En avril 2022, la signature d’un accord-cadre de coopération en matière de sécurité entre la Chine et les îles Salomon a suscité de vives réactions dans les capitales occidentales. À Washington et Canberra, des officiels se sont notamment inquiétés du risque de voir l’archipel devenir un « Djibouti du Pacifique », la Chine pouvant selon eux y installer à terme une base militaire. Cet accord, qui autorise la présence de policiers et militaires chinois sur place, n’est cependant pas inédit. Il s’inscrit dans le cadre d’une vaste campagne internationale menée par Pékin visant à renforcer la coopération policière et de law enforcement1 avec les pays de l’Indopacifique et au-delà.
Entamés avant l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, avec notamment la mise en place de patrouilles conjointes sur le fleuve Mékong fin 2011, ces efforts se sont accélérés depuis, alors même que le dirigeant chinois cherche à peser davantage sur la gouvernance sécuritaire mondiale. En 2017, le ministère de la Sécurité publique (MSP) chinois a organisé une conférence sur la coopération internationale en matière de sécurité publique, au cours de laquelle les plus hauts cadres de l’appareil sécuritaire chinois ont appelé à « bâtir activement un système de coopération en matière d’application de la loi et de sécurité avec des caractéristiques chinoises ».
Contrairement à la diplomatie militaire, la coopération policière est généralement perçue comme moins sensible et plus acceptable pour les pays partenaires de Pékin. Cet effet d’optique, qui s’explique tant par la rhétorique rassurante de Pékin que par un focus naturel sur les questions de sécurité non traditionnelle, est néanmoins en décalage avec le rôle clé qu’occupe ce type de coopération vis-à-vis des ambitions sécuritaires chinoises en Indopacifique.
Protéger les intérêts chinois à l’étranger
L’accroissement de la présence chinoise à l’international, y compris dans le cadre de la Belt and Road Initiative (BRI) lancée en 2013, a rendu la Chine beaucoup plus vulnérable aux menaces et risques sécuritaires extérieurs, et rendu nécessaire une meilleure protection des intérêts chinois à l’étranger. Le pouvoir chinois a adopté une stratégie multi-niveaux pour « protéger efficacement la sécurité et les droits et intérêts légitimes des personnes, organisations et institutions chinoises à l’étranger », selon le dernier Livre blanc sur la sécurité et la défense nationale publié en 2019. La coopération policière en est l’un des maillons essentiels. Elle permet d’améliorer la coordination entre les autorités chinoises et les autorités locales, et de renforcer les capacités de sécurité interne des pays hôtes, sur lesquels Pékin s’appuie généralement pour protéger ses investissements et ses ressortissants.
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En pratique, cela se traduit par des échanges fréquents entre officiels chinois et forces de l’ordre locales, et l’allocation d’importants moyens pour équiper et former ces dernières. À Madagascar, l’ambassade de Chine a établi, en septembre 2019, un mécanisme de réunion conjointe tripartite avec le ministère de la Sécurité publique, la gendarmerie et le ministère de la Justice pour renforcer la protection des intérêts chinois. Parallèlement à cette initiative, les autorités chinoises ont assuré la formation de personnel de police et de gendarmerie dans les académies de police en Chine, ou bien directement sur place avec le soutien de l’Institut Confucius basé à l’université d’Antananarivo.
De même, Pékin entretient des liens étroits avec l’appareil sécuritaire du Kenya, où plusieurs départements de la police sont formés chaque année en Chine avec un focus sur la criminologie, les compétences de tir et d’autodéfense, ou encore les renseignements. La formation de la police ferroviaire kenyane s’intègre par exemple dans le contexte du projet du chemin de fer Mombasa-Nairobi. Cette pratique liant infrastructures – financées et construites par des acteurs chinois – et coopération sécuritaire n’est pas propre au cas kenyan. Au Laos, la Chine entend sécuriser le très stratégique chemin de fer sino-laotien à travers des formations dispensées tant par le China Railway College que par des entreprises de sécurité privées chinoises telles que Frontier Services Group.
Étendre les pouvoirs extraterritoriaux du régime chinois
La sécurité politique étant primordiale aux yeux de Pékin, la coopération policière joue un rôle important pour assurer la sécurité du Parti communiste chinois (PCC) et de ses dirigeants. En particulier, elle participe au contrôle des ressortissants chinois à l’étranger à travers la multiplication d’officiers de liaison rattachés au ministère de la Sécurité publique, le partage de renseignements, et la signature d’accords bilatéraux en matière d’extradition.
