Existe-t-il une analogie entre l’Ukraine et Taïwan ? L’invasion de la première signifie-t-elle une invasion de la seconde par la Chine ? Eléments de distinction et de précision par le général Daniel Schaeffer.
Par le Général (2s) Daniel Schaeffer, ancien attaché de défense en Thaïlande, au Vietnam et en Chine, membre du groupe de réflexion Asie21-futuribles. Article original paru sur Asie21.
Nota : dans cet article il n’a pas été prise en compte l’hypothèse, d’école, de la saisie par la Corée du Nord d’une opportunité offerte par une situation confuse résultant de l’éclatement d’un conflit militaire sino-taïwanais pour agresser la Corée du Sud et délivrer des bordées de missiles vers le Japon et les États-Unis. Quelle plausibilité ?
Constat
Aussitôt déclenchée l’invasion russe de l’Ukraine, la presse internationale, tout comme nationale, a mécaniquement établi un parallèle avec la question de la République de Chine, celle de Taïwan, face à la République populaire de Chine (RPC). La transposition intellectuelle est tentante à cause d’une situation qui en divers points apparaît similaire à celle qui oppose la Russie à l’Ukraine, avec en arrière-plan les soutiens américains à Kiev comme à Taipei.
Le mieux est de sortir de ces analogies et de se limiter au théâtre d’Extrême-Orient, déjà suffisamment compliqué puisque les tensions entre belligérants de première ligne ne se limitent pas à la seule question de l’île de Taïwan, de ses dépendances et du détroit, mais aussi à tout son environnement que représentent les mers de Chine du Sud, de l’Est, et des Philippines du côté océan Pacifique. Le tout est indissociable.
Pourquoi de tels augures funestes dans tout l’Extrême-Orient maritime dont la situation générale est officiellement jugée « stable » par Pékin, hyperbole qui tendrait à faire croire que la paix règne dans la région ? En vérité s’il y a stabilité elle se situe dans les tensions permanentes et les incertitudes préoccupantes sur un passage communiste à un acte de guerre contre Taïwan, d’une éventuelle intervention américaine pour le contrer, d’un entraînement dans le conflit du Japon et des Philippines victimes partielles de dégâts collatéraux, voire de la Corée du Sud et des autres pays de l’ASEAN par contrecoup. Et au-delà, à cause de l’insistance de certains pays plaidant pour une implication plus forte de l’OTAN en Indo-Pacifique, se dessine pour la France, elle-même membre de l’organisation, mais aussi puissance régionale, le risque d’un versement dans un conflit qui n’entrerait pas dans ses intérêts.
En tout état de cause l’épicentre de la tension se situe bien à Taïwan et à son environnement marin proche, enjeu majeur global entre Chine populaire et Amérique.
Taïwan, un enjeu politique
C’est d’abord un enjeu politique, plus cependant pour la Chine que pour les États-Unis. Pékin a fait une question de principe de la réunification, ou de l’unification selon certains exégètes. Par ce choix sémantique, ces derniers semblent oublier qu’en 1683 Formose est définitivement entrée dans le giron d’une Chine impériale sous domination des Mandchous, ces « barbares » du nord qui sont parvenus à installer leur pouvoir sur le trône impérial han à la suite d’une invasion réussie au printemps 1644, contre une dynastie Ming en perte de « mandat du Ciel ». Cette appartenance de Taïwan à la Chine a par ailleurs été admise par tous les États qui, à partir de 1964, la France en premier, et plus tard les États-Unis, le Japon, entre autres, ont officiellement reconnu la RPC et l’ont amenée, le 25 octobre 1971, à prendre la place de la Chine nationaliste à l’ONU, et à la remplacer au sein du Conseil permanent de sécurité. Aujourd’hui ce sont territorialement deux Chine qui se font face, toujours en situation de guerre intestine depuis 1949, époque à laquelle la population partisane du nationaliste Tchang Kaishek et ses troupes étrillées sur le continent par celles de Mao Zedong se sont réfugiées sur la grande île et ses annexes, dont deux à peine à quelques petites encablures du continent. C’est ce passé qui explique pourquoi Pékin tient tant à récupérer ce territoire. Et ce sont les reconnaissances des autres pays du monde qui ont donné à la Chine populaire sa victoire politique sur le sujet.
