Le monde a les yeux tournés vers la confrontation Chine / Etats-Unis. Christian Saint-Étienne aborde ce sujet désormais classique avec son regard propre et une dimension économique.
Christian Saint-Étienne : le conflit sino-américain pour la domination mondiale. L’Europe et la France dans le nouvel ordre mondial. Janvier 2023 – éditions Alpha – Humensis.
Christian Saint-Étienne est un économiste qui a occupé différentes fonctions, notamment au Fonds monétaire international dans les années 1980. Il a également mené une carrière universitaire, et il intervient régulièrement sur le plateau de différentes chaînes d’information en continu.
L’introduction de cet ouvrage met en perspective les relations conflictuelles entre les États-Unis et la Chine. Cependant, en filigrane, Christian Saint-Étienne qui ne cache pas son appartenance au centre-droit aborde la question du devenir de l’Europe et de la France. L’argumentaire est déjà largement connu. Mais il a le mérite d’être rassemblé dans un ouvrage parfaitement accessible, dans une édition de poche, avec une table des matières très détaillée qui permet de retrouver très rapidement les éléments dont on peut avoir besoin pour construire sa réflexion. Au-delà de l’examen des relations entre les deux puissances, avec le constat de l’opposition inévitable entre la puissance dominante contestée par la puissance émergente, c’est bien le constat de l’échec européen, qualifié de velléitaire qui est fait. C’est l’objet de la deuxième partie tandis que la troisième aborde la position géostratégique de la France dans le monde.
Sur les différentes parties, l’économiste s’installe, avec juste raison d’ailleurs, sur le terrain de l’historien. Après avoir rappelé que l’actuelle administration démocrate de Joe Biden n’a pas véritablement modifié l’orientation précédemment fixée par Donald Trump, même s’il critique violemment la démolition en règle du multilatéralisme par le fantasque milliardaire, l’auteur montre comment les États-Unis ont construit ce système pendant près de sept décennies avec le système monétaire international, l’accord de libre-échange de 1947 remplacé par l’organisation mondiale du commerce au 1er janvier 1995 et que la Chine rejoint en décembre 2001 sans signer tous les protocoles annexes sur l’ouverture des marchés publics ou l’interdiction de subventions aux entreprises destinées à fausser la concurrence. La Chine en a très largement profité.
Les États-Unis ont également développé des accords régionaux avec l’accord de libre-échange nord-américain qui rentre en vigueur le 1er janvier 1994 avec comme vocation de répliquer le marché unique européen. Dans les années 2010, les États-Unis ont développé un accord transpacifique signé le 4 février 2016. 12 pays sont parties prenantes de cet accord qui a finalement été bloqué en janvier 2017 lors de l’arrivée à la maison blanche de Donald Trump.
À lire également
Face aux États-Unis, la menace antisatellite chinoise
On lira avec grand intérêt cette partie qui concerne la façon dont les États-Unis ont pu imposer leurs normes comptables, juridiques et numériques au reste du monde. Les quatre grands cabinets d’audit financier sont anglo-saxons, réunissent 850 000 collaborateurs, qui opèrent dans plus de 170 pays et sont les auditeurs des 30 000 premiers groupes industriels et financiers de la planète. Toutes les informations que ces cabinets collectent se retrouvent forcément à la disposition des grandes centrales de renseignement américaines. Ce sont également de grands cabinets juridiques américains qui imposent des normes au reste du monde. Cela permet aux États-Unis de faire peser la menace de poursuites sur leur territoire à des entreprises qui ne suivraient pas les orientations de la politique étrangère des États-Unis.
Si de façon globale cette domination d’outre-Atlantique a pu contribuer à la croissance mondiale, c’est d’abord et avant tout pour défendre leurs intérêts. Toutefois l’entrée de la Chine dans l’organisation mondiale du commerce avec l’évolution actuelle du pays peut se révéler néfaste, ce que l’auteur explique dans la suite de cet ouvrage.
Les États-Unis ont mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale un ordre stratégique organisé à partir de l’alliance atlantique avec comme volonté affichée d’organiser la défense face à la menace soviétique. Il faut tout de même rester conscient que l’essentiel des dépenses militaires américaines ne visent pas à assurer la sécurité de l’Europe, mais d’abord et avant tout à protéger leurs intérêts dans le reste du monde, notamment dans le Pacifique. Moi du cœur du budget américain sert, directement ou indirectement, à la défense de l’Europe. En termes de bilan, le moins que l’on puisse en dire, c’est que c’est une excellente affaire, puisque pour moins de 200 milliards de dollars, avec un budget global à 800 milliards, les États-Unis dominent un marché européen qui est le premier espace économique mondial.
