La région indopacifique est la région qui non seulement héberge le plus de puissances nucléaires, mais voit aussi les arsenaux nucléaires déployés continuer à augmenter. La maîtrise des armements nucléaires est-elle une quête impossible ?
La Chine est un État doté depuis 1964, reconnue comme telle par le Traité de non-prolifération (TNP), dont l’arsenal nucléaire est estimé à environ 350 armes. Avec un premier essai nucléaire réalisé en 1998, l’Inde et le Pakistan ont développé leurs capacités nucléaires en dehors du TNP et auraient aujourd’hui respectivement environ 160 et 165 armes. La Corée du Nord a annoncé son retrait du TNP en 2003 et continue de développer son arsenal nucléaire malgré les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies qui l’en interdisent, totalisant quelques dizaines de têtes nucléaires. Les États-Unis et la Russie, les deux principales puissances dotées, jouent quant à elle un rôle majeur dans les équilibres régionaux et déploient plus de 5 000 ogives nucléaires. En particulier, Washington partage notamment avec le Japon et la Corée du Sud une assurance de dissuasion élargie, qui, si elle ne s’appuie plus comme en Europe sur le déploiement avancé d’armes nucléaires, affecte néanmoins les calculs stratégiques des États de la région. Enfin, certains États contestent le régime de non-prolifération même s’ils n’ont pas encore de capacités avérées, et en particulier l’Iran.
Dans ce contexte, la régulation de la compétition stratégique et la prévention de phénomènes de course aux armements par l’intermédiaire de mesures de maîtrise des armements est souvent proposée, que ce soit par des gouvernements, en particulier les États-Unis, ou la communauté des experts. Ces appels s’appuient de manière analogique sur la situation européenne pendant la guerre froide, avec la mise en œuvre progressive de normes contraignantes et non contraignantes encadrant le développement des forces stratégiques des deux superpuissances et cherchant à réduire le risque de conflit nucléaire.
À lire également
La Corée du Sud veut des sous-marins nucléaires
Pour autant, la mise en œuvre d’un régime de maîtrise des armements en Indopacifique est parfois décrite comme une quête impossible. Ainsi, des observateurs notaient en 2019 que « l’Asie est une région qui n’a aucune histoire dans le domaine des accords de maîtrise des armements, et où il n’existe pas d’incitations à négocier de tels accords 1». Un tel diagnostic peut paraître exagéré, car du point de vue des parties prenantes, il existe une conviction qu’ils participent bel et bien à des mécanismes contraignants. Par ailleurs, différentes mesures unilatérales, bilatérales ou multilatérales contribuent à réduire d’une certaine manière les risques d’affrontements stratégiques. Néanmoins, ces mesures restent modestes au vu des enjeux.
Un ensemble d’initiatives modestes
Du point de vue de ses acteurs, il est inexact de caractériser l’Indopacifique comme uniformément réfractaire à la maîtrise des armements. Quatre zones exemptes d’armes de destruction massives ont été adoptées dans la région, en Asie du Sud-Est (traité de Bangkok, 1995), dans le Pacifique (traité de Rarotonga, 1985), en Asie centrale (traité de Semipalatinsk, 2006) et en Mongolie (1992). Les États nucléaires de la région rappellent leur participation, parfois ancienne, à des instruments multilatéraux de non-prolifération, y compris dans le domaine nucléaire. À l’exception de la Corée du Nord, les puissances nucléaires de la région insistent sur leur implication à l’Assemblée générale des Nations unies, ou en faveur de divers traités onusiens. La Chine souligne son rôle dans le cadre du P5, un forum qui permet aux cinq puissances nucléaires reconnues par le TNP d’échanger et dont elle a relancé le fonctionnement en 2019. Néanmoins, c’est surtout au niveau unilatéral que ces États estiment contribuer à la stabilité régionale, en particulier l’Inde et la Chine qui mettent en avant leur doctrine nucléaire de non-emploi en premier comme la base même de la maîtrise des armements. Ces deux États appellent régulièrement leurs homologues à les imiter et négocier un traité allant dans ce sens. Ils promeuvent également leur posture nucléaire « minimale » et les signes de retenue liés par exemple au non-déploiement opérationnel des systèmes nucléaires.
Au-delà de ces initiatives unilatérales, quelques mesures de confiance bilatérales ont pu être adoptées entre différents États de l’Indopacifique. Ces mesures peuvent avoir plusieurs objectifs. Certaines portent spécifiquement sur l’encadrement des forces stratégiques, avec la volonté de créer une forme de transparence permettant d’éviter les mauvaises interprétations ou erreurs de calcul. C’est le cas des accords organisant la notification mutuelle des essais de missiles balistiques, accords qui sont aujourd’hui en vigueur entre l’Inde et le Pakistan (depuis 2005), et entre la Russie et la Chine (depuis 2010). D’autres mesures créent des mécanismes de communication visant à gérer une crise et éviter un phénomène d’escalade aux extrêmes. La hot-line qui relie New Delhi et Islamabad, ou encore les mécanismes de gestion des incidents à la mer entre les deux pays font partie de ce type de mesures. Depuis 2007, la Chine et les États-Unis ont essayé de renforcer leur capacité à communiquer en temps de crise, avec notamment la mise en œuvre d’une hot-line entre les deux capitales.
