La documentation photographique étudie l’histoire et la géographie d’un sous-continent mal connu et mal appréhendé en France. Un numéro qui permet de faire un bilan des décennies écoulées.
L’Amérique latine – Cécile Falies – Pierre Gautreau – La documentation photographique – CNRS éditions. 11 €
On utilisait souvent, comme pour l’Inde d’ailleurs, l’expression de « sous-continent » pour évoquer cet ensemble qui se définit davantage par la langue de ses colonisateurs que par sa position géographique. La documentation photographique a été pendant plusieurs décennies la publication de référence permettant au professeur d’histoire et de géographie dans le second degré de disposer d’une mise au point scientifique de qualité sur différents thèmes. L’évolution des concours d’enseignement, leur appauvrissement disciplinaire, particulièrement pour un CAPES où l’on évalue davantage les postures que les savoirs, rend plus que jamais nécessaire ce type de mise en perspective.
C’est le cas avec cet article très dense qui aborde l’unité de destin de l’Amérique latine et de ces territoires colonisés par deux empires jumeaux issus de la péninsule Ibérique. Les ressources et les humains de ce continent ont été soumis à l’Europe, ont subi l’exploitation dans tous les sens du terme. Les deux auteurs utilisent pour définir cela une expression particulièrement pertinente, celle du modèle extractiviste. Et il est vrai que les ressources agricoles et minières du continent ont pu conduire à une logique de rente dont les effets délétères peuvent être mesurés par ailleurs.
La prise de conscience des sociétés civiles a pu conduire à une vague « progressiste » qui a porté au pouvoir des gouvernements souhaitant échapper à cette dépendance extérieure en développant des activités productives dans les différents pays. La hausse du prix des matières premières qui a été tirée par la croissance chinoise a pu favoriser des excédents de la balance commerciale pendant plusieurs années.
L’irruption de la Chine dans l’économie mondiale et l’intérêt porté par l’empire du Milieu au potentiel du continent a entretenu pendant un temps l’illusion d’un nouveau modèle de développement « gagnant – gagnant » pour les deux entités. En réalité la Chine, mais on avait déjà pu le constater sur le continent africain, a eu les mêmes pratiques que les pays occidentaux développés, peut-être plus prédatrice encore.
En 2011 la Chine est devenue le deuxième partenaire commercial de l’Amérique latine, derrière les États-Unis, mais devant l’Union européenne. Parmi les signes positifs, le Brésil comme l’Argentine ou la Bolivie ont pu accéder à l’autonomie énergétique grâce aux hydrocarbures tandis que l’Uruguay cherche à développer un fort secteur d’énergies alternatives.
Au-delà de la dépendance, l’environnement
L’extraction des ressources engendre des dégradations environnementales bien au-delà des sites d’exploitation. L’étendue du territoire donne au sous-continent une responsabilité mondiale dans les luttes pour le climat et le maintien de la biodiversité. Mais cela n’empêche pas la poursuite de grands programmes de défrichement, la mise en œuvre d’une irrigation massive, avec la création d’un front pionnier hydrique, et finalement la remise en cause des aménagements locaux, maîtrisés par les populations locales.
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C’est seulement au milieu des années 1980 que l’Amérique latine a pu tourner la page, dans certains cas provisoirement, de ces dictatures militaires, souvent soutenues par les États-Unis, au nom de l’anticommunisme.
Dès les années 1990, pourtant, des coups d’État ou des tentatives montrent que les nostalgiques de la gouvernance en treillis conservent parfois de solides arguments. L’absence de culture démocratique, mais aussi les difficultés de développement favorisent ce type de pratiques.
Se pose également, sur l’ensemble du continent, la question des populations autochtones, de leurs droits environnementaux, celle des populations noires et métisses, qui montrent d’ailleurs que les Etats ne sont pas toujours en mesure de s’imposer face aux intérêts des notables locaux qui convoitent les territoires « indigènes ».
La ville, là où tout se joue
L’Amérique latine est une des régions les plus urbanisées du monde, et cela, avant même la colonisation. Les capitales des empires incas et aztèques comptaient déjà plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de milliers d’habitants au XVe siècle.
La colonisation a favorisé la littoralisation qui allait de pair avec les activités d’extraction. L’Argentine réalise la transition urbaine des 1910, 20 ans avant la France, et un siècle avant le monde entier.
Les villes de plus de 10 millions d’habitants sont nombreuses, comme Mexico, Sao Paulo, Buenos Aires, Rio de Janeiro, Lima et Bogota.
L’organisation est un phénomène structurant qui traverse une grande partie des enjeux de santé, d’accès à l’alimentation, de logement et de transport. La pandémie du COVID 19 a révélé la vulnérabilité de ces ensembles urbains, encore faiblement équipés au niveau sanitaire tout particulièrement.
Les mobilités circulatoires entre campagnes et villes favorisent l’extension des difficultés sur l’ensemble du territoire, notamment les zoonoses, qui sont aggravées par la faiblesse des structures sanitaires locales.
Le défi éducatif, aggravé pendant les périodes de confinement, lorsqu’elles ont été effectives, se pose également malgré des expérimentations qui cherchent à associer projet éducatif et projet social.
