Trois décennies après l’injonction faite à l’Afrique par François Mitterrand lors de son « discours de La Baule » le 20 juin 1990, la démocratie qu’il postulait être le remède aux maux du continent n’y a apporté ni développement économique, ni stabilité politique et encore moins sécurité. Un échec qui explique pourquoi des pays comme le Mali, le Burkina Faso, la Guinée, le Tchad et la Centrafrique ont décidé de tourner le dos à l’impératif de la « bonne gouvernance » et de se donner ou de se redonner des régimes autoritaires.
Nous assistons là, à la fois à la fin d’un cycle et à un changement de paradigme. L’avenir dira si ces pays auront tiré bénéfice du rejet de ce modèle politique à prétention universaliste et des analyses idéologiques qui en découlent. Si la démocratie électorale a échoué à régler les conflits africains, c’est en raison de l’inadéquation entre des réalités socio-politiques communautaires enracinées et un système politique importé à base individualiste.
Inadaptation culturelle
Comment le greffon démocratique européen aurait-il pu prendre en Afrique où, traditionnellement, l’autorité ne se partage pas, où la séparation des pouvoirs est inconnue, où les chefs détenaient à travers leur personne à la fois l’auctoritas et la potestas ?
Comment a-t-on pu faire croire aux Africains que la transposition de la démocratie occidentale était possible sans qu’auparavant il ait été réfléchi à la création de contre-pouvoirs, au mode de représentation et d’association au gouvernement des peuples minoritaires condamnés par l’ethno-mathématique électorale à être pour l’éternité écartés du pouvoir ? En effet, comme les élections africaines sont le plus souvent des sondages ethniques grandeur nature, elles permettent donc aux peuples démographiquement dominants d’échapper à l’alternance politique qui est pourtant un pilier du système démocratique. Le principe majoritaire est donc violé dès le départ puisque les élections servent de paravent légal au maintien au pouvoir des peuples les plus nombreux. Voilà identifiée la cause de la plupart des guerres africaines.
Tragiques exemples
À cet égard, l’exemple du Sahel est parlant1. Ici, comme ils sont minoritaires, les nordistes, qui dans la société précoloniale étaient les dominants, sont aujourd’hui exclus du pouvoir par les urnes. Pour eux, la « solution » électorale n’est donc qu’une farce puisqu’elle ne fait que confirmer à chaque scrutin les pourcentages ethniques, légitimant ainsi le pouvoir de ceux dont les femmes sont les plus fécondes.
Plus encore, et nous sommes là en présence d’un tragique paradoxe puisque, à l’issue de certaines de ces guerres, les principes démocratiques au nom desquels elles furent déclenchées se retrouvent totalement bafoués.
À ce sujet, un exemple tragique nous est donné par le Rwanda où, en 1959, au nom de la démocratie, une révolution déclenchée puis encadrée par la Belgique et par l’Église catholique eut pour conséquence l’abolition de la monarchie. Les Tutsis (10 % de la population) cédèrent alors le pouvoir aux Hutus (90 % de la population). Mais le 1er octobre 1990, les descendants de ceux des Tutsis qui avaient émigré attaquèrent le Rwanda à partir de l’Ouganda. Sous la pression de la France, le président hutu Habyarimana fut alors contraint d’accepter le multipartisme postulé être la solution au conflit. Or, tout au contraire, ce système fit remonter au grand jour les profondes fractures de la société rwandaises jusque-là engerbées au sein du parti unique2. Le résultat fut une atroce guerre civile suivie du génocide de 1994 à l’issue duquel les Tutsis du général Kagamé qui n’étaient pourtant toujours que 10 % de la population reprirent par les armes un pouvoir perdu par les urnes trois décennies auparavant3. Ici, la démocratie a donc initialement provoqué le chaos pour aboutir finalement au rétablissement de la situation « dictatoriale » antérieure… au prix d’un génocide et de la déstabilisation de toute la région des Grands Lacs et du Kivu.
Effets dévastateurs de la démocratie
Un retour en arrière est nécessaire afin de bien comprendre pourquoi plus généralement l’introduction de la démocratie à l’occidentale a eu des effets dévastateurs en Afrique.
Durant trois décennies, de 1960 à 1990, la priorité des responsables africains fut à la constitution de l’État, ce qui se fit à travers le « raccourci autoritaire », le parti unique s’identifiant à l’État en construction. Les rapports de force ethniques se firent alors à l’intérieur du monopartisme. Si un minimum de stabilité domina, en revanche, le développement, postulé être l’horizon indépassable suivant les critères occidentaux, ne suivit pas. Ce fut alors, comme il a été dit plus haut, que lors de la Conférence franco-africaine de La Baule, tirant les leçons des échecs économiques et sociaux de l’Afrique, François Mitterrand déclara que c’était par déficit de démocratie que le continent ne parvenait pas à se « développer », et il conditionna alors l’aide de la France à l’introduction du multipartisme.