À lire également
Les pays pronucléaires doivent-ils payer pour les pays antinucléaires ?
De manière plus pragmatique, certains pays sont parvenus à adopter des mécanismes dont l’objectif est de réduire le risque de conflit de faible intensité, dans l’idée justement de limiter tout risque d’escalade. C’est le cas entre les deux Corée à la suite du sommet de Pyongyang de 2018, avec des tentatives de démilitariser la zone frontière et de mettre en place des procédures de résolution des disputes. L’Inde et la Chine ont également négocié des accords similaires sur la frontière. Les affrontements récents entre les deux États illustrent cependant les limites de ce type d’accord, dont le non-respect est souvent dénoncé par les parties. Néanmoins, il n’est pas impossible qu’ils jouent un rôle dans le maintien de la violence à une faible intensité.
Une absence de mesures contraignantes d’ampleur
La majorité des États de l’Indopacifique disposant d’un arsenal nucléaire réfutent donc l’idée d’une absence de mécanisme de maîtrise des armements sur le continent, ou d’une moindre expérience ou expertise de leur part dans ce domaine. Toutefois, il existe aujourd’hui peu de mesures juridiquement contraignantes, et la majorité des instruments existants sont cantonnés au niveau conventionnel, voire infra-conventionnel.
Les blocages sont d’abord de nature politique, avec des hostilités marquées entre certains États qui rendent très difficile l’ouverture d’un espace diplomatique permettant la négociation d’accords de maîtrise des armements. C’est le cas avec le couple indo-pakistanais. L’absence de confiance entre acteurs et la peur de légitimer un régime et son programme nucléaire peuvent aussi désinciter à ouvrir des négociations. Du point de vue chinois, le concept même de maîtrise des armements est perçu comme un effort déguisé de Washington pour entraver les ambitions chinoises et maintenir une forme d’hégémonie. Les analystes chinois critiquent en particulier la capacité américaine à remettre en cause certains engagements tout en cherchant à prolonger son avantage sur les puissances émergentes. Ces perceptions expliquent le refus clair à ce jour de Pékin de participer à toute discussion bilatérale à ce sujet.
De manière plus concrète, la négociation de mesures pertinentes est compliquée par l’imbrication de divers triangles stratégiques (Pakistan-Inde-Chine, Corée du Nord-États-Unis-Chine), qui rend inopérants les modèles coopératifs bilatéraux hérités de la guerre froide. Au niveau stratégico-militaire, le principal obstacle réside dans le fait que les différentes puissances de la région possèdent des arsenaux qui sont très peu comparables. Il est donc difficile de négocier des mesures contraignantes pouvant, par exemple, imposer des plafonds pour les arsenaux, ou interdire certaines catégories d’armes spécifiques. De plus, beaucoup de pays estiment qu’ils sont encore dans la phase de développement de leurs arsenaux. Pour garantir la crédibilité de leurs politiques de dissuasion, ces États estiment devoir renforcer leurs arsenaux au niveau quantitatif et qualitatif. Dans ce contexte, il est difficile de concevoir pour ces États une volonté à accepter des restrictions qu’ils perçoivent globalement contraires à leurs intérêts de sécurité. Cela explique par exemple le faible taux de souscription en Indopacifique d’un texte comme le Code de conduite de La Haye contre la prolifération des missiles balistiques, qui encourage ses signataires à faire preuve de retenue dans l’acquisition de technologies balistiques et à notifier les essais en vol, ou les critiques faites aux régimes de contrôle aux exportations de manière large.
Perspectives
Il est très probable que dans le court terme, les puissances nucléaires de l’espace indopacifique préfèrent renforcer leurs arsenaux, nucléaires et conventionnels, dans l’optique d’asseoir des avantages comparatifs sur certains domaines, segments ou technologies. Cette approche pourrait évoluer à la suite d’une prise de conscience des risques liés à ces logiques de courses, sinon aux armements, du moins aux technologies. Si des évolutions politiques peuvent encourager ces changements de perspective, elles peuvent aussi découler de dialogues plus approfondis entre parties, qui peuvent permettre de mieux percevoir les bénéfices – et les limites – de la maîtrise des armements dans un contexte donné.
À lire également
La difficile préservation d’un ordre nucléaire
Des efforts mutuels sont donc indispensables pour comprendre les perspectives adverses et accepter l’idée d’un compromis visant à accroître la sécurité collective. Dans l’attente d’une telle évolution, les pressions internationales en faveur de la maîtrise des armements peuvent être un moteur de progrès, dans la mesure où, pour la plupart des pays, il est important d’apparaître comme un État nucléaire responsable en phase avec ses obligations internationales.
1 Madelyn Creedon, « Falling Apart: “The Politics of New START and Strategic Modernization” », Conférence, Brookings Institution, 7 janvier 2019.