Les États-Unis sont confrontés à une crise sociale sans précédent. Hausse de la mortalité, explosion de la consommation de drogue, croissance des suicides, de l’obésité et des dépressions. Une crise sociale qui témoigne d’un décrochage d’une grande partie de la population et qui sera l’un des grands défis du futur mandat présidentiel.
Que se passe-t-il aux États-Unis ? À un an d’une élection présidentielle qui s’annonce explosive, jamais le contraste entre des données macroéconomiques et financières, qui témoignent de la puissance inentamée et des succès éclatants des États-Unis (voir The Economist, april 2023), et la situation concrète de la population, n’a paru aussi grand. Et jamais il n’a paru aussi difficile de porter un regard objectif sur un pays qui ne laisse personne indifférent, et sur une situation que le mot « crise » ne suffit pas à exprimer.
Hausse de la mortalité
Partout dans le monde, depuis la révolution industrielle, l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance est un critère du progrès. Aux États-Unis, l’espérance de vie recule depuis trois ans. L’écart d’espérance de vie entre les 10 % les moins riches et le 1 % le plus riche est supérieur à 15 ans. L’excès de décès par rapport aux autres pays développés est de l’ordre de 30 % par an (source ; PLOS One, Patrick Heuveline, juin 2023) ; le système de santé le plus coûteux du monde a l’un des résultats de santé publique les plus médiocres au monde. Et la dégradation physique de la population, due notamment à l’obésité des jeunes, pose des problèmes majeurs de recrutement à l’armée américaine, désormais en sous-effectifs. Seuls, 24% des jeunes (17 -24 ans) qui se présentent au recrutement seraient physiquement aptes !
Partout dans le monde, la baisse de la mortalité des femmes à la naissance est un critère du progrès. Aux États-Unis, la mortalité des femmes à la naissance augmente. Et la mortalité infantile suit. 646 hôpitaux de zones rurales sont menacés de fermeture aux États-Unis, soit plus du quart des hôpitaux existants (source ; Laura Dayda, Becker hospital review).
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En Europe, la mortalité par crime est de 2 pour 100 000 décès environ. Aux États-Unis, cette proportion approche les 100 pour 100 000. Ce qui signifie que, dans certaines villes comme Baltimore ou Chicago, le niveau de criminalité atteint celui de pays classés « en guerre civile ».
Les critères pour les apprécier font défaut ou sont contestables, mais la qualité d’une Nation et la pertinence de son système politico-économique s’apprécient à l’espoir donné aux jeunes générations. Aux États-Unis, il faut actualiser l’étude Death by Despair coproduite par Angus Deaton (prix Nobel d’économie en 2015), et sa femme Anne Case – même le Wall Street Journal a publié un alarmant : « Young Americans are dying at alarming Rates reversing years of progress ». L’étude portait sur ces Blancs des anciens pôles industriels, âgés de cinquante ans, qui mouraient de désespoir face à la désindustrialisation de leur pays, en fuyant dans la drogue, l’alcool ou le suicide précoce.
Désormais, ce sont les jeunes, dès 14 ou 16 ans, qui sont touchés par le suicide, la drogue et l’alcool, jusqu’à la mort, désignés par poisoning. Le Fentanyl n’est pas seul en cause, et plutôt que de déclarer la guerre aux trafiquants, mieux vaudrait interroger ; qu’est-ce qui pousse un jeune Américain de 15 ou 18 ans à la mort, dans le pays qui a prétendu plus que tout autre ne connaître que l’avenir ?
