L’utilisation des forces nucléaires est un refrain qui revient en boucle depuis le début de la guerre en Ukraine. À l’heure où Vladimir Poutine annonce le déploiement d’armes nucléaires « tactiques » en Biélorussie, l’utilisation de ces dernières dans un contexte militaire montre avec une forte acuité le renchérissement de la dissuasion. Si une guerre nucléaire s’annonce improbable, il est néanmoins essentiel de comprendre les enjeux et distinctions qui existent aujourd’hui concernant ces différentes armes.
La superpuissance de l’arme nucléaire est entrée dans les consciences au lendemain des bombardements de Nagasaki et d’Hiroshima en août 1945. Deux jours après l’utilisation de la première bombe, Albert Camus résume la situation mondiale de l’époque dans son journal Combat : « la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques ». L’évolution technologique permet par la suite la démultiplication de la puissance nucléaire, dont l’utilisation entraînerait une destruction mutuelle assurée. Peu à peu, l’arme atomique glisse donc vers le statut d’arme de « non-emploi », dont la fonction est essentiellement dissuasive. De plus, face aux dangers de la prolifération nucléaire, les États-Unis et l’URSS favorisent l’adoption de mesures restrictives pour neutraliser l’essor de nouvelles puissances atomiques. Pourtant, avec un progrès technique galopant, la miniaturisation des armes nucléaires remet rapidement sur la table la question de leur utilisation, cette fois-ci directement au sein des armées, pour reprendre l’avantage au sein d’un conflit conventionnel par exemple.
Typologie des armes nucléaires actuelles
Au sein de l’arsenal nucléaire, on distingue deux types de bombes selon leur fonctionnement : les « bombes A », à fission nucléaire ; les « bombes H » ou thermonucléaires, à fusion nucléaire.
La « bombe A » se fonde ainsi sur la fission nucléaire, provoquant une réaction nucléaire en chaîne, à l’origine de l’explosion. Ces bombes sans étages furent les premières à être développées au cours de la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup plus puissante, « la bombe H » est constituée de deux étages dont le premier est une « bombe A » qui sert à déclencher le second, dans lequel des noyaux d’atomes vont fusionner pour provoquer l’explosion. Une variante de cette dernière est la « bombe à neutrons » dont le rayonnement est moindre mais les radiations amplifiées, efficace contre les cibles blindées. Ces différentes catégories de bombes permettent de comprendre leur mode de fonctionnement déterminant leur puissance.
La puissance des armes nucléaires est mesurée en équivalent TNT (substance chimique explosive). La « bombe A » lâchée sur Hiroshima en 1945 contenait une charge équivalente à 15 kilotonnes de TNT. À titre de comparaison, la plus puissante explosion nucléaire fut le résultat du test en 1961 de la « Tsar bomba » soviétique de 57 mégatonnes de TNT, soit 3 800 fois la puissance de la bombe d’Hiroshima. Depuis cette dernière, la puissance des bombes a eu tendance à diminuer. Mais cette modération est surtout l’effet d’un changement de stratégie militaire qui consiste à favoriser l’utilisation de plusieurs missiles moins puissants plutôt qu’un seul surpuissant. Globalement, le lancement d’une arme nucléaire peut avoir lieu depuis le sol à partir de rampes de lancement, depuis les airs à partir d’avions bombardiers stratégiques ou enfin depuis la mer à partir de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE).
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Arme nucléaire « tactique » ou « stratégique » : quelle utilisation ?
Au-delà de leur mode de fonctionnement, l’utilisation des armes nucléaires permet de les distinguer selon deux catégories : les armes à utilisation « tactique » et les armes à utilisation « stratégique ».
Les premières sont moins remplies en charge explosive, entre 1 kilotonne et 50 kilotonnes, contre 100 kilotonnes à plus d’une mégatonne pour les secondes. L’arme nucléaire stratégique est sous contrôle de la plus haute autorité de l’État et sert à entretenir la dissuasion. Elle possède une capacité de destruction massive, avec une puissance de plusieurs mégatonnes.
L’arme tactique, ou non stratégique, est une arme destinée à être utilisée directement sur le champ de bataille. Comme son nom l’indique, elle est utilisée dans un but tactique, notamment au travers de la destruction d’un objectif militaire précis, pour frapper la ligne de front ou pour stopper une avancée brutale de l’ennemi par exemple. En outre, une frappe tactique peut autant s’effectuer avec une « bombe A » qu’avec une « bombe H ». L’utilisation d’une telle arme, en plus des destructions dus à l’onde de choc, provoque de terribles brûlures et incendies, sans compter les retombées radioactives aux alentours de la zone d’impact.
Les plateformes de lancement de ses armes nucléaires varient selon l’usage. Les armes nucléaires stratégiques sont aujourd’hui transportées dans la majeure partie des cas par un missile balistique intercontinental (d’une portée supérieure à 5 500 km) depuis un silo terrestre avec une rampe de lancement ou un silo marin au travers d’un sous-marin lanceur d’engins (SNLE). En France, elles sont également transportées par des missiles de croisière depuis des avions. Les armes nucléaires tactiques peuvent, quant à elles, varier de support. Elles peuvent être larguées par des bombes ou propulsées par des missiles balistiques ou de croisière depuis différentes rampes de lancement.
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Un héritage de la guerre froide
Alors que l’arme nucléaire stratégique est bien connue depuis son utilisation au Japon en 1945 par les Américains, l’arme nucléaire tactique est davantage passée sous les radars. Cette dernière tire son origine de la guerre froide, avec la guerre de Corée. Alors que l’US Army est submergée par l’armée nord-coréenne, elle imagine une arme nucléaire adaptée au combat permettant par sa force de frappe de reprendre l’avantage malgré l’infériorité numérique de ses propres forces. La première arme nucléaire tactique sera mise en service début 1953 par les Américains, incitant à une nouvelle forme de dissuasion. En outre, l’arme nucléaire stratégique réclamée par le général américain McArthur pendant la guerre de Corée lui sera refusée par le président Truman, inaugurant l’ère de la guerre nucléaire « limitée » par la dissuasion.
Parallèlement, l’URSS produit ses premières armes nucléaires tactiques ainsi que la France et le Royaume-Uni dans les années 1960. Après la chute de l’URSS, les puissances atomiques s’engagent dans le désarmement. De nouveaux missiles classiques se substituent aux armes nucléaires de combat, tout en élargissant les options militaires. Le nucléaire stratégique et tactique est désormais réservé aux situations extrêmes de légitime défense, consolidant la dissuasion.
Pourtant, bien qu’en nombre réduit, les armes nucléaires tactiques sont toujours produites. L’abandon en 2017 du traité INF signé en 1987 par Moscou et Washington pour proscrire les missiles à portée intermédiaire – 1 500 km – vient stimuler une nouvelle dynamique d’armement. Selon la Fédération des scientifiques américains (FAS), la Russie disposerait de 2 000 armes de cette catégorie contre 700 pour les États-Unis. La France refuse la distinction entre armes tactiques et stratégiques depuis la présidence de Jacques Chirac. Enfin, contrairement aux armes stratégiques, les armes tactiques ne sont encadrées par aucun traité.