L’intégration des Balkans dans l’UE est un processus complexe. Entretien avec Henry Zipper de Fabiani

29 mai 2023

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : De gauche à droite, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le président du Kosovo Vjosa Osmani Sadriu, le président du Conseil européen Charles Michel et le président français Emmanuel Macron posent pour une photo de groupe lors d'un sommet de l'UE à Bruxelles, jeudi 23 juin 2022. John Thys/AP/SIPA

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L’intégration des Balkans dans l’UE est un processus complexe. Entretien avec Henry Zipper de Fabiani

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Entretien avec Henry Zipper de Fabiani. Chercheur associé à l’IRIS, il a servi trente-six ans la diplomatie de la France (1978-2014) dont douze en qualité d’ambassadeur bilatéral (Tadjikistan, Bosnie-Herzégovine) et itinérant (déminage humanitaire, économie des régions).

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

Les pays des Balkans ont été invités à rejoindre l’UE depuis maintenant plusieurs années, mais leur statut d’intégration de six d’entre eux est toujours en attente. Bien que ce processus n’ait pas encore abouti, l’Ukraine et la Moldavie ont bénéficié de leur côté d’une procédure accélérée. Cette procédure a-t-elle suscité des difficultés avec les pays candidats des Balkans occidentaux ?

Un risque d’incompréhension, voire de tensions, était assez prévisible, mais a été surmonté. L’ensemble des pays des Balkans occidentaux sont candidats depuis plusieurs années, notamment depuis la fin des opérations au Kosovo – à l’initiative, rappelons-le, de l’UE elle-même, notamment de la France et de la Grèce. La Bosnie-Herzégovine s’est vu accorder officiellement le statut de « candidat » en 2022, au même titre que l’Ukraine et la Moldavie. L’actualité européenne fait effectivement passer ces dernières au premier rang des préoccupations. Même si le processus préliminaire a été accéléré, l’Ukraine est encore loin de pouvoir rejoindre l’UE puisque tout candidat doit faire des progrès significatifs avant même de pouvoir entamer les négociations d’adhésion proprement dites. Pour autant, il ne s’agit pas de laisser tomber les autres pays balkaniques, comme l’illustre le cas de la Bosnie-Herzégovine. L’UE a constamment fait des gestes envers tous ces pays et leur a donné des réassurances notamment pour ceux qui attendent depuis plus de vingt ans. À ce titre, la Commission publie chaque année un rapport qui détaille pour chacun des pays candidats les progrès et les éventuelles régressions. La feuille de route est donc claire et les étapes indispensables bien connues, notamment le respect de l’état de droit et des droits de l’homme, ainsi qu’un environnement favorable au développement d’une économie saine, débarrassé du fléau de la corruption.

L’enjeu actuel est surtout d’arrimer véritablement ces pays à l’Europe, eux dont certains sont souvent considérés comme dans l’orbite de la Russie, le « grand frère » slave et orthodoxe, avec des affinités similaires chez certains voisins déjà membres de l’UE. Le cheminement de ces pays est difficile, car les critères d’adhésion à l’UE sont très exigeants et c’est plutôt une bonne nouvelle pour eux comme pour l’UE. Les pays des Balkans doivent comprendre qu’il ne s’agit pas d’obstacles artificiels, mais au contraire de vérifier que ces derniers ne risquent pas d’affaiblir l’UE dans ses valeurs et ses principes fondamentaux. Or, tout cela prend du temps. À cela s’ajoute le fait que tous les pays candidats doivent mettre leur économie en état de résister aux effets déstabilisateurs que peut provoquer l’entrée au sein d’un espace de libre circulation des hommes, des biens et des capitaux. 

L’entrée de pays supplémentaires ne risque-t-elle pas de désorganiser le fonctionnement des institutions européennes, notamment concernant le nombre de députés au Parlement ou le fonctionnement du Conseil européen et de la Commission européenne ? 