L’auteur revient sur l’accord-cadre sur le nucléaire iranien qui a été finalisé le 14 juillet 2015 que les États-Unis ont remis en cause avec l’arrivée de Donald Trump. Ce Président a pris une rafale de décisions qui correspondaient à la volonté de son électorat, en remettant en cause l’alliance de libre-échange nord-américain qui a finalement été remplacé par un accord États-Unis – Mexique Canada qui change à la marge, mais qui traduit surtout des préoccupations de politique intérieure.
De la même façon, le traité transpacifique a été dénoncé dès janvier 2017 alors qu’il aurait pu isoler la Chine de l’espace régional asiatique. Les pays qui participaient au traité transpacifique ont pris acte du départ des États-Unis en signant un nouvel accord en mars 2018 – compréhensive and progressive agreement for transpacifique partnership –. En 2018, les États-Unis cherchent à le rejoindre, mais pour l’instant la nouvelle administration démocrate ne semble pas enthousiaste, pas plus que les pays initialement signataires du traité transpacifique.
À lire également
Intelligence artificielle : la guerre des normes est déclarée entre la Chine et les États-Unis
Sur l’ensemble des autres questions, notamment à propos du nucléaire iranien, comme pour la défense de l’Europe, avec la mise à jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie implique, l’auteur insiste largement sur la continuité de la politique de l’actuelle administration démocrate par rapport à celle de Donald Trump. Le style change sans doute et les orientations restent globalement les mêmes. Dans les relations avec la Chine, il n’y a pas de changement majeur, notamment dans la guerre commerciale et technologique que se livrent les deux puissances.
On retrouve depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche quelques inflexions en matière d’orientation, notamment le renouvellement du traité new start de désarmement nucléaire. Il a été signé in extremis le 5 février 2021.
Les capacités militaires chinoises continuent d’augmenter ce qui explique pourquoi les orientations précédentes sont toujours maintenues.
On lira avec attention le chapitre sur la réponse américaine d’invasion de l’Ukraine par la Russie avec ce que l’on a pu appeler « le réveil de l’OTAN ». Les États-Unis redeviennent les leaders du monde libre, mais cela ne remet pas en cause la brutalité des méthodes américaines avec leurs propres alliés. Encore une fois la déchirure du tissu social américain depuis au moins deux décennies impose aux administrations, qu’elles soient démocrates ou républicaines, une prise en compte des stricts intérêts des États-Unis. Sur le fond, on ne peut qu’être d’accord avec cette formule : « Joe Biden a mis un gant de velours sur la main de fer géostratégique de Trump ».
Les États-Unis se considèrent comme « la nation indispensable », comme une sorte de bon berger qui fait payer l’herbe que broutent les moutons et qui fait subir à son troupeau les conséquences des sanctions qui frappent la Russie.
On retrouve la même mise en perspective historique dans le deuxième chapitre qui est consacré à la Chine et bien entendu à son histoire. Xi Jinping est parvenu à s’imposer largement pour construire un nouvel ordre mondial alternatif à l’ordre américain. La Chine ne veut pas se contenter d’être la puissance « statique et immuable », mais entend imposer une dynamique basée sur son regard sur le reste du monde. Christian Saint-Étienne considère que cette contradiction entre la volonté du dirigeant actuel et les fondamentaux de la Chine peut générer des convulsions majeures. Dans sa mise en perspective historique l’auteur rappelle que Xi agit davantage comme un nouveau Mao Zedong que comme l’héritier de Deng Xiaoping. Il contrôle le parti communiste chinois, la présidence et, bien entendu, la commission militaire centrale. Après tout, la formule « le parti qui commande aux fusils », est bien celle de Mao.
On comprend aisément pourquoi et comment la Chine accuse désormais de tous les éléments que sa puissance économique lui permet de déployer avec des investissements majeurs, et des prêts qui se révèlent largement toxiques, sur cette route de la soie que la Chine entend promouvoir. Sur 56 États africains, 50 d’entre eux accueillent un institut Confucius. C’est aussi une forme de soft Power.
Face à l’Union européenne, la Chine joue sur différents tableaux, notamment en essayant de peser sur les petits pays d’Europe centrale et orientale comme la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie.
Cela n’empêche pas les investissements des entreprises chinoises en Europe de l’Ouest, pour des raisons de rentabilité évidente.