Cette prérogative est d’autant plus importante depuis le lancement de la campagne massive anticorruption par Xi Jinping en 2013, qui s’est traduite par deux initiatives majeures à l’international. En 2014, le MSP a lancé l’opération Fox Hunt pour traquer les « fugitifs économiques » – i.e. dissidents et opposants politiques – et leurs actifs à l’étranger. Cette dernière a été élargie dès 2015 avec la création de l’opération Skynet supervisée par la puissante Commission centrale pour le contrôle de la discipline du Parti. En 2021, cette opération aurait permis de rapatrier plus de 1 273 fugitifs, dont 22 à travers les Red Notice d’Interpol2 .
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Dans ces différents cas, les autorités chinoises s’appuient sur des canaux officiels tels que les organisations internationales et « traités d’assistance judiciaire mutuelle » (MLAT) bilatéraux, mais aussi et surtout sur des processus plus informels allant des négociations diplomatiques – où la Chine dispose d’un poids prépondérant – aux méthodes de « persuasion » des ressortissants chinois via menaces et intimidations. Un exemple emblématique est l’arrestation et la déportation de plus de 1 500 réfugiés ouïghours entre 1997 et 2022, y compris depuis de nombreux pays de la région (Cambodge, Malaisie, Myanmar, Pakistan, Thaïlande, Vietnam, etc.)3.
Le régime chinois s’appuie en outre sur sa diaspora pour maintenir un réseau de quasi-stations de police à l’étranger dont la mission consiste, entre autres, à « lutter contre toutes sortes d’activités illégales et criminelles impliquant des Chinois d’outre-mer ». Directement liées aux agences de sécurité publiques, provinciales et municipales, ces cellules sont par exemple présentes au Myanmar, au Cambodge, à Madagascar ou encore en Tanzanie.
Renforcer le leadership sécuritaire chinois
À tous les niveaux, la coopération policière contribue à propager un langage commun de sécurité aux caractéristiques chinoises4 . Sur le plan bilatéral, la Chine utilise ses échanges avec les forces de l’ordre locales, les formations et les donations d’équipements pour influencer leur doctrine de maintien de l’ordre et diffuser son modèle répressif. Au Vietnam, par exemple, la loi sur la cybersécurité adoptée en 2018 s’aligne avec la législation chinoise, qui priorise surveillance et censure5. Des régimes autoritaires, comme au Cambodge et au Laos, s’appuient sur les exportations de technologies chinoises pour assurer leur sécurité politique et accroître leur contrôle sur la population, tout comme en Chine.
Sur le plan multilatéral, Pékin instrumentalise les organisations internationales pour modeler l’agenda et les normes de la gouvernance sécuritaire globale. L’Organisation de coopération de Shanghai adhère pleinement à la doctrine chinoise des « trois maux » (terrorisme, séparatisme et extrémisme). Le forum Lancang Mekong Cooperation (LMC), créé en 2016 comme une alternative à la Mekong River Commission (MRC) sous influence américaine, sert de porte-voix à la rhétorique du Parti avec l’utilisation du concept chinois de « sécurité commune, intégrée, coopérative et durable ». Ce forum participe à l’institutionnalisation de la coopération policière sous égide chinoise via son Lancang-Mekong River Integrated Law Enforcement and Security Cooperation Center (LM-LECC).
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Créé en 2017 dans la continuité des patrouilles conjointes sur le fleuve Mékong, ce centre basé à Kunming dans la province du Yunnan réunit la Chine et les cinq pays du Mékong (Cambodge, Laos, Myanmar, Thaïlande et Vietnam) pour coordonner la lutte contre la criminalité transnationale, favoriser le partage de renseignements et la réalisation d’opérations conjointes et soutenir les capacités des pays membres en matière de law enforcement. En pratique, il s’agit surtout d’une plateforme pour diffuser les bonnes pratiques des forces de l’ordre chinoises et interagir avec des organisations comme Interpol ou Europol en parlant d’une seule voix, qui mécaniquement porte les intérêts de Pékin.
1 Le concept de law enforcement désigne les actions menées par les services policiers et judiciaires pour assurer l’application de la loi en matière sécuritaire et pénale. En français, il peut être traduit successivement dans le sens de « répression », « maintien de l’ordre » (public) ou encore « application des lois ».
2 « 1,273 fugitives returned to China last year to face justice », Global Times, 25 février 2022.
3 Bradley Jardine, « China’s Great Wall of Steel : China’s Global Campaign to Suppress the Uyghurs », Wilson Center, mars 2022.
4 Simon Menet, « Terrain minier. Une expansion à risque des intérêts chinois en Guinée », Recherche & Documents, FRS, août 2022.
5 Justine Sherman, « Vietnam’s Internet Control: Following in China’s Footsteps? », The Diplomat, 11 décembre 2019.