C’est une question qui fait effectivement débat. L’UE a bien pris conscience aujourd’hui qu’il ne sera pas possible d’intégrer ces pays sans modifier profondément certains aspects de son fonctionnement, pour des raisons d’équilibre et d’efficacité. Une idée qui fait son chemin serait de définir un statut transitoire où ces pays pourraient profiter de divers avantages de l’appartenance à l’UE sans pour autant obtenir à ce stade un plein statut de « pays membre ». C’est une question délicate qui peut amener à considérer que l’Europe « joue » avec ces pays concernant leur adhésion à l’UE, ce qui n’est pas le cas. Quoi qu’il en soit, l’Europe paraît s’orienter peu à peu vers une formule de cette nature. Celle-ci leur donnerait ainsi progressivement des avantages très concrets, au fil du temps. Par exemple, si la Croatie a rejoint l’UE en 2013, elle n’a obtenu qu’en tout début d’année 2023 le droit d’entrer dans Schengen. C’est un grand progrès pour ce pays. Il faut noter que la région des Balkans se sent souvent cloisonnée et séparée des grands mouvements européens. Schengen est un atout, la zone euro en est un autre : la Croatie vient également de rejoindre l’euro en renonçant à sa monnaie nationale.

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Ainsi, divers avantages liés à l’appartenance à la famille européenne pourraient apparaître avant même de rejoindre officiellement l’UE. C’est une option qui se pose aujourd’hui, mais qui nécessite peut-être de redéfinir un véritable noyau au sein d’une Europe qui s’élargit. J’insiste sur le caractère très préliminaire de ce genre de réflexion. Mais le débat paraît imminent et inéluctable.

Les Balkans ont été sous le feu de l’actualité au moment de la crise des migrants de 2015. Alors que la région est souvent considérée comme une porte d’entrée de l’Europe, où en est-on aujourd’hui ?

C’est une question complexe qui ne peut être résolue facilement. À ce titre, la Commission a pris une initiative pour traiter les problèmes migratoires de cette région. En effet, les Balkans sont une véritable passoire. La plupart des pays de la région n’ont pas les capacités administratives et techniques pour gérer convenablement les routes migratoires. À cela s’ajoute le déficit démographique de la région et l’intérêt stratégique pour les migrants qui peuvent venir depuis les terres en passant par la Turquie, mais aussi par la mer. 

Or, par ricochet, cette question ne peut être décorrélée de celle de la circulation entre les pays concernés eux-mêmes, tout comme avec l’UE ou la zone Schengen – où les populations concernées ont un intérêt capital qui concrétise pour elles leur rapprochement avec l’UE, notamment sous l’angle du régime des visas.

Depuis quelque temps, des tensions semblent ressurgir en Bosnie-Herzégovine. Cette situation peut-elle affecter son rapprochement avec l’UE et déstabiliser la région ? 

Vous avez raison d’évoquer ces deux aspects – intérieur et extérieur -, sachant que, depuis l’éclatement de la Yougoslavie, l’histoire de la Bosnie-Herzégovine se joue dans les relations qui se nouent entre ses trois principales composantes communautaires : serbe, croate, bosniaque. Depuis 1995, les accords de Dayton fournissent un cadre juridique et institutionnel à ces relations auxquelles sont associés les pays voisins, notamment la Serbie et la Croatie. Or, les accords de Dayton organisent une partition du pays à peu près égale entre deux « entités » : d’une part, les dix cantons de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, à majorité croate ou musulmane, et, d’autre part, la Republika Srpska à majorité serbe. Ce découpage complexe a gelé les positions acquises pendant la guerre. Le déploiement d’une force de paix multinationale de l’OTAN puis de l’Union européenne contribue à stabiliser la situation – et elle a d’ailleurs été renforcée en 2022 dans le contexte de la guerre d’Ukraine, adressant ainsi un signal de vigilance aux acteurs locaux qui pourraient être tentés de profiter de la situation. 

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Or, malgré plus de vingt-cinq ans de paix, des tensions persistent, les trois sentiments nationaux ayant tendance à être exacerbés par les dirigeants locaux et, parfois, attisés par leurs partenaires extérieurs, bien au-delà des Balkans proprement dits. On peut comprendre que le jeu politique local se cherche des alliés à l’extérieur, même dans des pays membres de l’UE, comme la Slovénie, la Croatie ou la Hongrie. L’engagement de l’UE à s’élargir dans la région fournit néanmoins un bon levier pour désamorcer ces tentations. La décision d’accorder le statut officiel de candidat à la Bosnie-Herzégovine, fin 2022, illustre cette détermination. Bien sûr, les réseaux d’influence russes s’activent, surtout chez les Serbes, de Bosnie comme de Serbie. Mais les rodomontades de Milorad Dodik en Republika Srpska sont à ce stade largement vocales. Tout en restant vigilant quant à l’unité du pays et au respect de la répartition des rôles entre entités et État central, on peut être raisonnablement confiant. Mais il faut rester vigilant.