Enfin, avec l’organisation de coopération de Shanghai qui a été créé en 2001, la Chine parvient à influer sur ce qui était le pré carré de la Russie. Cette organisation qui regroupait au départ la Chine, la Russie et quatre états d’Asie centrale, le Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan et le Tadjikistan s’est élargie à l’Inde et au Pakistan et désormais, depuis 2021, à l’Iran.
Comme moyen d’affirmation de la Chine, point n’est besoin de rappeler l’affirmation militaire spatiale de l’empire du Milieu dont nous avons appris récemment qu’il faisait augmenter son budget militaire de plus de 7 %. Officiellement il représente un peu plus de 250 milliards de dollars, mais selon les modes de calcul, notamment les productions et les dépenses intermédiaires, nous serions beaucoup plus proches de 400 milliards de dollars. Cela ne représente que la moitié des dépenses américaines, mais il ne faut pas oublier que la croissance, notamment dans le domaine de la marine nationale, a été particulièrement rapide. Certains spécialistes considéraient qu’il fallait au moins trois générations, plus de 70 ans, pour construire une marine de haute mer. Force est de constater que la Chine a réussi cette performance en moins de 30 ans.
L’affirmation des États-Unis et de la Chine dans ces différents domaines fait apparaître cruellement les limites de l’Europe.
Cet ouvrage qui a été évidemment mis à jour à la lumière des événements qui se déroulent à l’est de l’Europe depuis février 2022 représente incontestablement un excellent outil de travail, parfaitement accessible qui met en perspective les grandes évolutions de la Chine et des États-Unis, comme adversaires potentiels si l’on reprend le piège de Thucydide.
Un nouveau conflit mondial est-il inévitable ?
On retrouve évidemment, dans la volonté des États-Unis de se maintenir au premier rang mondial et dans celle de la Chine de lui disputer, ce piège de Thucydide évoqué plus haut. Les États-Unis comme la Chine accentuent leur effort de défense et la barre des 800 milliards de dollars de dépenses militaires pour les États-Unis a été allègrement franchie. La création en juin 2018 de la force armée de l’espace s’inscrit également dans une démarche de défi à l’égard du compétiteur principal. Le terrain principal de confrontation reste l’Asie et de façon plus globale l’espace indopacifique.
Le duopole apparaît comme instable juridiquement et diplomatiquement. La Chine remet régulièrement en cause le droit international avec sa politique d’appropriation de la mer de Chine méridionale, utilise les technologies numériques comme moyen de contrôle de sa propre population et bien entendu s’assoit sur les droits de l’homme avec allégresse.
Les États-Unis ne donnent pas l’exemple de la vertu, notamment dans le domaine de l’utilisation des données par les entreprises géantes du numérique. Par ailleurs les retournements de l’administration de Donald Trump ont pu faire douter sur la crédibilité de la puissance normative qui a fondé l’ordre international moderne. L’abandon de l’Afghanistan, imputable à Joe Biden, même s’il avait été préparé auparavant, a permis de douter des États-Unis. Au sein de l’organisation mondiale du commerce, l’organe de règlement des différends ne semble plus en mesure d’intervenir de façon efficace même si la réforme de l’organisation semble indispensable. D’après Christian Saint-Étienne il vaut quand même mieux une structure imparfaite que pas d’organisation du tout, au risque de relancer une guerre commerciale sans limites.
À lire également
États-Unis, forces et faiblesses d’une puissance
Les relations entre les États-Unis et la Chine se sont durcies à la faveur de la guerre en Ukraine. Les Chinois voient dans les sanctions contre la Russie une sorte de répétition générale sur ce qui pourrait leur arriver en cas d’invasion de Taïwan. Les États-Unis ont souvent frappé les entreprises de nombreux pays qui n’avait pas respecté l’embargo américain, même lorsqu’elles intervenaient hors des États-Unis et dans le cadre des lois internationales. La Chine essaye de mettre en place un dispositif alternatif à l’ordre américain en utilisant trois monnaies, le yuan, l’euro et le rouble. Les contrats de matières premières peuvent être également être payés en euros, les compagnies de transport chinois cherchent désormais à éviter le transit vers les États-Unis pour une partie de marchandises. Dans le domaine de la production de semi-conducteurs, la Chine espère atteindre son autonomie le plus rapidement possible. Les sanctions contre la Russie et contre l’Iran représentent une bonne affaire pour la Chine qui récupère désormais l’essentiel de la production de ces deux pays.
Pour être clairs, les Chinois font très exactement ce que les États-Unis ont pu faire pour imposer leur domination à l’échelle mondiale.
