Le Donbass concentre les ressentiments entre l’Ukraine et la Russie. C’est dans cette région que la guerre dure depuis 2014 et qu’une partie des affrontements commencés en février 2022 trouve leurs origines. Reportage de Gaël-Georges Moullec dans un Donbass qui vit à l’heure de la guerre depuis bientôt dix ans.
Gaël-Georges Moullec
Article original paru sur SDBR News (c) Alain Establier
Creuset historique de l’industrie russe et soviétique, le Donbass a été intégré à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1922. Au cours des décennies, le Donbass a aussi été un lieu de mélanges pour les diverses populations de l’URSS qui s’y sont retrouvées à la suite de l’industrialisation, de la reconstruction et de la modernisation du pays. Dans cette région, deux événements historiques sont prégnants dans les esprits des habitants :
la lutte et la victoire sur les occupants allemands,
et les événements de 2014-2015 qui ont conduit à l’indépendance des deux républiques de la région, puis leur intégration à la Fédération de Russie.
Témoignages de ces souvenirs, les monuments, les stèles et les plaques commémoratives que l’on retrouve dans chaque ville et village de la région.
En février 1943, l’Armée rouge lance un raid de cavalerie derrière les positions allemandes en vue de libérer la partie du Donbass encore occupée. Durant plusieurs jours, des combats font rage au cours desquels se distingue la 112e division de cavalerie bachkire, conduite par le général Minigali Chaïmouratov, mort au combat et enterré sur le champ de bataille.
Février 2023 : un voyage mémoriel
Quatre-vingt ans plus tard, un groupe de volontaires civils de la République du Bachkortostan (Fédération de Russie), composé d’universitaires, d’archéologues du champ de bataille et de membres d’ONG, se lance en autobus dans une expédition de plusieurs centaines de kilomètres[1]. Le périple passe de champs de batailles en monuments aux morts au travers des villes, villages et lieux-dits du Donbass, des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, sur les traces de la 112e division. Thorez, Krasny Loutch, Lougansk, Petrovskoe, Krasnodon, Saour-Moguila autant de lieux qui sont à la fois les témoins des combats de 1943, mais aussi de ceux qui débutent en 2014.
Au-delà de ce parcours mémoriel, ce sont les impressions ressenties au cours de cette expédition qui font l’objet de cet article.
Entrée dans le Donbass
« Ne touche pas ! » Affiche présente dans l’école mettant en garde les enfants
En premier lieu, l’entrée dans le Donbass depuis la Fédération de Russie suppose un passage par les gardes-frontières et la douane. Celui-ci ne pose pas de problèmes. Tout au long du parcours, les divers contrôles, policiers ou militaires, se déroulent dans le calme et l’ordre, que cela soit le long de la route ou lors d’arrêt à des points de contrôle (blok-post) gardés par une troupe équipée de VAB (BTR).
A lire aussi
Ukraine : état des lieux des armes fournies par la France
Initialement, la première conférence devait se dérouler à l’Académie d’administration de Donetsk, mais, à la veille de notre arrivée, l’édifice de l’Académie et le foyer des étudiants ont été touchés par des frappes ukrainiennes conduites avec des lance-roquettes multiples américains (M142 HIMARS – High Mobility Artillery Rocket System).
Repli donc sur Thorez, la ville de la région de Donetsk qui porte le nom de l’ancien Secrétaire général du PCF. L’entrée principale du Collège universitaire, filiale de l’Académie d’administration de Donetsk, est ornée d’une plaque noire en marbre avec le portrait et les dates de vie et de mort d’un étudiant tombé au front pour l’indépendance. Les élèves du Collège sont des enfants de la guerre, une grande partie de leur vie, depuis 2014, s’étant déroulée au rythme des combats entre indépendantistes et troupes ukrainiennes. Aujourd’hui encore, une grande partie d’entre eux ont des membres de leur famille engagés sur le front car la conscription est générale dans la République populaire du Donetsk. Enfin, les cours en présentiel n’ont repris que depuis janvier 2023, une fois éliminée définitivement les menaces de bombardements ukrainiens. La vie n’est toutefois pas revenue à la normale : le blocus ukrainien de la station principale fournissant l’eau courante se poursuit, contraignant les habitants de Thorez à jongler avec les seaux d’eau entre les passages des citernes d’approvisionnement.
