n’avait jamais connu d’unification politique complète auparavant, même si de grands empires ont pu s’y étendre largement, comme l’empire d’Ashoka (IIIe siècle av. J.-C.) ou l’empire moghol (XVIe-XVIIIe siècle). La relecture du passé de l’Inde par les intellectuels et les militants engagés dans la lutte anti-coloniale au XIXe et XXe siècle a permis de bâtir un rêve d’unité à partir d’un substrat culturel commun élaboré progressivement en absorbant les influences extérieures sans gommer les particularismes sociaux ou religieux. Une nouvelle divinité a même été inventée, Bharat Mata, la « mère Inde », pour l’incarner. Cependant, le fossé croissant entre hindous et musulmans, qui fut en en partie la conséquence de la politique britannique du « diviser pour mieux régner » a conduit le parti du Congrès dont faisait partie Nehru et Gandhi, à accepter la Partition de l’Inde sur des critères confessionnels en 1947. Car peu à peu, la théorie « des deux Nations », opposant politiquement et culturellement les Indiens musulmans à ceux ayant principalement une culture hindoue, s’était imposée. La naissance du Pakistan, composé de territoires où vivaient une majorité de musulmans brise le rêve d’unité de Nehru. 

À l’indépendance, il s’agit pour lui et pour les leaders du parti du Congrès parvenu au pouvoir, de maintenir à tout prix l’unité politique de ce qui devient, en 1950, une République fédérale et prend le nom d’Union indienne. Pour cela, il a fallu intégrer les centaines d’États princiers qui avaient conservé une certaine autonomie sous le Raj britannique puis composer habilement avec la diversité ethnolinguistique de ce vaste pays qui comptait alors 360 millions d’habitants. Les premières élections générales au suffrage universel se tiennent en 1952-53. Elles ancrent la démocratie en Inde. Entre 1953 et 1966, les dirigeants de l’Inde utilisent la variable fédérale pour redécouper les frontières administratives des États fédérés afin de satisfaire les revendications régionales. Cela a permis de juguler les menaces d’éclatement, même si certaines régions périphériques sont restées, jusqu’à nos jours, régulièrement agitées par des mouvements autonomistes, voire séparatistes : l’Inde du Nord-Est, le Punjab, et, surtout, le Cachemire. 

Vous précisez dans votre ouvrage que Nehru s’est davantage intéressé aux questions internationales qu’aux difficultés concrètes des Indiens. Malgré le rapprochement avec Moscou, le non-alignement constituait pour l’Inde une niche diplomatique qui lui permit de rayonner à l’international. Comment Nehru est-il parvenu à donner une voix à lInde dans le concert des nations alors même quelle ne pesait pas encore lourd économiquement ?

Nehru avait une vision très ample de l’état du monde et du devenir de l’humanité. Il croyait que l’Inde, comme les autres pays d’Asie dont la Chine, avait un rôle à jouer pour construire un monde multipolaire et pacifique. En 1947, l’Inde a été l’un des premiers pays colonisés à se libérer de la tutelle européenne. Il n’était pas question pour elle, quand la guerre froide a divisé une partie du monde en deux camps, de se laisser entraîner dans une alliance dominée par les États-Unis ou par l’URSS. Le mouvement des non-alignés, lancé lors de la conférence de Bandoeng de 1955 et concrétisé à en 1961, était un moyen d’éviter ce piège. L’Inde pouvait utiliser sa position de carrefour et son expérience de la lutte anti-coloniale en partie non violente pour jouer un rôle parmi ceux que l’on appelait alors les pays du Tiers-monde. Économiquement, l’Inde pesait peu dans les échanges mondiaux (4% en 1947) et elle devait lutter, à l’intérieur, contre une pauvreté massive, l’analphabétisme, la sous-industrialisation. Mais elle avait, par la stature de Nehru et aussi grâce au rôle joué par son ministre de la Défense V. K. Menon, une certaine aura. Le rapprochement avec l’URSS des années 1960-70 n’a pas rompu les liens qui existaient avec les pays occidentaux. L’aide américaine a continué d’être massive en Inde, notamment pour soutenir son agriculture. 

Dans les années 1980, le nationalisme hindou devient un mouvement politique qui prend de l’ampleur au point de prendre progressivement le pouvoir, proposant un nationalisme aux antipodes de celui défendu par le Parti du Congrès. Alors que Nehru était un laïc convaincu, les leaders politiques du BJP prônent la suprématie hindoue au détriment des minorités religieuses présentes en Inde. S’agit-il de retrouver les racines culturelles de la nation indienne ou bien de rassembler les pratiquants hindous autour d’un projet politique ? Le combat du nationalisme hindou est-il culturel ou cultuel ?

