<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Angela Merkel, une grande femme d’État, vraiment ?

26 septembre 2023

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Photo : Angela Merkel, la chancelière immobile SIPA

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Angela Merkel, une grande femme d’État, vraiment ?

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Question sacrilège, au regard de l’exceptionnelle popularité de l’ex-chancelière, « reine sans couronne de l’Europe », figure politique mondialement respectée. Pourtant, en contrepoint du concert de louanges qui accompagne son départ, se sont élevées en Allemagne de sévères critiques sur son bilan1, avivées par son silence depuis la guerre russo-ukrainienne. 

L’histoire jugera. Cherchons quelques éléments de réponse à notre question liminaire. On reproche à Angela Merkel (AM) son immobilisme. Ses marges de manœuvre sont en effet limitées : face à l’exécutif se dressent, dans le système fédéral, les pouvoirs étendus du Bundestag, des Länder, de la puissante Cour constitutionnelle de Karlsruhe, sans compter le pilotage délicat de coalitions fragiles, le chancelier étant également chef du parti dominant. Mais AM a su écarter ses rivaux et imposer ses choix ! Privilégiant l’adaptation à l’anticipation, le statu quo à la réforme, sa gouvernance élevant l’art du consensus en vertu cardinale opère par ajustements progressifs mûrement réfléchis. Soucieuse de sa popularité, « Muttie » s’adapte à l’air du temps, rassure un peuple ayant subi de multiples chocs (réunification, perte du DM, réforme Hartz IV…) et imprégné de néopacifisme teinté d’écologisme. Pays refoulant son passé, à l’identité toujours incertaine sinon postnationale, l’Allemagne aspire à devenir une grande Suisse en retrait des affaires du monde, une « puissance civile », porteuse de valeurs universelles et de paix. Ayant dû reconquérir un à un les attributs de sa souveraineté (monnaie, constitution, armée, territoire), elle a sublimé cette « minorité » par sa puissance économique, au prix d’un repli sur la scène internationale : l’histoire n’a pas cessé d’être tragique depuis 1989, mais l’Allemagne l’ignorait ! Il reste le tempérament propre d’AM :  protestante, élevée en RDA – redoutable école de silence et de dissimulation –, cette fille de pasteur, méticuleuse scientifique, adopte d’emblée une position en retrait, qu’elle conservera toujours. Finalement, a-t-elle, en seize ans de pouvoir2, transformé l’Allemagne ? 

Un bilan médiocre

Son bilan économique est médiocre : la bonne santé affichée en 2021 est largement le fruit des réformes de G. Schröder (agenda 2010) ; il en fut l’architecte, AM le notaire, gérant simplement l’héritage. Elle n’a guère impulsé la transformation de l’appareil productif (numérique, électrification du secteur automobile, aujourd’hui menacé par la Chine) ; elle a maintenu, par souci d’économies, un sous-investissement public chronique dans les infrastructures (10 % des ponts menacent de s’effondrer). Sa gestion de crise est également critiquable : en 2007-2008, elle réagit tardivement, ne mesurant pas le caractère systémique de la crise financière qui menace les banques européennes. Scénario comparable avec le surendettement de la Grèce et la crise de la zone euro (2010-2012) : prisonnière du dogme de l’orthodoxie budgétaire, soumise à la vox populi hostile (à 76 %) à aider Athènes, un œil rivé sur les élections en Rhénanie-Westphalie, elle se crispe durant des mois sur un registre punitif (austérité, sanctions). Seule la pression de N. Sarkozy puis de B. Obama parvient à infléchir la posture intransigeante de Berlin et de la Bundesbank. Mais ces atermoiements ont laissé des traces. Encore pronucléaire en 2010, elle décide, pour satisfaire les Verts et l’opinion publique, l’abandon brutal de la filière après Fukushima (2011), précipitant la quasi-faillite des géants RWE et E.ON et la double dépendance au charbon (jusqu’en 2038) et surtout au gaz russe. Vulnérabilité aussi à l’égard de la Chine (où AM se rend 12 fois), les échanges sino-germaniques triplant entre 2006 et 2021. 

