La Bulgarie, malade de ses élites politiques

24 mai 2023

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Le chancelier autrichien Karl Nehammer, à droite, et le président bulgare Rumen Radev visitent la direction régionale "Police des frontières" à Elhovo, lundi 23 janvier 2023. Valentina Petrova/AP/SIPA

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La Bulgarie, malade de ses élites politiques

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Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la Bulgarie est au cœur des manœuvres du Kremlin qui cherche à y asseoir son influence. Avec la lutte anticorruption, le rapport à Moscou est un des facteurs structurants du débat politique bulgare.

En février dernier, la prise de position du président bulgare Roumen Radev a dû réjouir Moscou, autant qu’elle a exaspéré Kiev. Alors qu’il affirmait avoir demandé à son gouvernement de s’opposer à toute aide militaire à l’Ukraine — allant ainsi à l’encontre d’un vote du Parlement bulgare de l’automne dernier, il assurait vouloir que « les efforts diplomatiques [reprennent] afin de rechercher une solution pacifique au conflit ». Si la posture apparaît raisonnable, cette position s’apparente, à Kiev et au sein d’une grande partie des alliés de l’Ukraine, à un narratif servant directement les intérêts de la Russie. Derrière elle se cache en effet la volonté d’un arrêt immédiat de l’aide militaire bulgare à l’effort de guerre ukrainien. Mais elle est peu étonnante dans un pays, où « le rapport à la Russie est redevenu un facteur structurant du débat public et des identités partisanes », selon les mots de l’historienne Nadège Ragarun, directrice de recherche à Sciences Po, dans une tribune rédigée pour le journal Le Monde en septembre 2022.

Ces derniers mois, le rapport de la Bulgarie avec la Russie, dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine, a été pour le moins évolutif, en fonction des changements de gouvernements au sein d’un pays qui a connu quatre élections en deux ans. La Bulgarie est divisée entre le parti du GERB, assemblage hétéroclite d’intérêts économiques sans ligne politique établie et son opposition, l’alliance pro-européenne et anticorruption des centristes du PP et de « Bulgarie Démocratique ». Le tableau politique se complique par la présence d’une myriade de mouvements dont la capacité de coalition se heurte à des intérêts fondamentalement contradictoires et parfois très personnels. 

Échec d’un gouvernement anticorruption 

Pourtant, pendant quelques mois, la ligne était plutôt claire. Le gouvernement du Premier ministre Kiril Petkov, arrivé aux affaires en décembre 2021, s’est attaché à faire de la lutte anticorruption sa priorité et, sans grand bruit, à fournir dès les premiers jours du conflit, des munitions et du carburant aux forces armées ukrainiennes. Un soutien opérationnel qui a, à son échelle, contribué à la capacité de résistance des forces armées ukrainiennes, surtout dans les premières semaines du conflit. Le pays s’est d’ailleurs globalement aligné sur la ligne euroatlantiste, votant même les sanctions contre les oligarques russes, pourtant omniprésents dans le pays.

Le gouvernement Petkov, qui avait réussi à se faire élire sur un programme très largement orienté sur la lutte contre la corruption, n’aura finalement tenu que six mois, notamment du fait de la guerre en Ukraine et des livraisons d’armes successives qui ont contribué à délier la déjà fragile coalition politique, qui comprenait dans ses rangs le très prorusse parti socialiste. Il perd ainsi la confiance du parlement le 22 juin dernier. « Dans son effort d’émancipation [NDLR. de la Russie], le gouvernement Petkov a échoué à faire entendre sa voix dans les médias publics, lesquels relaient le discours prorusse du chef de l’État bulgare », explique Nadège Ragaru. Le paysage médiatique bulgare reste en effet globalement concentré entre les mains d’oligarques proches de l’ancien Premier ministre du GERB, Boïko Borissov et fait l’objet de critiques profondes, le pays pointant à la 71e place du classement 2022 de Reporters Sans Frontières (RSF).

Un pays sous la pression d’une corruption perçue endémique

La Bulgarie a conservé certaines caractéristiques des régimes du modèle soviétique, même après la chute du système. La corruption endémique, fruit de la soumission du système judiciaire à des milieux politiques et la prédominance d’une oligarchie aux racines criminelles, mine le développement socio-économique de cet État membre de l’Union européenne (UE). Le pays est, selon l’index annuel de Transparency International, un des plus corrompus de l’UE — il occupe l’avant-dernière place — après la Roumanie et devant la Hongrie. 