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Des États-Unis qui n’ont toujours pas compris
Cela dit les États-Unis ne l’acceptent pas et continuent à pousser à la roue pour que Taipei déclare son indépendance. Cette pression a surtout été intense sous le gouvernement Trump dont le secrétaire d’État, Mike Pompeo, peu avant la restitution du pouvoir aux démocrates en janvier 2021, rompt avec les positions de réserve jusque-là observées en termes de relations entre Washington et Taipei depuis le 1er janvier 1979, date de la reconnaissance de la Chine populaire par les États-Unis. Il ouvre désormais aux diplomates américains la possibilité d’entrer directement en contact avec les autorités taïwanaises. Plus tard, le 4 mars 2022, hors fonction officielle, il appelle, lors de son premier voyage à Taïwan, le gouvernement Biden à reconnaître officiellement la République de Chine.
Sous Joe Biden la pression américaine pour pousser l’île à une déclaration officielle unilatérale d’indépendance est tout de même devenue moindre. Mais elle persiste avec un soutien à la présidente actuelle Tsai Ing-wen, dont le Parti démocratique progressiste (PDP) présente de fortes velléités indépendantistes. Elles sont cependant désapprouvées à quelque 75% par une population qui, sous diverses nuances, préfère conserver le statu quo entre les deux États chinois plutôt que proclamer unilatéralement une indépendance[1]. Pour Pékin cela constituerait en effet un authentique casus belli et les Taïwanais le savent. Les insulaires préfèrent continuer à vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête et en paix plutôt que d’être envahis par de belliqueux voisins, d’autant plus que beaucoup d’industriels taïwanais sont par ailleurs venus investir sur le continent, pour la plupart dans la province voisine du Fujian. Les couloirs possibles de dialogue continuent à exister entre les deux rives du détroit. Les négociations conduites par les gouvernements nationalistes précédents en vue de la réunification pourraient donc très bien reprendre, quitte à les faire durer éternellement ensuite.
Mais, en ce début d’année 2023, la présidente aurait-elle senti siffler le vent des balles ? Dans son discours de Nouvel An en effet le ton du slogan d’usage du PDP, « contrer la Chine pour protéger Taïwan » devient « la paix pour protéger Taïwan »[2], de quoi quelque peu temporiser avec l’empereur rouge. En tout état de cause, tant que Taïwan ne se déclare pas indépendant, et sous réserve que les États-Unis cessent de faire pression pour obtenir le résultat inverse, le statu quo, qui dure depuis soixante-treize ans maintenant pourrait encore se prolonger longtemps, même si sur le plan stratégique la situation est, contrairement aux apparences, très peu confortable pour Pékin.
Les manœuvres militaires chinoises d’intimidation
Mais comme les Américains n’ont toujours pas compris, ou ne veulent pas comprendre, la conséquence de leur stratégie d’influence sur Taipei se traduit en réplique, depuis au moins 2020, par une intensification de raids de l’aviation chinoise, parfois massifs, à la frange de l’espace aérien taïwanais, sans jamais y pénétrer pour l’instant. Ce sont aussi les manœuvres navales en mers de Chine du Sud et de l’Est, souvent à tirs réels ainsi que les exercices de lancements de missiles. La manifestation la plus menaçante du mécontentement communiste a été, en représailles de la visite de Nancy Pelosi, présidente de la chambre américaine des représentants, à Taïwan le 3 août 2022, la massive manœuvre d’encadrement de l’île, dès le lendemain 4 août, avec le lancement de onze missiles reçus dans quatre réceptacles sur les six polygones d’exercices définis pour à la suite conduire des simulacres d’opérations navales[3]. Et depuis, à un degré et à un rythme un peu moindre cependant, les mêmes survols et les mêmes circumnavigations de l’île se poursuivent.
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Taïwan, un enjeu économique
Le second enjeu est économique avec un État, quasi indépendant de fait, mais de pas de jure, qui a réussi à se développer avec brio tout en amenant progressivement sa société à la démocratie. Nous n’entrerons pas ici dans le détail des relations économiques entre Taïwan, la Chine, les États-Unis et les autres nations du monde, notamment de l’Indo-Pacifique. Relevons cependant que ce sont les exportations taïwanaises vers le continent qui dominent le flux des échanges. Une telle relation ne peut que ravir la Chine populaire parce qu’elle cadre parfaitement avec le schéma communiste de réunification par la voie pacifique.