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L’avalanche migratoire

Mais sa décision la plus spectaculaire dans « la nuit qui changea l’Allemagne » (4/5 septembre 2015) fut l’ouverture des frontières à 800 000 réfugiés, saluée dans le monde, « un pur moment de bonheur » selon BHL… Un revirement étonnant, puisque le 15 juillet encore, elle opposait le strict respect des règles administratives à la détresse d’une jeune Palestinienne déboutée de son droit d’asile. AM balaie les objections qui se lèvent avec son célèbre « Wir schaffen dass » (nous y arriverons). Seul un acte fait par devoir a une valeur morale, disait Kant. Cette approche morale de la politique rappelle la position du président américain T.W. Wilson, lui aussi fils de pasteur. AM invoque aussi la Loi fondamentale, dont l’article 1 al.1 stipule que « la dignité humaine est intangible ». Pour gérer cette vague migratoire (une « avalanche » dit W. Schäuble), elle reprend la méthode inventée par les Alliés en 1945 face à l’afflux de 12 millions d’expulsés (Vertriebenen) en attribuant à chaque Land son quota de réfugiés, selon une clé de répartition. Échouant à transposer autoritairement cette règle aux États européens, elle signe alors, de façon unilatérale, pour éviter d’être submergée, un accord avec la Turquie (18 mars 2016), dont le coût est supporté par l’UE (6 Mds €). Elle expose ainsi l’Allemagne – où vivent 1,4 million de Turcs – aux manœuvres et pressions de R.T. Erdogan. Dès mars 2016, elle durcit sa politique migratoire et accepte en 2018 le plafond (Obergrenze) de migrants réclamé par la CSU. L’afflux massif de réfugiés a généré un énorme coût financier : de 2015 à 2021, plus de 200 Mds € ont été dépensés pour leur intégration, dont 150 à la charge du budget fédéral, auxquels s’ajoutent les dépenses des Länder, des communes, des 50 0000 associations, des Églises et des particuliers. Une intégration partiellement réussie : 35 % seulement des Syriens, peu qualifiés en général, ont un emploi en 2022. Un coût politique surtout : AM a fait naître en Allemagne une question identitaire, lourde de menaces, et installé durablement, pour la première fois depuis 1953, un parti antieuropéen et nationalpopuliste – l’AfD – au Bundestag et dans les Länder. Celle qui en 2010 reconnaissait pourtant « l’échec total » du multiculturalisme a transformé le destin démographique du pays, accélérant la mutation profonde d’une société qui compte 12,3 millions d’étrangers en 2022 (contre 6,75 en 2006), 26,7 % de sa population issue de l’immigration et enregistre 23 000 actes racistes/antisémites en 2020. 

Soumission à l’OTAN

Sa politique étrangère repose sur trois piliers (sécurité sous parapluie des États-Unis et de l’OTAN sans bourse délier, gaz russe et échanges accrus avec la Chine, stabilisation du flanc oriental de l’Europe), un principe (déni de leadership, c’est-à-dire « diriger depuis le centre » avec un engagement minimal, jamais la première et jamais seule) et une méthode (le « dialogue constructif », même avec les talibans, Assad ou Loukachenko). Cet équilibrisme trouve ses limites avec la question russe. Longtemps étroites, les relations avec la Russie sont au cœur de la diplomatie de l’Allemagne qui se pense comme un « pont » entre Russie et Europe. Les rapports se dégradent dès 2006 quand Moscou use de l’arme du gaz contre Kiev. AM, atlantiste, prend alors ses distances avec l’Ostpolitik renouvelée de W. Brandt à G. Schröder, tout en prônant un prudent « rapprochement par l’interdépendance » (Annäherung durch Verflechtung). Mais le discours menaçant de Poutine à la Conférence de sécurité de Munich en 2007 la laisse sans réaction. Le refus de Paris et de Berlin d’intégrer dans l’immédiat la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN (Bucarest, avril 2008) encourage l’agression de la Géorgie (AM proteste, puis passe l’éponge) du Donbass et de la Crimée. En février 2015, elle cosigne les accords de Minsk 2. À chaque escalade, AM durcit le ton et s’oppose au puissant clan pro-russe en Allemagne (certains milieux d’affaires – mais pas le BDI3 –, AfD, Die Linke, une partie du SPD, et des proches comme A. Laschet). Mais elle s’obstine à poursuivre le dialogue avec Moscou et ménage le Kremlin en refusant par exemple de participer, à partir de 2015, à l’exercice naval annuel Sea Breeze de l’OTAN en mer Noire (32 nations participantes en 2021). Surtout, elle défend obstinément le gazoduc Nord Stream 2, qualifié de « simple projet économique », lui déniant toute portée géopolitique, alors même qu’il prive la Pologne et l’Ukraine de leurs droits et du statut protecteur de pays de transit, tout en soumettant l’Allemagne et l’Europe à la dépendance gazière russe. Avec Jonathan Littell, on est vraiment en droit de s’interroger sur la pertinence de cette politique étrangère que F. Merz (CDU) a qualifiée de « champ de ruines » (mars 2022). Seule interlocutrice crédible aux yeux du Kremlin, parlant russe et élevée sous la botte russe, AM connaît Poutine « par cœur » et se méfie de lui ; comment alors ignorer la vraie nature de son régime ? Comment ignorer la peur existentielle des Polonais et des Baltes, leur patriotisme défensif, situé, il est vrai, aux antipodes de l’identité postnationale émergente dans la patrie d’Habermas ? Pourquoi ne pas accélérer l’effort militaire pourtant dérisoire du pays4 ? Finalement, cette complaisance avec les régimes autocratiques n’étonne guère dans un pays bercé de l’illusion du « Wandel durch Handeln » (le changement par le commerce). Moscou l’a vite identifié comme l’un des points faibles de l’Europe, « un pays opportuniste exclusivement guidé par les intérêts économiques » (S. Meister, DGAP), ce que R. Pannewitz avait déjà souligné à la fin du xixe siècle. L’Allemagne ne peut plus se contenter de sa propre prospérité, au regard de son poids démo-économique, de sa position géographique comme Zentralmacht Europas (puissance centrale de l’Europe) et de sa responsabilité historique ; elle doit jouer un rôle géopolitique moteur au service d’une Europe souveraine. AM avait-elle cette vision politique de l’Europe ?  « J’ai moins peur de la puissance allemande que de la passivité de l’Allemagne » soupirait en 2011 le ministre polonais R. Sikorski.