La prédominance du GERB et de DPS — un mouvement politique communautaire des Turcs et musulmans de Bulgarie, son allié de l’ombre ces dix dernières années — n’a pas réellement contribué à améliorer la situation, selon de nombreux observateurs. « [Le] GERB, populiste, est officiellement de centre droit et pro-occidental, mais il incarne surtout un clientélisme et une corruption généralisés dans le pays. Ses liens avec la Russie sont faiblement lisibles, mais ils semblent sous-tendus par des intérêts économiques partagés », explique, pour le journal Les Échos Nadège Ragaru. À gauche, le soutien à la Russie est pleinement assumé, avec le Parti socialiste, héritier direct du Parti communiste bulgare, tout comme à l’extrême-droite, avec le mouvement ultranationaliste Renaissance, qui se targue aujourd’hui de rassembler plus de 10 % des électeurs. 

Pendant son règne de plus de dix ans, Boïko Borissov fut considéré comme le catalyseur des dérives mafieuses du pays. Premier ministre de manière quasi ininterrompue entre 2009 et 2021, il est perçu comme l’un des cas emblématiques des dérives du système. Cadre intermédiaire au sein du ministère de l’Intérieur dans les années 1980, il a préféré conserver en 1990 sa carte du Parti communiste et quitter les services du ministère après la dépolitisation post-communiste des services régaliens (armée, police, justice). Il a fait l’objet d’une enquête approfondie de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) pour ses liens supposés avec des réseaux bulgares de blanchiment d’argent, notamment le SIC, et a été critiqué pour le détournement quasi-systémique des fonds structurels européens, destinés au financement des infrastructures notamment routières et ferroviaires. 

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Des critiques similaires existent contre le système judiciaire, perçu comme un instrument de pressions et de représailles contre toute forme d’opposition par le biais d’enquêtes « politiquement motivées ». La défiance envers la justice bulgare -57 % des Bulgares pensent que la corruption est largement répandue dans le système judicaire du pays, selon la Commission européenne — est aussi en partie liée au rôle tout-puissant dont bénéficie Ivan Geshev, le procureur général actuel du pays. « Le procureur général est le seul haut fonctionnaire [bulgare] irresponsable qui jouit d’une telle immunité et de tels privilèges », souligne ainsi Ekaterina Baksanova, dans un rapport daté de 2020. 

Parmi certains cas douteux, celui du propriétaire d’Hippoland, une chaîne bulgare de magasins de jouets, qui s’est publiquement mobilisé en faveur des manifestations antigouvernementales en 2020, entraînant des vagues de contrôle fiscaux sur son entreprise. Un schéma similaire se dessine actuellement avec la startup Nexo, l’un des géants mondiaux de la FinTech. La société et ses trois dirigeants, réputés proches des milieux de l’opposition pro-européenne, sont sous le coup de plusieurs chefs d’accusation. « Une attaque coordonnée avec des allégations de comportement criminel basées sur des allégations fabriquées et politiquement motivées », selon Toby Cadman, avocat de Nexo, cité par Mark Hollingworth dans un article de The Spectator sur les « dérives mafieuses » de la Bulgarie. « La grande spécialité du parquet bulgare est de mettre des personnes en examen pour les déstabiliser et si possible spolier leurs actifs, sans jamais réellement initier un procès qui leur permettra de prouver leur innocence », estiment ainsi des avocats bulgares. 

Moscou avance ses pions

Les faiblesses systémiques de la Bulgarie et l’inclinaison d’une partie de l’élite politique pour la Russie en fait un pays stratégique pour Moscou. L’influence russe dans le pays est multiforme. En juillet 2022, la porte-parole du gouvernement Petkov affirmait que des personnalités publiques et des influenceurs étaient rémunérés par les Russes pour diffuser des messages servant un narratif pro-Kremlin. Déjà en mars 2021, le président de la Commission de la sécurité intérieure du Parlement bulgare évoquait l’infiltration systémique d’agents russes au sein des services de renseignement bulgare, ce qui expliquerait en partie l’échec de leur analyse sur l’invasion imminente de l’Ukraine. Ces affirmations témoignent des tentatives d’influence russe, tangibles à tous les niveaux de responsabilité, y compris au sein des milieux politiques et militaires. 

Et, comme dans le reste de l’Europe, les médias et les réseaux sociaux n’échappent pas aux tentatives de manœuvres informationnelles. « La propagande pro-Kremlin a pénétré l’espace médiatique de la Bulgarie. Elle se retrouve partout, dans les médias numériques ou traditionnels, y compris publics, ou sur les réseaux sociaux », affirme Goran Georgiev, analyste au Centre pour l’étude de la démocratie, pour le magazine La Libre Belgique. L’impact sur la vie démocratique du pays est, en tout cas, réel, note Nadège Ragaru pour Le Monde : « La politique d’influence déployée par la Russie depuis plus d’une décennie, dans l’indifférence complète des observateurs européens, et le soutien que la Russie a apporté aux formations antisystèmes ont achevé de fragiliser le système politique ».

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À propos de l’auteur
Helena Voulkovski

Helena Voulkovski

Helena Voulkovski travaille sur les risques pays pour un cabinet international d’assurances.

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