Taïwan est aussi un objet de convoitises économiques et technologiques, notamment parce qu’il a même réussi à développer des pôles d’excellence tels que celui des semi-conducteurs, dont TSMC[4], leader mondial en termes de technicité dans le domaine, est lui-même devenu un enjeu. Quant à dire que c’est à cause des puces taïwanaises que la Chine veut reprendre l’île, il y a là un raccourci simpliste que certains observateurs osent. Toujours est-il que, dans les conflits d’intérêts qui s’animent autour de cette question, les visées sur les semi-conducteurs taïwanais attisent aujourd’hui les tensions entre Pékin et Washington qui voudrait en interdire l’accès à ce dernier, mais aussi interdire que leur soient vendues les technologies qui entrent dans leur processus de fabrication. Ce qui n’est pas du tout du goût du Japon et des Pays-Bas, eux-mêmes impliqués dans ces processus, qui dans ce secteur spécifique refusent de se voir spoliés dans leurs intérêts économiques d’échanges avec la Chine à cause de la mesure américaine. D’où des tiraillements entre les États-Unis et leurs deux alliés.
Taïwan est aussi un marché en matériels militaires livrés par Washington, à des prix parfois considérés comme exorbitants pour des moyens qui, dans la perspective d’un conflit avec l’Armée populaire de libération (APL), ne répondent pas toujours avec adéquation aux priorités exprimées par les insulaires. Ces fournitures sont par ailleurs accordées avec un élastique, les Américains ayant en même temps le souci de ne pas faire grogner trop fort Pékin. Jusque-là, bien que comptant franchement sur l’aide de Washington, Taipei avait développé sa propre industrie d’armement, mais de manière insuffisante. En outre le gouvernement de l’île se rend bien compte aujourd’hui de l’incertitude qui pèse sur une authentique intention des États-Unis de s’engager pour sa défense. Sous l’impulsion de Tsai Ing-wen, accédée à la présidence en 2016, il a été décidé d’étoffer l’industrie autochtone d’armement, notamment dans les secteurs aériens et navals, dans le but de compenser les faillites possibles d’une aide américaine. Mais il est à craindre que ce sursaut vienne sans doute bien trop tard.
Taïwan, un enjeu stratégique
Le troisième enjeu taïwanais est stratégique. Il a été plusieurs fois démontré que dans ce cadre c’est la géographie qui commande. Taïwan c’est le verrou qui, à son nord, boucle l’archipel japonais des Ryukyu, et à son sud la chaîne des États archipélagiques philippins et indonésiens, jusqu’à Singapour. Au nord les Ryukyu commandent, par les multiples détroits qui les percent, les accès au Pacifique à partir de la mer de Chine de l’Est. Ils sont donc une contrainte pour les passages de la marine chinoise qui ne se prive pas de les franchir souvent et de les explorer en même temps. Il en est de même au sud où la mer de Chine méridionale offre encore moins de possibilités : le détroit de Bashi entre Taïwan et les Philippines vers le Pacifique, les détroits de la Sonde et de Lombok au travers de l’archipel indonésien vers les deux océans indopacifiques et le détroit de Malacca vers l’océan Indien. Ainsi est-il fondamental pour Pékin de réussir à faire sauter le verrou taïwanais dont la conquête lui fournirait une base à partir de laquelle, libre des contraintes géographiques, il pourrait déployer sans encombre ses forces navales et aériennes vers le Pacifique. De leur côté les Américains, en essayant de forcer Taipei à proclamer son indépendance, ne semblent pas avoir compris qu’un retour de Taïwan à la Chine populaire donnerait plein champ libre à la menace stratégique chinoise contre eux, notamment sous-marine, qu’elle soit d’attaque ou de dissuasion nucléaire[5]. Il serait donc plus sage pour sa sécurité que Washington évite de provoquer le scénario du retour forcé de Taïwan à la Chine.