Du 1er janvier au 30 juin 2022, la France a pris la présidence du Conseil de l’Union européenne. Comment la gestion française s’est-elle occupée de la question des Balkans ? 

La présidence française de l’UE (PFUE) a été confrontée à un défi de première grandeur découlant de l’agression de l’Ukraine par la Russie. La guerre déclenchée le 24 février 2022 a en effet précipité la décision de reconnaître les candidatures de l’Ukraine et de la Moldavie à l’UE – celle de la Géorgie apparaissant aussi plus vraisemblable. D’où un risque de découragement accru chez les six États des Balkans occidentaux faisant antichambre depuis une vingtaine d’années. D’où trois types de mesures initiées par Paris :

Tout d’abord, la PFUE a activement contribué à une ingénierie d’apaisement des différends et tensions qui entravaient les progrès dans les procédures d’adhésion. À cette fin la diplomatie française s’est activée auprès de toutes les capitales concernées, dans les pays aspirant à l’adhésion comme chez les États membres les plus impliqués. Le principal point de blocage concernait la Macédoine du Nord, l’un des candidats les plus proches de l’ouverture des négociations d’adhésion. Après avoir résolu l’objection de la Grèce portant sur son nom (accord de Prespa, 2018), Skopje se heurtait à des exigences de la Bulgarie sur des questions identitaires et mémorielles, très sensibles de part et d’autre. Histoire, langue, grands hommes, minorités : ces points sensibles devraient désormais être abordés dans un esprit de coopération et non d’opposition. La Macédoine du Nord a donc pu ouvrir les négociations d’adhésion à l’UE dès le début de 2023, tout comme l’Albanie. Parallèlement, Bruxelles encourageait la poursuite des négociations entre la Serbie et le Kosovo, toujours sensibles, avec quelques progrès à l’été 2022. Paris avait aussi veillé dès la fin 2021 à accompagner Belgrade dans son cheminement laborieux vers l’UE, alors que Moscou continuait d’attiser le ressentiment des Serbes chez qui persistent des aspirations panslaves.

Ensuite, Paris s’est joint à l’impulsion plus large existant au sein de l’Union et visant à rehausser le processus d’élargissement, sur des questions de fond, au profit de tous les candidats. Ces efforts s’inscrivaient dans le prolongement de l’accompagnement des Balkans face aux différentes crises internationales : Covid-19, migrations, énergie. La France s’inscrit ainsi dans la continuité de sa stratégie pour les Balkans, qui s’est notamment traduite par le déploiement de l’Agence française de Développement dans une région dont elle était absente – et cela en coopération avec d’autres partenaires, notamment l’agence de développement allemande (GIZ). Face aux menaces accrues de désinformation – qui sont non seulement sécuritaires, mais s’inscrivent aussi dans une guerre de propagande -, la France, avec la Slovénie, ouvre à Podgorica un centre de formation spécialisé. En outre, la France a appuyé la reconnaissance de la Bosnie-Herzégovine comme candidat, tout en contribuant au renforcement de l’opération Althéa de l’UE en réponse aux risques de déstabilisation engendrés par la guerre d’Ukraine. D’où des progrès en matière de stabilité et de cheminement vers l’intégration européenne.

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Enfin, la PFUE a eu recours à un procédé visant à atténuer la césure entre appartenance / candidature / non-appartenance à l’Union européenne, grâce au lancement de la Communauté politique européenne. Cette initiative française a reçu un accueil favorable de tous les intéressés, y compris dans les Balkans. Sa première réunion en octobre 2022, sous présidence tchèque, a été un succès. Elle témoigne d’une approche pragmatique, inclusive, destinée à encourager échanges et coopérations concrètes entre tous les pays du continent, sans que l’appartenance ou non à l’UE soit un obstacle.

Ainsi, en prenant du recul sur la situation dans les Balkans depuis 30 ans, il faut reconnaître qu’il y a eu de réels progrès dans la région, pour chaque pays comme plus globalement. La France y a sa part et a su contribuer efficacement à relever le défi de la guerre d’Ukraine et de la nécessité d’arrimer le plus solidement possible les pays du continent à la construction européenne.

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