L’évolution des puissances économiques relatives conduit toutefois à nuancer la capacité de la Chine à faire pièce aux États-Unis. Toutefois, la montée en puissance militaire de la Chine représente un effet déstabilisant à court terme.
Christian Saint-Étienne reprend quelques éléments de l’analyse de Graham Alison sur le piège de Thucydide. Il en note les limites en reprochant un ouvrage paru en 2019, une vision parfois trop simpliste qui ne prend pas en compte les alliances possibles basées sur des valeurs communes. De la même façon, les évolutions technologiques ne semblent pas vraiment prises en compte. La possibilité que la compétition entre une puissance ascendante et une puissance dominante se transforme en compétition militaire n’est pas le seul piège qu’il faut éviter. Christian Saint-Étienne évoque l’ouvrage de Kindleberger, le monde en dépression : 1929 – 1939 dans lequel il considère que la transformation de la crise de 1929 en grande dépression est due au fait que le Royaume-Uni n’avait plus les moyens économiques et financiers pour stabiliser l’économie mondiale au début des années 30 tandis que les États-Unis ne le souhaitaient pas. Il semblerait que certaines mesures prises outre-Atlantique et outre-Manche, comme la dévaluation de la livre et du dollar, les politiques protectionnistes, ont aggravé cette crise des années 30. La politique de Donald Trump semble avoir été assez proche avec les mêmes conséquences. Les États-Unis ont pu donner l’impression qu’ils étaient « fatigués de conduire le monde », alors qu’ils auraient aujourd’hui tout intérêt à redevenir une puissance d’équilibre qui ne soit pas dicté par leurs propres intérêts.
Et la France ?
La troisième partie aborde la position géostratégique de la France dans le monde. Encore une fois on retrouve un rappel historique sur la politique internationale de la France sous la Ve République avec un rappel sur les fondements de notre politique étrangère. Toutefois, depuis le début du XXIe siècle, la France semble avoir connu un déclin économique régulier. On retrouve d’ailleurs des arguments sur les différences de compétitivité entre la France et l’Allemagne, même si la question du coût du travail mériterait d’être nuancée. Est-ce que ce sont les politiques publiques qui ont conduit à la désindustrialisation du pays ? On me permettra d’être sceptique. Ce sont peut-être les politiques des entreprises, leur choix d’investissement, quand ce ne sont pas leurs limites, qui expliquent peut-être le phénomène. Beaucoup de situations aujourd’hui difficiles en découlent. La volonté d’utiliser les dividendes de la paix a conduit à une réduction de l’effort de défense qu’il va falloir aujourd’hui compenser. Mais la route sera longue même si la future loi de programmation militaire avait tendance à susciter un certain optimisme. Les arguments que l’on trouve dans ce chapitre sont évidemment connus. Ils ne sont pas toujours pertinents, et surtout font porter à l’état le poids de responsabilités qui ne relèvent pas de lui seul. C’est un petit peu ce que j’appellerai « la malédiction des libéraux français » qui se tournent toujours à la fin vers l’État régulateur, l’État redistributeur comme solution à tous les problèmes. On peut entendre les arguments qui montrent que dans cette construction européenne la politique allemande est dictée par les intérêts bien compris des entreprises d’outre-Rhin. Mais cela n’explique pas tout.
À lire également
Les États-Unis sont-ils de retour en Afrique ?
C’est un petit peu le côté décevant de cet ouvrage qui reste stimulant néanmoins. On peut reprocher la posture intellectuelle qui consiste à faire à la repentance de tout et de n’importe quoi. On peut évidemment considérer que des décisions difficiles n’ont pas été prises, notamment par la droite, lorsqu’elle était au pouvoir, ce que l’auteur oublie parfois. Et s’il suffisait de montrer les chiffres du déficit pour le résoudre, cela se saurait. Car comme souvent dans ce domaine beaucoup parlent d’économies à réaliser, très peu disent dans quel domaine.
Un économiste sait pourtant que des politiques monétaires ont pu à plusieurs reprises relancer la croissance économique et contribuer à la réindustrialisation. C’est aussi un des enseignements de la crise des années 30 aux États-Unis. Il est vrai que la guerre et l’effort industriel qui en a découlé ont bien arrangé les choses.
On pourrait largement discuter, et l’échange serait passionnant, des pistes qu’ouvre cet ouvrage. Mais sur le point fondamental qui en est l’objet, c’est-à-dire les perspectives ouvertes par ce conflit sinon américain pour la domination mondiale, il s’agit d’une publication très accessible, bien documentée et qui permet d’ouvrir le débat.