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Les potentialités d’une attaque de la RPC contre Taïwan
Toujours est-il que, en l’état actuel des événements, malgré le discours nouveau de Tsai Ing – wen, la relative modération dont semble faire preuve Joe Biden en réduisant quelque peu les opérations aériennes et navales dans et au-dessus des mers de Chine de l’Est et du Sud et le détroit de Taïwan, la tension demeure fortement entre les deux rives, ainsi qu’entre Chine et États-Unis. Si bien que les réflexions se font nombreuses sur les potentialités d’une attaque communiste contre Taïwan, le déroulement de la bataille en Ukraine alimentant les craintes.
Dans cette hypothèse du pire, hormis si par exception l’APL démontrait une fine capacité à limiter strictement son agression au seul territoire taïwanais, véritable gageure, Japon et Philippines ont de leur côté bien conscience qu’ils en subiraient fatalement les dégâts collatéraux : le Japon au sud des Ryukyu, voire jusqu’en leur centre où se situe Okinawa, port-base de la 7e flotte américaine, les Philippines sur la province de Luzon au nord et ses petites îles qui la prolonge en direction du sud de Taïwan.
La prise de conscience philippine de fatals dégâts collatéraux
Dans cette prise de conscience, les Philippines, avec leur nouveau président en fonction depuis le 30 juin 2022, Ferdinand Marcos junior, ont commencé à réparer avec Washington leurs relations de coopération militaire mises à mal par le précédent mandataire, Rodrigo Duterte. La sérénité est revenue dans les exercices communs et les États-Unis conservent leur place prépondérante de fournisseur d’armement au pays.
Il semblerait en outre que se dessine un projet de réimplantation permanente de militaires américains sur la base de Subic Bay, tel que c’était le cas jusqu’en 1992, avant qu’ils en aient été expulsés. Ce serait une évolution majeure par rapport à aujourd’hui où les unités accueillies ne sont autorisées à stationner que par rotation sur cinq bases qui leur sont ouvertes en vertu de l’accord bilatéral sur les forces hôtes[6]. En attendant, les deux alliés ont annoncé ce 1er février 2023 que l’octroi de l’accès à quatre bases supplémentaires à des forces US était en cours de négociation.
Il faut aussi voir qu’une telle reprise de la coopération militaire ne repose pas seulement sur le risque chinois au nord de Luzon, mais aussi sur la nécessité pour Manille de tenter de limiter les abusives activités illégales de Pékin dans sa zone économique exclusive (ZEE), en mer de Chine du Sud et ainsi qu’au large de ses rives orientales, en mer des Philippines. À ce propos les deux parties viennent tout juste de s’entendre sur un projet de reprise des patrouilles maritimes conjointes dans les eaux sous droits souverains philippins.
La prise de conscience japonaise de prévisibles dégâts collatéraux
Les Japonais, pour leur part atteints du syndrome ukrainien[7], ont décidé d’étoffer leur défense, non seulement dans le but de parer les risques chinois au sud des Ryukyu, mais aussi pour se défendre contre une attaque généralisée contre eux[8], une agression à laquelle les Russes, en coordination avec les Chinois, pourraient prendre part. Ce à quoi les deux partenaires se préparent effectivement en réalisant plusieurs exercices annuels aériens et navals en mers de Chine de l’Est, du Japon et de circumnavigation de l’archipel nippon.
Les autorités japonaises ont bien analysé que, en cas de tentative d’invasion armée chinoise contre Taïwan, leur pays est en première ligne et qu’il faut se préparer à contrer la menace. Ainsi ont-elles décidé, avec l’appui du parlement, d’augmenter sur cinq ans, à partir de 2021, le budget de la défense pour l’amener à hauteur de 2% du PNB au lieu de 1% jusque-là. En 2022, ce budget atteint 1,1%, équivalant à 54,9 milliards de dollars[9].
Sur le plan du dispositif de défense, celui-ci est en cours de réadaptation avec le redéploiement d’unités militaires dans le secteur sud des Ryukyu pour le renforcer. Il a commencé en 2016[10]. Quant aux équipements, sans énumérer le déroulement des programmes en cours, 1 500 missiles, soit 500 tomahawks et 1 000 T2 augmentés par Mitsubishi, leur constructeur, sont en voie d’installation sur toute l’extension des Ryukyu. Sur le plan naval, il est prévu de convertir les deux porte-hélicoptères JS Izumo and JS Kaga en porte-avions.