Le témoignage d’une professeur mobilisée de 2014 à 2022
Surprise de taille, cette intervenante à la conférence tenue au sein du Collège. Docteur en sciences de gestion, membre de l’administration de la République, cette professeure a été officier du renseignement militaire de la République populaire du Donetsk de 2014 à la fin de la bataille de Marioupol en 2022. De son aveu même, elle n’aurait jamais cru se retrouver un jour avec un casque pour bonnet et un gilet pare-balle comme tailleur – son quotidien durant plus de huit ans. Son constat est le suivant : « la propagande antirusse conduite au cours des dernières décennies en Ukraine a été si prégnante que les responsables des nouveaux territoires russes auront impérativement à trouver les moyens de la contrer, en particulier auprès des nouvelles générations ».
A lire aussi
Ukraine, regards sur la guerre
L’exemple suivant est donné à l’appui de cette thèse : « A Marioupol, un enfant me demande d’où je viens ». Je réponds : « Du Donetsk ». Alors l’enfant dit : « Tu es une sale Russe ? (moskalka) ». Interloquée, elle ajoute : « Non, je suis de Donetsk ». « Alors tu es une enfoirée d’indépendantiste (separ) », affirme l’enfant.
La visite du monument de Saour-Moguila
Débris de missiles et obus
Autre moment fort de l’expédition, la visite du monument de Saour-Moguila, à la gloire des combattants de 1943 et de 2014-2015. Un escalier gigantesque s’élève vers la stèle : d’un côté, un bas-relief consacré aux héros de la Grande guerre patriotique, de l’autre, les visages des héros des combats d’indépendance et de l’intervention russe : Arsen Pavlov (Motorola, 1983-2016, tué dans un attentat), Mikhail Tolstikh (Givi, 1980-2017, tué dans un attentat), Olga Katchoura (Korsa, 1970-2022, tuée au front), Vladimir Joga (Vokha, 1993-2022, tué au front) et Nurgamedov Gadjimagomedov (1996-2022, tué au front).
De villes en villages du Donbass…
Ce parcours allant de villes en villages du Donbass nous permet, dans un premier temps, de nous rendre compte des destructions infligées aux habitations et aux infrastructures par les forces ukrainiennes de 2014 à 2022. Simple exemple, la petite ville de Petrovskoe (République populaire de Lougansk), où se mêlent tout à la fois les habitations détruites, le musée (rafistolé) à la mémoire des commandants de la 112e division de cavalerie et l’école №22 « Général Chaïmouratov » flambante neuve. Ce centre scolaire, détruit par les bombardements ukrainiens, a été reconstruit en mai 2021 à l’instigation du Bachkortostan. C’est le seul point de couleurs vives dans un paysage gris sombre.
Le Donbass : une grande friche industrielle
Tout aussi impressionnante que les destructions est la friche industrielle qui couvre l’ensemble du territoire et qui témoigne de son abandon par Kiev bien avant les tentatives d’indépendance. À en croire les habitants, le dédain pour la région débute vers 1995, alors que le Donbass passe sous la coupe d’oligarques qui l’exploitent sans jamais y faire d’investissements productifs. Au total, entre abandon industriel et bombardements, les villages traversés semblent avoir perdu les deux tiers de leur population.
Moment fort sous le préau du bloc scolaire : les célébrations mêlent tout à la fois le souvenir des héros et l’excitation des fêtes de fin d’année. Celles-ci débutent par l’hymne russe repris par les écoliers. Premier temps, l’évocation du souvenir des 28 enseignants de la ville tombés armes à la main lors de combats pour l’indépendance. Dans leur grande majorité des hommes de moins de trente ans dont les photos souriantes et décontractées contrastent avec leur destin. Puis viennent les artistes du Bachkortostan, chanteurs de rock et musiciens traditionnels, qui enflamment la salle. Il est vrai qu’un tel spectacle est rare pour les élèves – le couvre-feu est d’actualité dans les Républiques depuis 2014.