L’hindouisme n’a pas de clergé, de livre sacré unique ou de dogme établi. Il se caractérise par un ensemble de croyances et de pratiques très diverses. Face aux religions monothéistes, notamment le christianisme et l’islam, cela apparait, à bien des égards, comme une faiblesse. Dès le XIXe siècle, même si les hindous étaient majoritaires en Inde, des organisations comme l’Arya Samaj, fondé en 1875, prétendent les rassembler pour leur permettre de s’affirmer collectivement et de résister aux conversions. L’idéologie de l’hindutva, affirmant que l’identité de l’Inde était d’abord hindoue, était donc un projet cultuel. Au sein du RSS (« corps des volontaires nationaux), une organisation créée en 1925, les jeunes militants recevaient une formation idéologique et paramilitaire visant à forger une nation hindoue unie par un travail sur la société. L’idéalisation d’un « âge d’or » pré-islamique, celui de l’époque védique et de la culture sanskrite dont étaient porteurs les Indo-aryens au premier millénaire avant J.-C. servait avant tout à leur redonner une fierté dans un contexte de domination coloniale. Ce n’était pas d’abord un projet politique. Mais dans le contexte des négociations pour l’indépendance, la demande de prise en compte des intérêts des « hindous » a joué un rôle non négligeable. Néanmoins, on peut dire que le nationalisme hindou est surtout devenu un mouvement politique avec la création du BJP (« parti du peuple indien ») en 1980. 

Le nationalisme hindou parvient à incarner politiquement un nouveau projet culturel pour l’ensemble des Indiens, et pas seulement pour les hindous : il vise à redéfinir la Nation indienne autour de valeurs qui sont puisées dans des textes revisités de l’hindouisme.

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Ce parti voit son audience croître régulièrement ensuite, car il bénéficie de l’effritement de la popularité du Parti du Congrès qui gouvernait au Centre depuis 1947. Son échec à sortir les masses indiennes de leur pauvreté explique une désaffection qui profite aux partis régionaux et aux partis de caste. Le nationalisme hindou parvient à incarner politiquement un nouveau projet culturel pour l’ensemble des Indiens, et pas seulement pour les hindous : il vise à redéfinir la Nation indienne autour de valeurs qui sont puisées dans des textes revisités de l’hindouisme, en particulier dans les grandes épopées du Mahabharata et du Ramayana. Une nouvelle lecture de l’histoire de l’Inde est avancée, non plus centrée sur la capacité à faire vivre ensemble des populations diverses, mais dénonçant « 1000 ans de servitude » : les pouvoirs musulmans qui dirigèrent une partie de l’Inde entre le XIe et le XVIIIe siècle sont vu, au même titre que les Européens, comme des étrangers colonisateurs. Leur héritage culturel est rejeté, ce qui revient aussi à nier les siècles de coexistence et les nombreuses traces de syncrétisme ou de dialogue interculturel. 

Au pouvoir depuis 2014, Narendra Modi a longtemps vanté la « nouvelle Inde » comme une puissance en marche, portée par un projet idéologique, celui du nationalisme hindou, donnant naissance à ce que certains appellent une « démocratie ethnique ». Le Premier ministre Modi est-il parvenu à conférer à l’Inde son statut tant convoité de grande puissance ? 

Le concept de « démocratie ethnique » est utilisé par des politistes pour établir des catégories. Mais il est difficile de donner une caractérisation unifiée de toute l’Inde, du fait de son système fédéral et de sa diversité. Dans bien des endroits, hindous, musulmans et chrétiens continuent de vivre côte à côte sans problème. L’Inde continue d’être une démocratie notamment parce que ses assemblées et ses dirigeants sont élus au suffrage universel. Néanmoins, cette démocratie voit son fonctionnement depuis longtemps menacé par une corruption endémique, qui permet notamment d’acheter les voix des plus pauvres. Entre 1975 et 1977, la période de l’état d’urgence, déclenché par Indira Gandhi, avait déjà suspendu les libertés individuelles, instaurant une quasi-dictature. Depuis 2014, de nouvelles menaces sont apparues : système judiciaire moins indépendant, liberté d’expression remise en cause. Le BJP au pouvoir utilise des formes d’intimidation qui poussent les médias et les individus à l’autocensure. Mais cela n’a pas empêché de grands mouvements de protestation, notamment en 2019-2020, contre une loi restrictive sur la citoyenneté ciblant les musulmans ou en 2020-2021, pour protester contre trois lois libéralisant les marchés agricoles. Ce dernier mouvement a contraint le gouvernement à reculer après un an de conflit. 