Les projets d’acquisitions de matériels étrangers et de coopération internationale se multiplient, comme avec le Royaume uni et la Norvège[11]. Les relations militaires avec les États-Unis, qui ne demandent pas mieux, se consolident encore. Dans ce cadre, en octobre 2022, ont été basés temporairement huit drones MQ-9 Reaper de reconnaissance. Le 11 janvier 2023 est annoncée la décision de détacher à Okinawa un contingent supplémentaire de « marines » fort de près de 2 000 militaires. Plusieurs exercices aériens navals, dont de débarquement, continuent à être menés avec constance.
La préparation des États-Unis et de leurs supplétifs à un affrontement
Ainsi les États-Unis se préparent franchement à un affrontement possible avec la Chine dans le cas où celle-ci se déciderait à reconquérir Taïwan par la force. Les jeux de guerre se multiplient. Le dernier en date[12] a été monté par le centre américain des études stratégiques et internationales (CSIS)[13], qui a étudié le problème selon 24 scénarii. Tous ont abouti au constat d’un échec chinois, de très peu, au prix de dégâts énormes pour toutes les parties engagées. Les spéculations sur les dates d’une attaque chinoise possible vont aussi bon train : elle pourrait être lancée en 2026 selon CSIS, en 2035 selon le ministère taïwanais de la Défense, ou en 2049, date du centième anniversaire de l’instauration de la RPC.
Sachant que selon CSIS les forces américaines à Okinawa et à Guam seraient sans doute rapidement détruites, les renforts ne pouvant arriver sur zone que 70 jours après le début de la bataille, il est évident que pour Washington il est important de pouvoir disposer en première ligne de supplétifs capables d’encaisser les chocs initiaux. C’est dans cette idée qu’il faut comprendre la création de l’alliance Australie, Royaume-Uni, États-Unis (AUKUS)[14], avec pour Canberra la perspective de pouvoir approcher des forces du front dans de meilleurs délais que les Américains. C’est à cause de cela que la France a été victime collatérale de la trahison des Australiens lorsqu’ils ont sans préavis dénoncé le marché passé en vue de la fourniture de huit sous-marins d’attaque[15].
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La perspective d’une implication militaire de l’OTAN
Pour l’heure l’intégration du Japon dans un AUKUS réaménagé ne semble pas à l’ordre du jour. Mais ce n’est pas forcément l’expression d’une volonté japonaise d’indépendance, car voici Tokyo qui clame aux quatre coins du monde qu’il a besoin d’appuis, notamment celui de l’OTAN contre la menace chinoise, affirmant que « la sécurité de l’Europe et de l’Indo-Pacifique sont indissociables »[16]. Depuis 2016, au travers du programme personnalisé de partenariat et de coopération Japon-OTAN (IPCP), révisé tous les deux ans, le Japon et l’OTAN sont déjà liés en termes de coopération de sécurité, une coopération limitée à des échanges et à des rencontres, mais dense en volume. Elle s’appuie sur de multiples principes liés au « maintien » et au « renforcement d’un ordre international libre et ouvert fondé sur le droit ». La dernière mise à jour de l’IPCP Japon-OTAN remonte au 26 juin 2020[17]. Si à sa lecture il apparaît que dans son application ce sont les échanges d’idées et d’évaluations de situation qui sont privilégiées, de rencontres aussi, une ligne du texte peut très bien servir d’appui à une évolution ultérieure, vers un engagement plus concret en termes de coopération matérielle militaire. Il est en effet écrit : « l’OTAN pourrait envisager de fournir des moyens pour les exercices japonais dans la région indopacifique, où la participation de l’OTAN serait appropriée »[18]. Et l’appel du Premier ministre Fumio Kishida a porté puisque ce 31 janvier, lors de la visite au Japon de Jens Stoltenbeg, le secrétaire général de l’organisation, les deux parties ont déclaré leur volonté de renforcer leurs relations.
Dans l’organisation, plusieurs membres sensibles au discours japonais, sans doute appuyé par les États-Unis, sans doute éveillé aussi aux élargissements possibles des ouvertures offertes par les IPCP pays-OTAN ouverts en Indo-Pacifique[19], militent pour une contribution plus concrète dans le cadre d’une politique générale annoncée de maintien d’« un Indopacifique libre et ouvert, résilient, sûr et prospère ». Dans ce même cadre est implicitement inclus le souci de la préservation du droit dans les mers d’Extrême-Orient, et par extrapolation est sous-entendue la sécurité de Taïwan face à Pékin. Soit trois strates stratégiques sur le modèle des poupées russes.