Concurrence mondiale
Faut-il rapprocher ce que rien ne rapproche, lier ce que rien ne lie ? La place du dollar dans les transactions internationales est en chute brutale – de 70 % en 2000 à 46 % en 2023 (lire les analyses de Gavekal) ; le récent achat de gaz russe par le Pakistan sera réglé en yuan. Plus lente, la décrue du dollar comme monnaie de réserve se poursuit également. Et les institutions conçues autour des Nations-unies, organisées et financées par les États-Unis, voient naître des concurrents résolus à changer l’ordre du monde, et à rendre compte d’un nouvel équilibre des populations, de l’activité et de la puissance, comme les BRICS, l’OCS et tant d’autres. L’exclusion des journalistes américains du sommet de l’OPEP répond à l’exclusion des journalistes russes des Nations-Unies, elle traduit un nouveau rapport de forces. Les États-Unis et leurs alliés sont en cours de marginalisation par rapport aux grands enjeux du monde – voir l’accord de coopération entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, les accords pétroliers entre la Chine et le Yémen, la montée en puissance de systèmes de règlements régionaux hors Swift, etc.
Les États-Unis ne sont plus partout les bienvenus, mais ils gardent les moyens de s’inviter. Les multiples symptômes d’une crise de la présence américaine dans le monde ne doivent pas tromper. Aucune puissance ne peut aujourd’hui affronter directement les États-Unis, et les quelque 800 bases militaires américaines dans le monde devraient suffire à confirmer le fait ; les États-Unis sont prêts à la guerre contre tout adversaire stratégique qui menace leur suprématie. Le problème est que le pire ennemi d’une hyperpuissance américaine qui continue de surclasser ses potentiels concurrents n’est ni la Chine, ni la Russie, ni la fatigue du pouvoir. C’est la crise de conscience interne qui grandit et se nourrit jour après jour d’une actualité jaillissante.
Perte de crédit dans les institutions
Qu’on en juge ! Le juge Gorsuch, qui siège à la Cour Suprême a publié en mai 2023 des conclusions accablantes pour les politiques de confinement suivies au prétexte du COVID 19, qu’il qualifie de « plus grandes intrusions dans les libertés civiles dans l’histoire de la Nation » (source ; Black Bond PTV). La Durham investigation, méconnue en France, conduite par un juge réputé pour son inflexibilité intègre, a démontré qu’il n’y avait eu jamais, en aucune manière, d´ingérence russe dans l’élection de Donald Trump, mais que le FBI avait agi sur ordre démocrate pour inventer des preuves, susciter des témoignages et subordonner des acteurs. Le journaliste vedette, Seymour Hersh, prix Pulitzer (le Nobel des journalistes) a révélé une partie de la réalité des opérations secrètes qui ont fait exploser le gazoduc Nordstream 2 en mer Baltique, acte terroriste violant les lois internationales, des lois dont les États-Unis se prévalent si bien contre leurs opposants.
L’enquête qui progresse a montré que l’ordinateur oublié de Hunter Biden contenait bien des documents compromettants, établissent pour le moins des liens d’affaires suspects avec l’Ukraine, la Chine, et la proximité du Président Joe Biden avec les affaires de son fils. Les dérives de la censure exercée sur Twitter pour le compte d’un appareil sécuritaire corrompu par les Démocrates radicalisent une opinion attachée à la liberté d’expression (lire les révélations de Matt Taïbi à ce sujet ).
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Et voilà qu’après l’affaire Weinstein, commodément étouffée, l’affaire Epstein ressurgit, met en cause la prétendue élite intellectuelle, universitaire et entrepreneuriale du pays, de Noam Chomsky à Bill Gates, de Larry Summers à William Burns, actuel patron de la CIA, et nourrit une demande récurrente, profonde sinon violente – clean up the mess, nettoyez cette cour des Miracles qu’est devenu Washington DC aux mains des Clinton et des Obama – ne parlons pas de démocrates. Le citoyen américain est de plus en plus détaché de ses représentants.
Le constat est rarement établi. Il devrait l’être. En quelques mois ou peu d’années, plusieurs des institutions les plus solides des États-Unis, le FBI et la CIA, le Department of Justice, les médias, sortent fragilisées, pour le moins, de leurs complicités partisanes. Un Président démocrate qui pourrait être visé par une procédure d’impeachment n’aura guère restauré la dignité présidentielle. Et les aléas de la guerre en Ukraine n’arrangent rien. Que se passera-t-il quand le contribuable américain commencera à demander des comptes sur l’énormité des dépenses consenties pour retarder une chute qui parait inéluctable, faute de vouloir engager un pari nucléaire ?