Le résultat fut que, dans toute l’Afrique francophone, la chute du système de parti unique provoqua une cascade de crises et de guerres, le multipartisme y exacerbant l’ethnisme et le tribalisme jusque-là contenus et canalisés dans le parti unique. Avec pour résultat, et comme nous l’avons également dit, le triomphe de l’ethno-mathématique électorale, les ethnies les plus nombreuses l’emportant dans les urnes sur les moins nombreuses.
À lire également
La démocratie est-elle possible en Afrique ?
Comment d’ailleurs avait-on pu croire qu’il était possible de transposer la démocratie parlementaire en Afrique alors que l’idée de nation n’y est pas la même qu’en Europe ? Dans un cas, l’ordre social repose sur des individus, dans l’autre, sur des groupes. Or, si le principe du « one man, one vote », sur lequel est fondée la démocratie majoritaire, est pertinent dans des sociétés homogènes et individualistes, telles celles des États-nations d’Europe occidentale, il l’est à l’évidence moins dans les sociétés africaines où les définitions sont communautaires et hétérogènes, et où l’alternance politique est bloquée par l’ethno-mathématique électorale.
Voilà pourquoi les États africains sont régulièrement perçus comme des corps étrangers prédateurs par une large partie de leurs propres « citoyens », et pourquoi les foyers potentiels de guerre sont si nombreux sur le continent. Or, il faut bien voir que la démocratie, système politique contemporain importé, est par nature incapable de régler ces conflits puisque leurs causes sont le plus souvent des résurgences inscrites dans la longue durée africaine.
Quelques exemples :
Les guerres du Tchad qui éclatèrent dès les années 1960, donc quatre décennies avant la découverte et la mise en exploitation du pétrole, étaient clairement la reprise de conflits séculaires inscrits dans le continuum historique des rapports entre nomades nordistes et sédentaires sudistes.
Les guerres de Sierra Leone, du Liberia, du Kivu ou de l’Ituri n’eurent pas pour origine le contrôle des diamants, du bois ou du coltan. Ce furent en effet, et une fois encore, des conflits ethniques qui prirent de l’ampleur pour ensuite, mais seulement ensuite, s’autofinancer avec les diamants, le bois et le coltan. Ainsi, en RDC : « Il n’existe pas de corrélation entre les zones d’extraction de diamants et celles où les rébellions se sont formées. En 2005, des rebelles ont pris les armes au nord-ouest, où il n’y a pas de diamants, alors qu’il n’y a eu aucune activité insurrectionnelle dans le sud-ouest, pourtant riche en diamants. »4
L’actuelle guerre du Mali, qui a débordé sur les pays voisins, n’était pas un conflit à l’origine religieux, mais la quatrième résurgence postcoloniale d’une revendication ethno-politique des Touaregs qui n’acceptaient plus d’être considérés comme des sous-citoyens par les sédentaires noirs sudistes qui étaient leurs tributaires avant la colonisation. Puis, dans un second temps, avec opportunisme, les islamistes se sont ensuite insérés dans ce conflit pour le faire changer de nature.
Dans les exemples cités, les effets secondaires étant des surinfections de plaies ethno-politiques séculaires5, la démocratie est bien évidemment incapable de les cautériser. Quand elle n’en est pas la cause ou un facteur aggravant.
Le constat d’échec de la démocratie ne se limite cependant pas à l’Afrique subsaharienne.
Ainsi, en Libye où, depuis 2011, après y avoir provoqué le chaos, la France, ses alliés de l’OTAN et ses partenaires de l’UE prétendent reconstruire le pays à partir d’un préalable électoral qui se heurte de front au système politico-tribal6. Groupées en çoff (alliances ou confédérations), les tribus libyennes ont en effet leurs propres règles internes de fonctionnement qui ne coïncident pas avec la démocratie occidentale individualiste fondée sur le « one man, one vote ».
Alors qu’ici la priorité est à la reconstruction de l’État à partir du réel communautaire, les Occidentaux postulent tout au contraire que des élections vont permettre de dégager un consensus « national » entre les factions libyennes.
À lire également
Afrique : traite des cerveaux et appauvrissement des pays
Comment peut-on à ce point négliger à la fois le réel et les leçons d’un passé récent ? En effet, en 2012 et en 2014, trois élections furent organisées en Libye. Or, au lieu de créer un consensus national, elles ont tout au contraire accentué les divisions, élargi le fossé entre Tripolitaine et Cyrénaïque, provoqué une guerre civile à l’intérieur de la guerre civile, et permis l’immixtion de la Russie et de la Turquie.
