Malgré les polémiques, le mythique Autant en emporte le vent continue de raconter la fin d’une certaine idée des États-Unis d’Amérique.
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C’est avec une pointe d’audace que Pierre Alary a sorti en avril son premier tome de Gone with the wind (éditions rue de Sèvres, avril 2023), une adaptation en bande dessinée du grand roman de Margaret Mitchell.
Cette œuvre volumineuse, de près de mille pages, fut popularisée en 1939 par Hollywood et de nombreux oscars, mais le film, en presque quatre heures, a tout de même réduit la portée du livre.
Au-delà de l’intrigue amoureuse qui tourmente la cervelle de Scarlett O’Hara, Ashley Wilkes et Rhett Buttler, ce premier grand roman d’une journaliste d’Atlanta offre au « sud » un tableau grandiose de la guerre de Sécession, The Civil War pour les Américains, et de « la Reconstruction ». Structuré en cinq parties et soixante-trois chapitres comme autant de saisons et de feuilletons d’une série, Autant en emporte le vent multiplie les angles de vues depuis l’arrière du front.
Face à la guerre
Bien sûr la question de l’esclavage, qui fait polémique aujourd’hui au point que les rééditions lissent certains passages ou s’adossent à un appareil critique très sévère, est présente en toile de fond de Tara. Cette riche plantation de Géorgie, sauvée de la ruine par la fille O’Hara, est caractéristique des vieilles propriétés américaines, très semblables aux colonies des Antilles. Deux mondes séparent la domesticité noire, très intégrée aux familles blanches, et la main-d’œuvre des champs de coton, violemment exploitée et quasiment absente du roman. Autant en emporte le vent est, en somme, l’œuvre qui fera oublier La case de l’oncle Tom de Miss Beecher Stowe, le livre qui a révolté l’Amérique abolitionniste en 1852. La souffrance des esclaves apparaît si peu qu’une harmonie semble se dégager entre maîtres et esclaves. Pour l’auteur, cette harmonie a été brisée par l’invasion yankee. Quand la guerre éclate, les grandes maisons se serrent les coudes face aux Yankees tandis que les ouvriers s’enfuient et que les champs brûlent. Gone with the wind aurait pu tout aussi bien être traduit par « le vieux sud s’est envolé », la civilisation coloniale a laissé place à la nouvelle société industrielle et marchande du nord. D’autres thèmes, moins souvent abordés, méritent cependant d’y revenir.
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Le panorama de la guerre vue de l’arrière, et par les femmes notamment, est l’une d’elle. Pendant ces quatre années de guerre, les femmes du sud se sont émancipées, esquintant leurs blanches mains dans les champs de coton. L’auteur, plutôt féministe, a pu éprouver ce phénomène après la première guerre mondiale puisque son mari y est mort. En 1861, après le départ des hommes plein d’enthousiasme et certain de revenir après les premiers succès, le conflit s’éternise. On suit, en creux, la manœuvre d’enveloppement de Grant, à travers la conquête de la vallée du Mississippi à Vicksburg puis le blocus maritime de Charleston et de La Nouvelle-Orléans. Avec les avalanches de fausses nouvelles, le silence et l’effroi succèdent aux sursauts de joie, le retour des blessés en train ou à pied fait défiler des colonnes de fantômes en haillon. Les permissionnaires côtoient les veuves de guerre. On affiche sur les places, le nom des victimes. C’est tout un monde d’hôpitaux, de cris, de tombeaux, d’infirmières et de prières. Les fuyards, les rescapés, les déserteurs ou les pillards alimentent la panique d’une nation proche de la défaite. « Je me retrouve dans un monde qui est pire que la mort » se lamente Ashley Wilkes, revenu des camps de prisonniers et traumatisé par les combats. L’étau se resserre lentement autour d’Atlanta et de Richmond, villes où la société ne sait plus à qui se vouer et s’accroche à un optimisme forcené. Elle soutient coûte que coûte ses chefs, les généraux Johnston, Forrest, Beauregard et Robert Lee, dans leur stratégie défensive entrecoupée de quelques raids vers le nord. L’impitoyable Sherman, celui-là même qui conseilla par la suite les troupes allemandes d’être bien plus cruelles avec la population française en 1870 et 1871, fait l’unanimité contre lui. Il a pratiqué la contre-insurrection à l’américaine, déjà éprouvée au Mexique : une tactique de la terre brûlée, mais conduite par l’assaillant. L’incendie d’Atlanta va marquer les esprits et permettre à Lincoln d’assurer sa réélection à la fin de l’année 1864. Plus fort en nombre et en matériel, le Nord a réussi à couper le sud de ses potentiels appuis en Europe, en France et en Angleterre notamment. Le Nord pouvait, en cas de généralisation de la guerre, compter sur le soutien de la Russie et de la Prusse, ce qui a pu refroidir les ardeurs franco-britanniques.