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Le statut convoité de grande puissance n’est pas l’apanage des nationalistes hindous. Il s’impose dans les années 2000 quand l’Inde connaît une croissance économique importante et voit se développer une classe moyenne de plus de 300 millions d’individus au pouvoir d’achat croissant. Depuis longtemps, l’Inde, revendique un siège comme membre permanent au conseil de sécurité de l’ONU. Les essais nucléaires de 1998, après un premier test en 1974, l’ont placée dans le club fermé des détenteurs de la bombe atomique. Cette puissance doit permettre aussi à l’Inde de s’affirmer face à la Chine. La politique étrangère de Narendra Modi ne s’est pas différenciée de manière importante de celle de ses prédécesseurs dans les faits. Mais la communication est plus offensive, surtout en direction de la diaspora indienne.

L’Inde possède dans le monde une diaspora de 28 millions de personnes, qui transfèrent 90 milliards de dollars par an vers leurs familles. L’Inde a-t-elle pris conscience du rôle potentiel de cette diaspora, comme un véritable relais d’influence de son soft power ? 

La prise de conscience du rôle que pouvait jouer la diaspora indienne comme relais de soft power date des années 1990. Elle a été surtout courtisée par les nationalistes hindous qui ont avancé une autre définition de la citoyenneté, insistant sur les racines communes à une « Nation » hindoue par-delà les frontières.

À l’indépendance, la citoyenneté indienne a été définie d’abord comme un droit du sol. Les Indiens qui ne vivaient pas sur le territoire ont été invités à s’intégrer dans les pays où ils se trouvaient. Au moment des indépendances des pays africains comme le Kenya en 1960, des descendants de migrants indiens ont dû partir et ils ont choisi le Royaume-Uni, comme les parents de Rishi Sunak, l’actuel Premier ministre. La prise de conscience du rôle que pouvait jouer la diaspora indienne comme relais de soft power date des années 1990. Elle a été surtout courtisée par les nationalistes hindous qui ont avancé une autre définition de la citoyenneté, insistant sur les racines communes à une « Nation » hindoue par-delà les frontières. Mais cet intérêt était aussi économique, quand l’Inde s’est ouverte aux échanges internationaux, à partir de 1991, diminuant progressivement les droits de douane et incitant les entreprises étrangères à investir en Inde : les membres de la diaspora qui avaient réussi, étaient des cibles de choix, à l’île Maurice par exemple et, surtout, aux États-Unis. La communauté des Indiens-Américains, forte de 4,5 millions de personnes bien intégrées, est un relais efficace d’influence pour l’Inde. Les nombreux Indiens qui travaillent dans des conditions très difficiles dans les pays du Golfe sont beaucoup moins courtisés et s’apparentent plutôt à une main-d’œuvre migrante surexploitée.

La pratique du yoga est largement répandue en Occident et le cinéma indien de Bollywood rivalise sans peine avec Hollywood par la quantité des films et le nombre de spectateurs. Comment la culture indienne participe-t-elle au rayonnement planétaire de l’Inde ? 

Depuis le 21 juin 2015, une journée internationale du yoga, votée par l’assemblée générale de l’ONU, met à l’honneur chaque année cette pratique ancestrale que pratique le Premier ministre Modi et qui fait partie de l’entraînement des militants du RSS. Même si la manière dont il est perçu en Occident a peu à voir avec l’origine d’une discipline qui alliait une philosophie et des exercices pour contrôler le corps et l’esprit, en relation avec un cheminement spirituel, il continue de véhiculer l’image, positive, d’une Inde non-violente et source de sagesse, que les nationalistes hindous vont jusqu’à imaginer comme « le gourou du monde ». L’industrie du cinéma, puissante, produit 2000 films par an, soit la première production mondiale. Les pays du Moyen-Orient et du Maghreb en sont friands et le public s’élargit en Occident par la diaspora. Yoga et cinéma sont des vecteurs efficaces de diffusion de la culture indienne dans le monde. On pourrait aussi citer la cuisine (qui n’a pas fréquenté un restaurant indien ?) et la littérature, notamment celle qui s’écrit en anglais, avec quelques figures mondialement connues comme Tagore, prix Nobel en 1913, ou Salman Rushdie, un symbole du combat pour la liberté d’expression. 

Sur le plan économique, les réformes engagées depuis la fin du XXe siècle ont permis à lInde de sinscrire dans la mondialisation et d’échapper au piège du sous-développement. Quels sont les grands secteurs économiques dans lesquels l’Inde s’est spécialisée ? 