Les certitudes morales qui fondaient les interventions américaines à l’extérieur s’effondrent. Fallait-il vraiment envahir l’Irak, écraser la Serbie, détruire la Libye, attaquer la Syrie, occuper l’Afghanistan, réveiller la guerre au Soudan et désormais, semer aux portes de l’Europe les germes d’une guerre que l’OTAN ne peut pas soutenir ? Au nom de quoi, sinon d’une prétention intenable à gouverner le monde ?
Le monde se détourne des Etats-Unis
Le plus décisif est sans doute ce fait lui aussi trop peu commenté ; ce n’est pas contre les principes et les « valeurs » hautement proclamées par les États-Unis que le monde se détourne de l’hyperpuissance, c’est parce qu’elle ne les respecte pas elle-même ! Il faut entendre, dans tel ou tel sommet forum ou colloque international, les pays de l’océan Indien, de l’Asie du Sud-est, de l’est africain, proclamer leur attachement à the rule of law, appeler au respect des engagements financiers et de la propriété, au principe de réciprocité, etc., et s’en prendre aux États-Unis non pour contester leurs principes, mais pour dénoncer le non-respect de ces principes par ceux qui les ont affirmés ! Le fameux « double standard » partout déploré explique une situation paradoxale où les élèves se détournent du maître au nom même de son enseignement.
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Il est facile de balayer d’un revers de la main de telles interrogations – plus de la moitié des Américains n’a pas de passeport, ne sait pas où se trouvent ces barbaries qui s’appellent Irak ou Soudan, et d’ailleurs n’ont rien à faire de ce qui s’y passe. Un long papier publié par The Economist est d’ailleurs venu rappeler l’écrasante supériorité américaine dans les classements mondiaux – dépenses militaires, dépôt de brevet, universités, financements, etc. C’est oublier la fuite en avant dans un modèle de droits intangibles, les fameux Intellectual Property Rights (IPR), modèle d’affaires qui ne repose sur rien d’autre que sur la force militaire pour les extorquer au reste du monde, et qui nuit à l’innovation comme à la concurrence. C’est oublier que le génie américain doit tout à la liberté d’expression, qui est d’abord la capacité à mettre en doute les récits officiels. Et c’est oublier le malaise général des démocraties ; ont-elles voulu vraiment ce qui est fait en leur nom dans les mœurs, dans la santé et dans la guerre ? C’est oublier plus encore que dans un pays qui a sacralisé la propriété privée, la confiscation des avoirs de banques centrales, celle des avoirs de prétendus oligarques, sans jugement ni procédure contradictoire, est une éclatante contradiction – faites ce que je vous dis, ne faites pas ce que je fais ; voilà ce que le monde ne supporte plus, voilà ce qui interroge le bon sens américain !
La cité sur la colline
Pour y voir clair, une fois de plus, Tocqueville est un bon guide. Son analyse a été reprise récemment par NS Lyons sur son substack. « À city upon the hill », la nouvelle Jérusalem, la terre de toutes les promesses, les États-Unis se sont constitués autour d’une prétention explicite à la supériorité morale. Tocqueville résume tout en écrivant que les États-Unis sont une puissance au service du Bien, et qu’en cessant de l’être, ils perdraient leur puissance. Là réside sans doute la crise de la conscience américaine, que média, plates-formes Internet et censure d’État font tout pour cacher ; les États-Unis ne peuvent plus se prendre eux-mêmes pour une puissance au service du Bien. Les États-Unis se banalisent. Mais que devient un pays qui perd la raison de se croire supérieur, l’exception qui le constituait aux yeux de ses citoyens ? Et que devient une puissance inemployée, ou plutôt, si mal employée au bénéfice de ses citoyens, si manifestement au service de la ploutocratie qui s’est emparée de ses systèmes en lui volant son âme ?