Frontières, écoles de pensées, relations internationales, Chypre, guerres. Aperçu des parutions de la semaine.
Révolution des Think-thanks
Dostena Anguelova-Lavergne, L’Europe en otage, Éditions le murmure, 24,50 €.
Alors qu’ils n’apparaissent pour la première fois qu’à la fin du XIXe siècle en Angleterre et aux États-Unis comme une nouvelle forme de conseil politique, les Think-tanks sont aujourd’hui omniprésents dans toute l’Europe.
Journaliste et écrivain, Dostena Anguelova-Lavergne présente en détail le développement des réseaux des Think-tanks après 1989 en Europe, sous forme d’une anthropologie politique inédite. De Sofia à Paris, en passant par Athènes et Bruxelles, l’ouvrage analyse de l’intérieur les mécanismes financiers et idéologiques de la « culture des projets » et du soft power américain qui éteignent le vivier intellectuel, universitaire et médiatique européen. De plus, le débat politique et culturel y est manipulé par des réseaux d’experts qui occupent simultanément des postes dans le domaine privé et public.
L’ouvrage permet une typologie des différents think-thank et de leur fonctionnement. Un sujet d’étude qui reste à compléter par des travaux universitaires et des thèses qui pourront ainsi permettre une cartographie du fonctionnement de l’influence et de la création de la pensée.
Chypre et la Turquie
Étienne Copeaux, Claire Mauss-Copeaux, Taksim ! Chypre divisée 1964-2005, Inalco presses, Paris, 2005, 21 euros.
Connu pour ses travaux sur l’historiographie turque, l’historien Étienne Copeaux avait réalisé avec sa compagne l’historienne Claire Mauss Copeaux une enquête de terrain à Chypre, île indépendante depuis 1960 et divisée depuis 1974 avec l’invasion turque. Ils tentent de décrypter le pourquoi et le comment de l’agressivité des mouvements nationalistes turcs fomentés par Ankara et comment ces derniers ont généré des affrontements interethniques conduisant à la séparation des communautés hellénophones et turcophones. En 1974, un tiers des Chypriotes ont subi un exode forcé, le tissu social ne s’en est jamais remis. Si la tragédie des Chypriotes grecs a été mise en lumière par plusieurs ouvrages en langue française, il manquait une étude sur leurs compatriotes turcs. En recueillant les témoignages dans le nord de l’île, les auteurs ont mis en évidence la souffrance de cette population, minoritaire sur leur terre du fait de l’arrivée massive de colons turcs, victime de deux nationalismes antagonistes. Cette enquête a le mérite de démontrer les dommages causés par le nationalisme turc et son instrumentalisation du fait religieux. En cela, la question chypriote fait écho au drame yougoslave.
Tigrane Yégavian
Relations internationales et sociologie
Guillaume Devin, Sociologie des relations internationales (La Découverte poche coll. Repères), 2018, 11 euros.
Identification des acteurs, définition de la puissance, détermination des objectifs, diplomatie, recours à la force et ressources du droit forment l’ossature de cette synthèse didactique. Dans cette cinquième réédition mise à jour, Guillaume Devin et Marieke Louis reviennent sur les fondamentaux qui font la sociologie des relations internationales, partant du postulat qu’il faut considérer les faits internationaux comme des faits sociaux. Cette synthèse nous montre que la sociologie des relations internationales est plus éclectique que globale. Car elle privilégie les liens entre les acteurs et les ensembles qu’ils composent, à savoir ce qui fait la spécificité de l’international comme espace de relations conflictuelles et coopératives entre entités politiquement différenciées. Selon les auteurs, le système international est un ensemble structuré de relation entre certains acteurs. Il n’est pas immuable et évolue au gré de la croissance, de la transformation et de l’émergence de nouveaux acteurs (empires, cités, États…). Associant empirisme et théorie, la sociologie des relations internationales propose un cadre d’analyse suffisamment étendu pour pouvoir saisir les permanences et les discontinuités des modes d’action internationaux dans la durée, mais aussi elle est suffisamment précise pour définir ce qui fait leur spécificité aujourd’hui.
Tigrane Yégavian
L’Histoire du temps long
Béatrice von Hirschhausen, Les Provinces du temps. Frontières fantômes et expériences de l’histoire, CNRS éditions, 2023, 26 €.
Tandis que l’Ukraine se retrouve écartelée par la ligne de fracture géopolitique et civilisationnelle qui court de Riga à Split depuis le Moyen âge, on oublie que les États d’Europe orientale n’ont pas fait le deuil de leurs frontières historiques. C’est notamment le cas de la Hongrie dont près de la moitié du territoire lui fut arrachée par le traité de Trianon en 1918, de la Pologne, dépecée par l’URSS en 1945 et qui a dû se payer sur la bête allemande en gage de compensation, de la Yougoslavie et de la Roumanie après la Première Guerre mondiale. Comme le fait constater l’auteur, nous sommes en présence de frontières effacées sur la carte politique de l’Europe, mais qui conditionnent encore aujourd’hui des appartenances politiques, des comportements électoraux, sociaux, des représentations culturelles et sociétales. En bref, des pratiques étrangères à celle des autres populations demeurant sur le sol du même État. Mobilisant une érudition rare, ce livre s’appuie en grande partie sur une abondante cartographie, des enquêtes de terrain pour mettre en évidence la permanence de cartes mentales, à la fois tangibles et fantasmées, carburant d’inquiétants discours nationalistes. L’auteur rend compte du caractère nébuleux de ces frontières dont les manifestations peuvent-être furtives, à la fois réelles et fantasmagoriques. Des cartes du passé qui ressurgissent si l’on superpose par décalcomanie divers types de légendes. On songe à la ligne de crête des Carpates en Roumanie qui des siècles durant a séparé les principautés roumaines de Moldavie et de Valachie, à l’empire des Habsbourg, vastes territoires superficiellement roumanisés où les minorités hongroises sont loin d’avoir fait leurs adieux à Budapest. Datant de 2011, une carte sur l’accès à l’eau courante en Pologne met en évidence la frontière d’avant 1945 et le décalage en termes d’infrastructures entre la Pologne tsariste et la Pologne dégermanisée. On lira ce volume extrêmement dense comme un précis de géohistoire doublée d’une réflexion sur la nostalgie des empires défunts (Autriche-Hongrie) ou honnis (russe et ottoman).
Tigrane Yégavian