L’agriculture reste importante en Inde : 16% du PIB seulement, mais 42,6% de l’emploi en 2019. Les réformes économiques ont favorisé les investissements étrangers et le déploiement international d’entreprises indiennes. De grands groupes familiaux anciens sont toujours dynamiques comme Reliance Industries (un groupe d’abord pétrochimique, qui a conclu un accord avec Dassault en 2016 pour le transfert de technologie après la vente de 36 Rafale à l’Inde) ou Tata (un conglomérat centré sur l’automobile, la sidérurgie ou la chimie qui vient de racheter la compagnie aérienne Air India). S’ajoutent aujourd’hui des entreprises récentes dans le domaine pharmaceutique ou la construction. Les plus dynamiques relèvent des services informatiques et des télécommunications. L’Inde a une place essentielle dans la production de médicaments génériques et de vaccins, comme dans celle des logiciels. Elle a parfois été qualifiée de « bureau du monde », pas contraste avec la Chine, « atelier du monde » du fait de ses nombreux sous-traitants assurant les services aux multinationales occidentales. La connaissance de l’anglais avantage ceux qui recherchent des centres d’appels à bas coût. L’Inde a également développé des secteurs puissants de haute technologie, le nucléaire civil et le programme spatial. Devenue un géant de l’espace, l’ISRO, l’agence spatiale indienne a réalisé un lancement de 104 satellites en une seule fois en février 2017.

L’Inde a de nombreux atouts sur lesquels s’appuyer, que ce soit le large réservoir de main-d’œuvre, la maîtrise de langlais, une forte spécialisation numérique, une montée en gamme de son industrie et une diaspora dynamique et talentueuse. Pensez-vous que ces atouts pourront faire de l’Inde la troisième économie mondiale à l’horizon 2030 ? 

En Inde, 90% des emplois sont fournis par le secteur informel. La puissance réelle de certains secteurs a certes accru l’insertion du pays au sein de l’économie mondiale. Mais leur progression dépend aussi d’investissements à faire dans le domaine des transports (route, chemin de fer et infrastructures portuaires encore sous-dimensionnées) et de la fourniture d’énergie. Les grandes mégalopoles de 10 à 30 millions d’habitants qui concentrent les activités les plus rentables comme Delhi, Mumbai ou Bengaluru sont confrontées à des défis immenses pour assurer à leurs habitants et à leurs entreprises une fourniture suffisante en électricité et en eau, lutter contre une pollution croissante et l’engorgement de la circulation. Actuellement, l’Inde profite de la guerre en Ukraine pour acheter 50% de son pétrole brut à des prix bas à la Russie. Sa croissance a fortement repris après la crise de la Covid. Le pays est cependant à la merci de crises extérieures ou intérieures qui pourraient ralentir son expansion économique. Il est donc difficile de pronostiquer quand il dépassera le Japon et deviendra la 3e puissance mondiale. C’est cependant certainement inéluctable, du fait du déclin démographique du Japon et du potentiel indien. 

Malgré son décollage économique, un Indien sur deux vit toujours sous le seul de la pauvreté, les tensions avec les musulmans sont croissantes, la corruption est galopante et le déficit d’infrastructures est éloquent, comme le montre le récent écroulement d’un pont dans le Gange et la collision de trois trains près de Balasore. Peut-on prétendre à la « superpuissance » avec autant d’épines dans les pieds ? 

Pour la moitié des Indiens, l’Inde n’est pas sortie du sous-développement. Dans les campagnes, les paysans exploitent de minuscules parcelles et doivent s’endetter pour survivre ou migrer périodiquement vers les villes. Dans les grandes métropoles, faute de logements suffisants, une partie importante des habitants (la moitié à Mumbai) vit dans un bidonville, sans eau courante ou système d’égout. Il existe encore des cas (illégaux) de travail forcé et dans le nord du pays, beaucoup d’enfants quittent encore l’école très tôt pour travailler. En réalité, depuis que l’Inde a ouvert son économie sur le monde, les inégalités n’ont cessé de s’accroître. Ceci génère des frustrations immenses et des violences. Les riches ont tendance à s’isoler pour se protéger, dans des villes privées ou des quartiers sous bonne garde. Il faut aussi souligner les grandes disparités à l’intérieur de l’Inde entre les régions dynamiques et plus éduquées du sud et les vastes poches de pauvreté de l’Uttar Pradesh et du Bihar au nord. Le problème des infrastructures et celui de la corruption sont liés : c’est souvent l’usage d’un béton de mauvaise qualité qui entraîne les écroulements de ponts ou de bâtiments. Le réseau ferré, hérité de la période coloniale est extrêmement développé et transporte chaque jour 23 millions de passagers. Compte tenu de cela, les déraillements, certes spectaculaires, sont plutôt rares. En revanche, il y a beaucoup de morts sur les voies, car les gens les traversent, en ville comme à la campagne. La densité de population est telle, qu’il est compliqué d’établir des règles de prudence. 