Une Allemagne vulnérable

Cette Europe dont la chancelière voulait tant la cohésion est aujourd’hui fracturée, entre un Nord « frugal » et un Sud « dépensier », entre l’Est (Finlande, pays baltes, Pologne) exposé sur ses frontières à la menace russe, et l’Ouest abrité, entre le groupe de Visegrad et les États réputés « vertueux » (droits de l’homme, immigration) ; le couple franco-allemand est en panne et les relations tendues avec les deux grands voisins, France et Pologne. Sur le plan intérieur, l’AfD s’enracine (5 millions de voix en moyenne), la CDU se délite, 52 % des Allemands sont pessimistes quant à leur avenir (2022). AM laisse une Allemagne vulnérable – dont « la réputation est plus solide que son économie à venir », une Allemagne sans souveraineté militaire ni énergétique, qui entre mal préparée dans une ère de non-paix. Percuté par le choc du réel le 24 février 2022, son « leadership soft » mêlant attractivité économique et valeurs humanistes éclate, contraignant O. Scholz à un brutal changement de pied.

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Grande femme d’État ? Non, si l’on appelle ainsi un dirigeant qui au service d’une grande idée, d’une vision de l’avenir, transforme son pays et laisse une empreinte durable, un leader que H. Kissinger (Leadership : Six Studies in World Strategy, 2022) appelle « prophet » (de Gaulle, Churchill…), un acteur de l’histoire qu’il oppose aux « statesmen », lesquels s’adaptent simplement aux circonstances. Au panthéon des chanceliers allemands, Bismarck a unifié l’Allemagne, Adenauer l’a réconciliée, Kohl réunifiée, Schröder revivifiée, et Merkel anesthésiée.

1 P. Plickert, Merkel, eine kritische Bilanz von 16 Jahren Kanzlerschaft, 2017. C.E Nyder, 16 Jahre A. Merkel : die Bilanz eines Zerstörungswerks, 2021.

2 Angela Merkel fut chancelière fédérale du 22 novembre 2005 au 8 décembre 2021.

3 BDI : Le Bundesverband der Deutschen Industrie (Fédération de l’industrie allemande) rassemble 100 000 entreprises et 8 millions de salariés.

4 L’indice d’effort militaire est le rapport des dépenses militaires d’équipement/hbt au PIB/hbt. 2006 : France 100, Allemagne 54,4. 2021 : France 100, Allemagne 76, Royaume-Uni 114.  Source : OTAN.

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À propos de l’auteur
Jean-Marc Holz

Jean-Marc Holz

Jean-Marc Holz est agrégé de géographie, docteur ès sciences économiques, docteur d'Etat ès lettres. Il a enseigné aux universités de Franche-Comté (Besançon) et de Perpignan, comme professeur des universités.

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