La deuxième conférence, tenue cette fois-ci dans la capitale de la République populaire de Lougansk, se déroule dans une atmosphère plus traditionnelle. Toutefois, les rencontres faites dans l’hôtel très discret où nous passons la nuit – un étage dans un immeuble d’habitation – nous confirment que les mesures de sécurité, en particulier électroniques, que nous avons suivi jusqu’alors n’ont pas été vaines.
La technique de l’intimidation
Char t-64 repeint en noir à la mémoire des tankistes tombés au combat
Selon des ouvriers du BTP logés dans cet hôtel et engagés dans des constructions dans la région, « des pays, alliés des Ukrainiens, leur fournissent des données électroniques sur les concentrations d’utilisateurs de téléphones portables achetés en dehors de la région. Une fois ces données acquises, des informateurs sont envoyés sur les lieux pour vérifier l’origine des personnes présentes. Dès que la confirmation est acquise, l’artillerie ukrainienne – canons ou lanceurs multiples – entre en œuvre ». Plusieurs dizaines de collègues de ces ouvriers du BTP auraient ainsi payé leur insouciance de leur vie.
De 1943 à aujourd’hui…
Deux derniers moments marquent la fin de la semaine. La visite du musée de Krasnodon qui retrace l’épopée de la « Jeune Garde », un groupe de 70 résistants soviétiques, âgés de 14 à 18 ans, massacrés en 1943 par les Allemands et leurs supplétifs locaux. Enfin, la visite du Musée régional de Lougansk, où sont exposés des débris des missiles et des obus tombés sur la ville, semble refermer la boucle de l’Histoire.
Au travers des diverses rencontres faites durant ce périple, la population des deux Républiques semble se répartir en deux groupes principaux, sans qu’il soit réellement possible de juger de leur poids respectif :
- Une partie de la population souhaite parvenir le plus rapidement possible à une paix, les neuf années de guerre ont laissé des traces et l’avenir ne peut être conçu que comme un retour rapide à une certaine normalité.
- L’autre partie de la population pense que seule une victoire, c’est-à-dire une capitulation sans condition de l’Ukraine, lui permettrait de vivre normalement et de garantir sa sécurité et son avenir.
Deux derniers éléments doivent enfin être pris en compte :
- d’une part la très grande majorité de la population refuse de revenir sous le joug ukrainien,
- d’autre part, il existe indéniablement une cinquième colonne pro-ukrainienne, infime mais présente, voire agissante, qui souhaite un retour des Républiques dans le giron de Kiev
A lire aussi
Donbass : drame au cœur de l’Europe
[1] Cet événement qui se déroule du 18 au 26 février 2023 a été organisé avec le concours de l’Université d’État des sciences et de la technologie d’Oufa, l’Université d’État « Vladimir Dahl » de Lougansk, le Musée d’histoire locale de Lougansk, le Musée régional de Louhansk, l’Académie d’administration publique et de la fonction publique auprès de la direction de la République de Bachkortostan, l’Académie d’administration publique sous la direction de la République populaire de Donetsk, l’Institut d’études stratégiques de l’Académie des sciences de la République du Bachkortostan, le Centre pour le partenariat interculturel et la branche régionale du Bachkortostan de la Société historique militaire russe. L’auteur a participé à cet événement à l’invitation de Dr. Valentina Latypova, directrice du Centre pour le partenariat interculturel et de Dr. Ramil Rakhimov, Directeur de la Chaire d’Histoire de la Russie de l’Université d’Etat des sciences et de la technologie d’Oufa.
*Gaël-Georges Moullec, Docteur en Histoire contemporaine, a récemment publié Vladimir Poutine : discours 2007-2022, 2022, SPM, 428p. et Ukraine, la fin des Illusions, SPM, 2022, 232p. https://www.editions-spm.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=73937
Crédits photos: Gaël-Georges Moullec