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Mais le grand défi de l’Inde, si elle veut devenir une superpuissance, est très certainement celui du changement climatique et de ses conséquences. Comment nourrir une population qui va continuer de croître jusqu’en 2060 alors que les ressources en eau s’épuisent, obligeant à creuser des puits toujours plus profonds, tandis que les glaciers de l’Himalaya, qui alimentent les grands fleuves du nord du pays, fondent quatre fois plus vite que prévu ? Comment garantir les besoins en électricité qui risquent d’exploser avec l’augmentation des températures et les besoins accrus en climatisation ? L’Inde s’y prépare, par des investissements massifs dans le domaine des énergies renouvelables (solaire et éolien) dont elle aspire à devenir un des leaders mondiaux. 

L’Inde est récemment devenue le pays le plus peuplé de la planète. En soixante-ans, la population indienne a augmenté d1 milliard de personnes, du jamais vu dans lhistoire. Cette explosion démographie est-elle un moyen pour l’Inde de renforcer sa puissance ou un danger qui risque de mettre en avant ses difficultés ? 

Dans le cadre d’une concurrence accrue avec la Chine, devenir le pays le plus peuplé au monde en 2023 a donné un avantage symbolique à l’Inde. C’est autant de bras et de soldats potentiels. C’est aussi un marché de consommateur convoité par les firmes du monde entier.

L’explosion démographique que l’Inde a connue dans les années 1950-1960, liée aux progrès de la médecine associés à un taux de natalité toujours fort a été un frein au développement de l’Inde : elle a été alors incapable de sortir les masses croissantes de leur pauvreté, en dépit des efforts consentis pour industrialiser le pays et éduquer sa population. Aujourd’hui, la plus grande partie du pays est entrée dans une phase de transition démographique avec un ralentissement certain de la natalité. Le nombre d’enfants par femme est tombé à 2,05, sous le seuil de remplacement. Mais il compte 30 % de jeunes de 10 à 24 ans qui sont en âge de procréer ou le seront dans quelques années et cela explique pourquoi la croissance démographique va continuer dans les prochaines décennies. 

Dans le cadre d’une concurrence accrue avec la Chine, devenir le pays le plus peuplé au monde en 2023 a donné un avantage symbolique à l’Inde. C’est autant de bras et de soldats potentiels. C’est aussi un marché de consommateur convoité par les firmes du monde entier, de plus en plus enclines à concéder des transferts de technologie pour y pénétrer ce qui, à terme, renforcera l’économie du pays et sa capacité à se hisser parmi les leaders mondiaux dans les domaines les plus en pointe de la technologie. Une forte population, c’est aussi un réservoir de main d’œuvre, pour le moment à bas coût, ce qui favorise les délocalisations. Davantage que les ouvriers, ce sont les ingénieurs indiens, formés dans les prestigieux Instituts de technologie qui sont recrutés en Inde ou à l’étranger. Il est cependant évident que cette puissance démographique ne pourra constituer un atout durable qu’à certaines conditions : d’abord, par l’amélioration du système éducatif pour le plus grand nombre, afin de réduire les inégalités sources de tensions croissantes ; ensuite, en permettant à chacun l’accès aux aménités de base (logement, eau, électricité, toilettes) ; enfin, en évitant que les conflits intérieurs liés aux différences de caste, de religion ou d’origine géographique ne dégénèrent et ne causent des troubles majeurs qui handicaperaient fortement le développement économique. 

Les violences à l’encontre des musulmans au Gujarat ou en Uttar Pradesh, les attaques récentes dans l’État du Manipur subies par une minorité tribale chrétienne, les manifestations de xénophobies récurrentes contre les migrants provenant de régions déshéritées comme le Nord-Est, l’instabilité qui règne au Cachemire, la persistance de la rébellion naxalite d’inspiration maoïste dans des régions de l’Inde centrale, sont autant de menaces auxquelles la démocratie indienne est confrontée. La stabilité des institutions depuis 1947 est cependant remarquable, comparée à bien des États du Sud global. La vieille capacité de l’Inde à absorber les influences extérieures et à maintenir ensemble, contre toute attente, une population si vaste et si diverse, devrait cependant lui permettre de devenir l’une des grandes puissances du XXIe siècle.

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