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L’Amérique latine a pu représenter un véritable laboratoire, politique, social, économique et culturel
Cuba a été le laboratoire du socialisme tropical, tandis que le Chili, après le coup d’État de 1973, a été le terrain d’expérimentation du modèle néolibéral de l’école de Chicago. Dans les deux cas, les modèles extrêmes n’ont pas véritablement donné les résultats espérés. Les inégalités structurelles se sont creusées, tout comme le fossé entre les circuits économiques, le supérieur de la finance et de l’agro-industrie, et le secteur inférieur, qualifié d’informel.
Les deux auteurs reprennent à leur compte, à moins que cela ne soit le contraire, l’expression utilisée par Jean-Luc Mélenchon, la « créolisation » qui constituerait une sorte d’idéal d’intégration, un modèle venu d’Amérique latine cette fois-ci qui pourrait se généraliser dans les pays développés. Si le terme trouve sa pertinence en Amérique latine, c’est tout simplement parce que les vagues successives de migrants ont permis la mise en contact de presque toutes les cultures connues, de la répulsion mutuelle souvent, de leur symbiose naissante inévitablement.
L’Amérique latine a pu fournir une sorte de terrain de jeu pour les guérilleros de campus qui ont vu dans la figure iconique du Che Guevara un modèle à suivre. Plusieurs décennies après la période 1960 – 1970, cette attractivité existe encore, même si elle n’est pas vraiment comprise, au-delà de reprise de quelques chansons comme commandante Che Guevara.
Grand rayonnement culturel et artistique
La photographie la plus reproduite dans le monde, dont l’auteur est le Cubain Alberto Korda, a été prise à La Havane en 1960. Ernesto Che Guevara a pu figurer sous forme d’image pieuse sur les murs de l’Odéon en 1968, comme sur les multiples T-shirts. On l’y retrouve parfois encore. L’Amérique latine c’est aussi cette musique métisse, cette littérature qui connaît une grande reconnaissance internationale avec ses cinq prix Nobel, dont les plus connus sont Pablo Neruda ou Gabriel Garcia Marquez.
Le rayonnement culturel et artistique du sous-continent se retrouve également dans les relations complexes avec les États-Unis marquées par la proximité et l’opposition. Le Mexique s’inscrit d’ailleurs dans une position intermédiaire, car situé en Amérique du Nord avec une population du Sud économique.
Les Américains du Sud désunis ?
La guerre du Chaco entre la Bolivie et le Paraguay a eu lieu entre 1932 et 1935. Et pourtant, même si l’expérience du feu des armées latino-américaines se situe plutôt sur le front intérieur contre les guérillas et les narcos, les tensions peuvent être vives entre les pays voisins.
Les tentatives d’organisation interétatiques ont été nombreuses, avec en premier l’Organisation des États américains, dominés par les États-Unis, est largement déconsidéré aujourd’hui.
Aujourd’hui deux leaderships s’affrontent, le premier autour du Venezuela, critique envers les États-Unis, se rapprochant de plus en plus de la Chine et de la Russie, et même de l’Iran.
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Le second serait plus pragmatique, avec le Brésil qui entend s’affirmer comme le véritable concurrent de l’influence américaine sur le continent, et qui constitue avec le Mercosur, et l’Unasur depuis 2008, une perspective de constitution d’un ensemble économique qui pourrait, à très long terme, ressembler à l’Union européenne.
Au-delà de ces projets, largement hypothétiques encore, des tensions persistent entre des états, souvent sur des questions d’accès aux énergies. Le plus notable de ces conflits de voisinage a lieu entre le Brésil et le Paraguay à propos du barrage électrique binational d’Itaipu construit en 1982 sur le fleuve Parana.
La tension est également permanente entre la Colombie et le Venezuela qui a pu servir de base arrière à différents mouvements de guérilla.
Un conflit environnemental a même éclaté entre l’Argentine et l’Uruguay à propos d’une usine de pâte à papier construite sur le fleuve Uruguay qui sert de frontière entre les deux états.
Les deux auteurs concluent cette mise au point scientifique en questionnant l’émergence. Un pays comme le Chili en 2010 a pu rejoindre l’OCDE, et on parlait alors, à l’image des quatre dragons du sud-est asiatique, des quatre jaguars.
Il est vrai que l’on a pu mesurer l’émergence de ce que l’on appelle par ailleurs une classe moyenne, même s’il semble que l’expression de classe intermédiaire ou de classe émergente, fragile toutefois, soit plus appropriée.
À l’évidence les émergences sont encore inachevées. La profondeur des crises démocratiques, la présence permanente de militaires nostalgiques des années de dictature, le maintien des inégalités structurelles permet de parler pour le Brésil comme pour le Mexique de pays en voie d’émergence, mais pas encore de pays « émergés ».
On trouvera évidemment des fiches thématiques dans ce numéro et l’on mettra ici un accent particulier sur cette notion qui devrait largement se développer, celle de « l’extractivisme ».
Le terme est imagé, il a une origine régionale, car il est utilisé au départ par les géographes sud-américains, mais il devrait faire florès sur d’autres continents. Le terme rejoint cette expression très imagée également, « les veines ouvertes » un ouvrage publié en Uruguay par Eduardo Galeano en 1971.
Nous mettrons également l’accent sur la partie « géopolitiques » de ce dossier en citant la fiche sur les influences extérieures, celle sur la présence française en Guyane, et pour conclure, peut-être le hasard d’un rapprochement de pagination, une présentation de la violence structurelle qui précède une présentation du métissage. La question des migrations vient clore ce dossier qui mérite le détour.