Pour ce qui concerne la première strate, tous les pays du monde ne peuvent être qu’en accord avec l’objectif général du maintien de la sérénité en Indo-Pacifique. Certains d’entre eux en deuxième strate, notamment les Occidentaux, ne peuvent être qu’en accord pour défendre le droit international de la mer face aux illégales et illégitimes prétentions chinoises dans les mers de Chine, de l’Est et du Sud, et du détroit de Taïwan, parce que tous sont partie intégrante du Pacifique. Malgré tout, il y a lieu de s’interroger sur les limites à observer dans l’implication des États dans les trois strates stratégiques ci-devant mentionnées, quand la troisième est relative à Taïwan, que ce soit dans le cadre d’une organisation formelle ou dans celui de relations bilatérales ou multilatérales, ou encore en solo.
Dans l’Union européenne, l’Allemagne et les Pays-Bas, plaident pour une présence affirmée de l’OTAN en Indo-Pacifique[20]. Tous deux affichent vouloir « œuvrer dans l’OTAN pour développer des relations avec des ‘partenaires à travers le monde’[21] (dont l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud) »[22], quatre pays déjà engagés avec l’OTAN dans le cadre d’un IPCP. L’Allemagne, sans aucun doute sensible à l’influence américaine dans le cadre otanien, continue à se faire très allante en ce sens. La visite de la frégate Bayern à Tokyo le 5 novembre 2021 est le signal d’un début de développement de la coopération militaire entre les deux pays. Le 4 novembre 2022, l’on en est à un projet d’accord de coopération logistique militaire. Il n’est cependant pas forcément évident que ce soient les États-Unis qui poussent le Japon à implorer une présence plus forte de l’OTAN en Asie-Pacifique, un appui qui en premier lieu pourrait être apporté par l’organisation dans le cadre d’une alliance de principe, avant que celle-ci n’évolue ensuite vers une alliance militaire intégrée formelle. Mais prudents, les Japonais, malgré leurs besoins, s’y laisseraient-ils enfermés ?
Et la France dans cette perspective ?
Dans cette affaire, il est évident que si l’OTAN décidait d’intervenir militairement en Indo-Pacifique, la France, qui est une puissance, faible sans doute, mais puissance tout de même dans cette immense région océane, pourrait se voir automatiquement drainée dans l’accomplissement des desseins américains face à la Chine. En tant membre de l’OTAN, par conséquent partenaire indirecte des quatre pays couverts par un IPCP, le risque pour elle deviendrait réel le jour où il serait proposé à ces quatre partenaires de porter les accords existants à un niveau supérieur de coopération opérationnelle militaire dans le but de répondre à une éventuelle situation de crise aggravée ou de guerre.
Si l’on peut approuver la politique de la France en Indo-Pacifique, seule ou en collaboration avec l’un ou l’autre de ses partenaires ou alliés selon les cas, si l’on peut approuver la politique française de défense du droit de la mer en Extrême-Orient parce qu’il s’agit d’une question de droit international qui y est bafoué par Pékin, il n’y a aucune raison que notre pays puisse risquer de se trouver entraîné, aux côtés des Américains, dans un conflit sino-taïwanais. Provoqué par une déclaration unilatérale taïwanaise d’indépendance prononcée sous l’effet d’une puissante stratégie américaine d’influence menée sous prétexte de défendre la République de Chine contre la menace de la RPC, ce conflit commencerait en premier lieu à ne répondre en aucun cas aux vrais intérêts taïwanais. Dans l’espoir américain d’une victoire, la bataille menée par Taïwanais interposés, voire Japonais et Australiens associés, visera d’abord et avant tout à amoindrir considérablement et durablement la puissance chinoise, faute de pouvoir l’annihiler complètement. Mais au bout du compte, sans que cela soit dit officiellement, l’objectif ultime sera bien de permettre aux États-Unis de maintenir leur suprématie mondiale. Nous éviterons le terme hégémonie pour ne pas sombrer dans le discours polémique. Voici donc, pour reprendre un poncif en vogue, l’Amérique et ses soutiens sur le point de sombrer dans le piège de Thucydide.