Une nouvelle Amérique
Quelques jours avant l’assassinat du président en avril 1865, le général Lee remet son épée au général Grant qui lui laisse la liberté de rentrer chez lui. Les troupes d’occupation se transforment alors en force de police. D’anciens combattants sudistes se réfugient dans la clandestinité, le Klu Klu Klan, pour maintenir leur ascendant sur les affranchis. Avec l’abolition, d’anciens esclaves se retrouvent sans emploi, confrontés aux dénuements. Ceux qui n’ont pas voulu, ou pu, rester auprès de leurs anciens maîtres, prennent la route du nord, où ils pensent trouver du travail et un accueil généreux. Ils découvriront que le racisme n’est pas absent du nord. Ils croisent sur la route les profiteurs de guerre, les carpetbaggers, ce milieu interlope qui trafique des deux côtés, en Europe et ailleurs, et dont Rhett Butler est le symbole. Plusieurs années après la guerre de Sécession, le sud reste sous tutelle administrative du nord et la démocratie est comme suspendue. Progressivement l’état de droit se rétablit, mais la population vaincue se sent humiliée. Ce n’est qu’en 1877, avec le départ de Ulysses Grant de la Maison-Blanche qu’un compromis est trouvé. Il n’en reste pas moins que le vieux sud et son aristocratie ne pourront renaître. Les hommes doivent travailler et les femmes avec.
La vision un tant soit peu romantique de Margaret Mitchell, petite-fille de propriétaire sudiste, a largement contribué à rehausser la réputation de ce vieux sud aristocratique, dont les mécanismes de sociabilité ressemblent à s’y méprendre à la vieille Europe. Le soin porté aux apparences, à la fête, à l’honneur, le mépris des nouvelles fortunes et le respect de la terre et des morts sont autant de sources d’inspiration pour The lost cause et Margaret Mitchell. La vieille société agricole du sud se reconstitue quelque peu au XXe siècle, avant de sombrer une fois pour toutes après la deuxième guerre mondiale. Le nord s’impose définitivement avec le mouvement des droits civiques, la fin de la ségrégation et la mainmise économique des bassins industriels de Chicago et de la Nouvelle-Angleterre. Aujourd’hui, le sud a pris sa revanche et attire nombre d’investisseurs et de retraités, mais le clivage culturel s’est estompé. Les statues de Robert Lee, pourtant opposé à l’esclavage, sont déboulonnées en Géorgie. Dixie, le drapeau du sud, s’efface au profit du drapeau de l’Union en Caroline. Le sud est devenu un fief du parti républicain, tandis que le parti démocrate, l’ancien parti esclavagiste, règne sur la Nouvelle-Angleterre et la Californie.
Les pistes sont si brouillées que, pour beaucoup de militants de la cause noire, la réconciliation entre le nord et le sud s’est faite sur leur dos. Oublieux de ce qui fut la plus sanglante guerre des États-Unis, ils considèrent que les deux camps sont tout autant responsables de la situation des noirs américains, y compris Abraham Lincoln dont la clémence est aujourd’hui incomprise. Ils s’inscrivent dans la lignée des plus radicaux du parti républicain d’alors qui détestaient Lincoln et plus encore Andrew Johnson, son successeur. Le vieux sénateur Thaddeus Stevens militait avec Grant pour une purge plus sévère de l’ancienne Confédération. Le vieux sud s’est envolé, mais aujourd’hui c’est toute l’Amérique qui entre dans la tempête.
Pierre Alary, Gone with the wind, rue de Sèvres éditions, Paris, 2023
Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent, Gallimard, Paris, 1939