Depuis un demi-siècle, l’Occident perd les guerres qu’il conduit. Pour n’avoir pas voulu voir les réalités ethniques et humaines du Sahel, pour avoir visé des objectifs trop vastes et trop généraux, la France, en dépit de quelques succès militaires, s’est enlisée. Son départ du Sahel était à la fois inévitable et souhaitable.
Géopolitoloque de terrain et de lettres, Gérard Chaliand a suivi de nombreuses guérillas du xxe siècle : Amilcar Cabral, FNL, Vietnam, Kurdes. Il est l’auteur d’atlas stratégiques qui ont renouvelé l’approche de la question. Il a reçu le prix Conflits 2023 couronnant l’ensemble de son œuvre pour son apport majeur à la réflexion stratégique française.
Propos recueillis par Catherine Van Offelen.
La France a annoncé le retrait partiel de ses forces militaires du théâtre africain à la suite de l’enlisement de l’opération antidjihadiste Barkhane. Par ailleurs, un sentiment antifrançais s’est développé dans une grande partie du Sahel. Comment jugez-vous le bilan de l’action de la France au Sahel, et au Mali en particulier ?
On a beaucoup insisté sur le développement du sentiment antifrançais dans une grande partie du Sahel. Sans doute ce sentiment déborde-t-il le Sahel où, bien sûr, il a été avivé par les circonstances créées par un conflit prolongé. Ce rejet est certainement le résultat d’une longue période de néocolonialisme (ou ce qui fut perçu comme tel), car la France est restée fortement impliquée dans les anciennes possessions africaines, a contrario de la Grande-Bretagne par exemple. La France a ainsi largement concouru à la corruption des élites qui lui étaient acquises, tout en éliminant d’éventuels opposants comme Thomas Sankara au Burkina Faso, qui se refusaient à jouer ce jeu-là.
Le bilan de l’action française au Sahel parle de lui-même. Pour commencer, il faut remonter à l’opération de 2011 en Libye, dont le but officiel était de protéger les populations civiles à Benghazi, menacées par la colère de Kadhafi, mais dont l’objectif réel était de se débarrasser d’un régime particulièrement dérangeant pour le président Sarkozy.
Or ce régime maintenait fermement en place des éléments comme les Touareg et autres opposants, parfois islamistes. Après la chute du régime, ceux-ci ont essaimé au nord du Mali, où ils ont fomenté une insurrection et obligé la France à intervenir en 2013.
L’opération initiale (Serval) a été couronnée de succès, si l’on en juge par l’accueil favorable de Hollande au Mali, un pays où une révolte touareg couvait au nord dès le début des années 1960.
Cependant, l’opération régionale Barkhane n’a pas tardé à s’enliser, malgré les déclarations optimistes de généraux français. S’agissait-il d’une lutte antiterroriste ou bien d’autre chose, que l’on n’a pas voulu voir (à savoir la perpétuation d’un système néocolonial) ? Ce qui est sûr, c’est que cette « lutte » a été largement encouragée par la corruption des officiers supérieurs maliens et du gouvernement lui-même, qui en tiraient, entre autres, une manne financière et des bénéfices considérables. Bref, l’échec politique, patent, a heureusement été reconnu comme tel et le retrait des forces françaises a évité un enlisement prolongé sans perspective de retournement de situation.
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Les forces françaises et leurs alliés, qui disposaient pourtant d’une grande supériorité matérielle et numérique sur leurs ennemis, ne sont pas parvenus à endiguer la menace des Groupes armés terroristes (GAT) au Sahel. Cet échec était-il inévitable ?
L’Occident perd désormais les guerres de façon systématique. À en juger par le bilan des guerres irrégulières menées depuis plus d’un demi-siècle, l’échec au Sahel était inévitable.
Ce cycle a commencé avec la guerre du Vietnam. Après la défaite française de Diên Biên Phu en 1954, les Américains prennent le relais dès l’année suivante avec une intervention massive. Au début, l’opinion américaine dans sa majorité soutient l’intervention, et les États-Unis infligent des revers importants aux combattants du Viet Minh. Mais les pertes de vies américaines, la lassitude causée par le prolongement de la guerre et la publication des Pentagon Papers retournent bientôt l’opinion. La guerre psychologique est perdue. Les Américains se retirent du Vietnam en 1963 et dix-huit mois plus tard, les troupes nord-vietnamiennes s’emparent de Saïgon sans que l’aviation américaine n’intervienne. L’Irak nous offre un autre exemple. Les Américains resteront dix-huit ans dans le pays, sans parvenir à remodeler le Moyen-Orient comme espéré initialement. En Afghanistan, après vingt ans de conflit, les Américains furent contraints à une retraite pathétique. C’est que, dans leur très grande majorité, ils ne sortaient quasiment pas de leurs bases, ne connaissaient pas le pays compte tenu de la rapide rotation des effectifs. Le général McChrystal avait d’ailleurs dit aux troupes américaines dans l’une des bases principales : « Guys you’re not in Afghanistan, you’re in transit. »
Au Sahel, les troupes françaises étaient déployées en nombre notoirement insuffisant, bien que présentes et actives sur le terrain. Les troupes africaines (excepté peut-être celles du Tchad) n’étaient pas motivées pour combattre, contrairement à leurs adversaires.