Voilà aussi le risque dans lequel la France pourrait être entraînée si l’idée d’une implication armée de l’OTAN en Indo-Pacifique se concrétisait, une implication provoquée sous l’impulsion de deux États européens, l’Allemagne et les Pays-Bas qui n’ont, sur le plan militaire, aucune signification stratégique dans cette région du monde. Or, en application de la déclaration d’intention conjointe signée le 30 novembre 2022 entre le ministre français des armées et le secrétaire américain à la défense, par laquelle les deux parties réaffirment « la nécessité de renforcer » leur « coopération de défense afin de permettre » à leurs « forces armées d’affronter ensemble » les « menaces communes », la possibilité est réelle. D’autant plus que, dans l’article 17, les deux parties s’engagent « à renforcer le partenariat stratégique OTAN – Union européenne ». Appliqué à l’Indo-Pacifique, le risque pour la France apparaît donc réel qu’elle soit happée contre son gré, mais par engagement pris et signé, dans une aventure provoquée de loin par des États-Unis soutenant une indépendance taïwanaise auto-déclarée face à la RPC. Seul garde-fou au risque ainsi relevé de dérive : « la nature juridiquement non contraignante de cette déclaration ».
La France aujourd’hui assume soit seule, soit en collaboration avec d’autres États partenaires, ses responsabilités opérationnelles en Indo-Pacifique, comme ce l’est dans la lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden ou dans celle de la pêche illégale en Pacifique sud. Elle est déjà impliquée sur ce théâtre en termes de concertations et d’échanges aux côtés de l’OTAN dans le cadre des IPCP. Il lui appartient toutefois de veiller à conserver sa pleine autonomie de décisions quant à ses choix d’engagements sur zone. C’est d’ailleurs ce que, sur un plan global, le président de la République a souligné le 1er septembre 2022, dans son discours aux ambassadeurs.
Il appartient en final à notre pays de ne pas se laisser déborder et être entraîné dans des activités opérationnelles qui ne correspondent ni à ses intérêts, ni à la préservation de la paix mondiale.
[1] https://esc.nccu.edu.tw/PageDoc/Detail?fid=7801&id=6963
[2] https://www.asie21.com/2023/01/27/taiwan-chine-voeux-2023-la-mue-du-gouvernement-le-slogan-du-dpp-contrer-la-chine-pour-proteger-taiwan-%e6%8a%97%e4%b8%ad%e4%bf%9d%e5%8f%b0-se-transforme-en/
[3] https://www.asie21.com/2022/08/25/menace-chinoise-sur-taiwan-aucune-solution-de-continuite-en-perspective/
[4] TSMC : Taiwan Semiconductor Manufacturing Company
[5] https://www.asie21.com/2021/02/05/avant-que-ne-saute-le-verrou-taiwanais/
[6] Visiting forces agreement
[7] https://www.asie21.com/2022/07/28/japon-ukraine-le-syndrome-ukrainien/
[8] https://www.asie21.com/2022/11/23/japon-chine-taiwan-apprehensions-japonaises/
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] https://csis-website-prod.s3.amazonaws.com/s3fs-public/publication/230109_Cancian_FirstBattle_NextWar.pdf?VersionId=WdEUwJYWIySMPIr3ivhFolxC_gZQuSOQ
[13] CSIS : Center for Strategic and International Studies
[14] AUKUS: Australia, United Kingdom, United States
[15] https://www.asie21.com/2021/09/21/chine-australie-la-france-victime-collaterale/
[16] https://www.mofa.go.jp/erp/ep/page4e_001264.html
[17] https://www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/2020/6/pdf/200626-ipcp-japan.pdf
[18] Texte original en anglais : “NATO may consider contributing assets to Japanese exercises in the Indo-Pacific region, where NATO participation would be appropriate”
[19] Corée du Sud (21/11/2019) ; Australie (21/02/2013) ; Nouvelle-Zélande (04/06/2012)
[20] https://www.government.nl/documents/publications/2020/11/13/indo-pacific-guidelines
[21] “Partners Across the Globe”
[22] https://china.diplo.de/blob/2381212/5038169e5f7c5eee4136c32ca183f75e/200904-indopazifik-data.pdf