Si l’on en croit les différents indicateurs statistiques d’inégalité, notamment le coefficient de Gini, la France est l’un des pays les plus égalitaires au monde. Comparé au revenu médian, le revenu disponible des ménages « pauvres » après impôts et transferts sociaux est en France l’un des plus élevés.
La prise en compte des effets redistributifs importants des dépenses d’éducation et d’assurance maladie accentue encore ce caractère égalitaire. On peut toujours espérer faire mieux, mais à mesure que l’on s’engage dans la réduction des inégalités, on se risque à des situations d’« aléa moral » de plus en plus destructrices. Celles-ci se traduisent tantôt par une dépendance difficilement réversible de pans entiers de la population vis-à-vis de l’État, tantôt par un changement des comportements productifs, sans besoins sociaux évidents de la part d’agents économiques cherchant davantage à bénéficier des largesses de l’État.
Ces indicateurs de répartition des revenus sont généralement interprétés comme une preuve de la réussite, si ce n’est de la supériorité du « modèle social français ». Ils permettraient, en même temps, de légitimer l’importance des dépenses sociales et le niveau élevé des prélèvements obligatoires. De fait, l’ampleur de la redistribution dans les pays industrialisés est largement corrélée au niveau de pression fiscale. Les lieux communs concernant l’ampleur des inégalités en France continuent pourtant de fuser, et l’image erronée d’une France trop inégalitaire continue de se renforcer. Au point que nos décideurs politiques, autrefois préoccupés par la croissance économique, ne sont plus guère obsédés que par les modalités de redistribution d’une richesse menacée par la stagnation.
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D’où vient cet important décalage entre la perception et les faits ? Du fait, essentiellement, que les indicateurs d’inégalités et de redistribution ne saisissent pas le cœur du problème social français, qui tient d’abord à notre décrochage par rapport aux grandes nations industrielles et à ses effets dévastateurs multiformes, ainsi qu’à la difficulté pour chaque Français à trouver une place reconnue dans le système économique. Car, lorsqu’on se tourne vers des indicateurs plus précis, force est de constater non seulement que la performance de la France est bien moins flatteuse, mais qu’elle a de surcroît tendance à se dégrader. La France décroche et l’écart se creuse chaque année un peu plus par rapport à ses grands concurrents. Elle décroche au classement du PIB par habitant, occupant désormais le 25e rang. Le taux de chômage (7,1 %1) y est sensiblement plus élevé que dans la moyenne de l’OCDE (4,9 %), en raison particulièrement d’importantes trappes à inactivité qui nourrissent le sentiment d’insatisfaction des Français et pèsent fortement sur leur bien-être, ce malgré des prestations sociales généreusement distribuées. Les perspectives de mobilité sociale sont parmi les plus mauvaises : la probabilité de changer de décile au sein de la distribution des revenus est en France l’une des plus faibles d’Europe. Cette insuffisance de mobilité sociale alimente un fatalisme, voire un pessimisme, que les politiques « égalitaires » dites « sociales » sont incapables de résoudre2 . Ici, la réponse réside avant tout dans l’assouplissement du marché du travail, c’est-à-dire l’abrogation de règles anti-économiques qui, empilées les unes sur les autres, empêchent l’offre et la demande d’emploi de s’équilibrer. À ces différents indicateurs s’ajoute celui d’une dette publique en explosion (celle-ci devrait dépasser fin 2023 les 111 points de PIB, soit près de 14 points au-dessus de son niveau d’avant-Covid), autrement dit une situation financière extrêmement dégradée laissée en héritage à nos enfants.
L’ensemble des données dont nous pouvons disposer fait ressortir le mauvais rapport coût/efficacité de notre prétendu « modèle », ce dont nos partenaires, mais néanmoins concurrents, sont parfaitement conscients. Il faut donc apporter à celui-ci les modifications qui s’imposent, en particulier, restaurer le marché du travail et refonder notre système d’éducation et de formation. Le sursaut collectif passera non point par plus d’égalitarisme, mais par une meilleure insertion dans le monde du travail et une priorité donnée à la rémunération de l’effort.
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1 Données OCDE, janvier 2023.
2 Le lecteur lira avec fruit l’ouvrage de l’ancien haut fonctionnaire, Michel de Rosen, intitulé L’Égalité, un fantasme français (Tallandier, 2020).