Enfin, les médias font la caisse de résonance des actes terroristes et, dans la société du spectacle qui est la nôtre, on leur offre une publicité en continu sur les chaînes d’infos. Un proverbe chinois dit : « Mieux vaut tuer un et être vu de mille, que de tuer mille et n’être vu que d’un. » On s’est fait les attachés de presse des djihadistes.
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Le bilan de Barkhane semble s’inscrire dans une dynamique plus générale qui voit désormais l’Occident perdre toutes les guerres dans la période récente. Faudrait-il, dès lors, éviter toute intervention militaire occidentale sur des théâtres extérieurs ?
Une guerre perdue est d’abord un échec politique. À l’époque contemporaine, sauf en cas de campagne de terreur impitoyable et massive (rare, sauf dans certaines dictatures), on ne parvient pas à remporter une victoire politique.
Plusieurs ingrédients concourent à ces défaites systématiques. Ces échecs proviennent d’une surestimation de sa propre supériorité militaire, parfaitement compréhensible, car justifiée sur le plan technique. Mais la guerre n’est pas qu’une affaire technique, c’est une affaire globale avec une composante psychologique importante. Il faut d’abord comprendre la perception de l’adversaire et des populations locales : s’imaginer qu’ils raisonnent comme nous, c’est aller droit vers le piétinement. D’autre part, il y a des faiblesses intrinsèques propres aux Occidentaux. Ceux-ci n’aiment pas les guerres qui traînent en longueur, politiquement coûteuses, donc les insurgés ont généralement le temps pour eux (guerre d’usure). La France ne pouvait se permettre de rester indéfiniment au Sahel, ce qui a joué en faveur des groupes armés.
Un autre point important est d’ordre démographique. Rappelons qu’en 1900, l’humanité comptait 33 % d’Occidentaux ; ils ne sont plus que 12 % aujourd’hui. Le vieillissement des populations fait qu’ils ne peuvent plus se permettre de perdre des enfants en grand nombre. D’ailleurs, après les 58 000 morts américains au Vietnam, les États-Unis avaient dit « jamais plus » et ont déclaré changer de stratégie pour viser une « guerre zéro mort ». Ils l’ont dit haut et fort au moment de la guerre en Irak lors de l’invasion du Koweït en 1991, si bien qu’en quarante-quatre jours de guerre, il y eut seulement 300 morts côté coalition, et 70 000 côté irakien, selon les services de renseignement britanniques. Au Sahel, le mépris de la vie des groupes terroristes fait qu’ils ne craignent pas de mourir. Et ils ont la démographie pour eux. La population d’Afrique comptait moins de 140 millions d’individus en 1900, ils seront 2,5 milliards en 2050, soit 25 % de l’humanité.
Ce qui compte en outre dans une guerre irrégulière, c’est l’existence d’un sanctuaire et d’une aide extérieure (ce qui n’existait pas à la période des conquêtes coloniales). Et bien sûr le soutien aussi large que possible des populations. En définitive, on ne saurait gagner une guerre irrégulière si l’on appuie un gouvernement corrompu, inefficace et impopulaire, et de surcroît avec des troupes étrangères « bunkérisées » dans des bases.
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L’Afrique suscite un intérêt géostratégique croissant chez de nombreux pays et devient le théâtre de rivalités entre anciens et nouveaux acteurs (Chine, Russie, Turquie, etc.). Dans le cadre de cette multipolarité, la France voit son influence se réduire sur le continent, alors même qu’elle dispose d’atouts potentiels importants. Pensez-vous que la France a encore une volonté et les moyens de préserver son influence et sa puissance en Afrique ?
Le monde est devenu multipolaire et il faut s’y adapter. Évidemment, il était plus commode de croire que ce qui était acquis l’était de façon pérenne. La France dispose de savoir, d’expérience et de moyens. Il faut bien calculer ce que la France souhaite préserver ou conquérir et évaluer les concurrents aussi rigoureusement que possible. Les atouts français restent importants et il faut, avec détermination, défendre ce qui en vaut la peine et tenter d’intéresser le marché à l’offre française face à la concurrence chinoise, russe, turque, etc. Il faut privilégier les éléments les plus dynamiques, car la compétition est devenue plus rude. C’est la croissance économique qui donne la légitimité. Le Vietnam a une croissance de 8 % aujourd’hui. Qu’apportons-nous aux populations du Sahel ? Une amélioration des conditions de vie ? La France, trop bureaucratisée, s’était endormie sur ses acquis et doit se réveiller. À cet égard, un peu de cohésion nationale nous serait fort utile… Mais de toute évidence, nous n’en prenons pas le chemin. Nous accélérons notre propre déclin avec un motif peu défendable (la retraite à 62 ans) sans voir que, dans une économie en déclin, la retraite (quinze ans en moyenne) ne sera pas du tout confortable.