« La démocratie ni les réalités ethniques. »
En Afrique, l’expérience démocratique a donc largement échoué. Voilà pourquoi certains se tournent désormais vers des pouvoirs autoritaires, régulièrement militaires, tout en cherchant des modèles et des soutiens ailleurs que parmi les démocraties occidentales. D’où l’entrée en scène de pays comme la Chine, la Turquie et la Russie7.
Cette dernière a, ces dernières années, accumulé les succès sur le continent en agissant à travers l’option militaire, ayant bien compris que le développement de l’Afrique selon les critères occidentaux n’est qu’une chimère à laquelle seuls les Européens croient encore, ou font semblant de croire.
Comment d’ailleurs imaginer pouvoir développer un continent qui, dans les années 2050, aura une population comprise entre 2 et 3 milliards d’individus (dont 90 % au sud du Sahara), puis de plus de 4 milliards en 2100, soit 1/3 de la population mondiale ? Plutôt que « labourer l’océan » du développement, la Russie a donc décidé de se placer au cœur de ces véritables structures de pouvoir et d’influence que sont les forces armées8 .
Diktat intellectuel
De leur côté, lassés du diktat démocratique occidental et des injonctions moralisantes et sociétales comme le mariage homosexuel ou les singularités LGBT, les Africains sont actuellement de plus en plus nombreux à voir la démarche russe avec sympathie. D’ailleurs, et comme ne se privent pas de le répéter, les responsables de Moscou, n’ayant pas de passé colonial, leur pays ne s’est jamais cru autorisé à imposer au continent des impératifs sociétaux, politiques ou économiques. Tout au contraire, hier, l’URSS a aidé les luttes de libération et aujourd’hui, la Russie engage les pays africains à se libérer des ultimes « survivances coloniales », donc du modèle démocratique occidental qui en serait un avatar.
Ce faisant, la Russie a donc très exactement pris le contre-pied de ce que proposa François Mitterrand en 1990 lors de la conférence de La Baule. À la différence du président français, elle considère ainsi que la cause des blocages de l’Afrique n’est pas le manque de démocratie, mais son instabilité politique largement provoquée par cette même démocratie. Le 24 janvier 2019, dans son discours prononcé à Sotchi, lors de la clôture du sommet russo-africain, Vladimir Poutine a ainsi pointé les conséquences de l’emballement démocratique en faisant remarquer que : « Plusieurs pays sont confrontés aux conséquences des printemps arabes. Résultat : toute l’Afrique du Nord est déstabilisée. »
Un grand basculement est donc en cours en Afrique. Face à lui, les dirigeants européens, mais surtout français ont le choix entre deux options :
Soit ne pas dévier de la ligne idéologique officielle et continuer à camper sur le préalable démocratique, ce qui relèverait d’une forme d’autisme politique et serait perçu en Afrique comme un véritable impérialisme idéologique.
Soit prendre en compte avec réalisme les nouvelles orientations et aspirations du continent, ce qui passe par la fin de leur prétention à l’universalisme démocratique et sociétal.
1 Voir à ce sujet mon livre Histoire du Sahel des origines à nos jours, Le Rocher, 2023.
2 Le Parmehutu avant 1973, puis le MRND après1975.
3 Voir à ce sujet mon livre Rwanda, un génocide en questions, Ellipses,2014.
4 Rapport Afrique de Crisis Group n° 167,16 décembre 2010, p. 16.
5 La colonisation a naturellement eu des conséquences sur la stabilité africaine, ne serait-ce qu’en raison de la question des frontières. Or, là encore, en quoi des élections pourraient-elles résoudre des conflits nés de tracés frontaliers coupant des peuples ou bien, tout au contraire, rassemblant tout aussi artificiellement des entités ethniques ou tribales historiquement opposées ?
6 Voilà pourquoi, adoubés par les Occidentaux, les politiciens rentrant d’exil ne représentent qu’eux-mêmes, et non les vraies forces du pays.
7 Voir à ce sujet mon livre Histoire de la Libye des origines à nos jours, Ellipses, 2022.
8 Depuis le début des années 2000, la Russie fait un grand retour en Afrique en profitant de l’accumulation des erreurs faites par la France et plus généralement par les Occidentaux, et en réactivant ses anciens réseaux hérités de l’ex-URSS à travers les responsables africains formés à l’université Patrice Lumumba. Ainsi en fut-il avec Michel Djotodia qui prit le pouvoir en Centrafrique en 2013 et qui est russophone.