En termes strictement militaires, la zone indopacifique est un espace complexe, recouvrant des réalités multiples. La prédominance des masses océaniques conduit souvent à le percevoir comme un espace dominé par les questions aéronavales, perception qui a été accentuée ces dernières années par la mise en exergue des problématiques de déni d’accès, mais aussi par la montée en puissance de la marine chinoise et à moindre égard de la marine indienne, ainsi que par la modernisation rapide des forces sous-marines d’un certain nombre de pays clés.
Toutefois, même lorsqu’elle est conçue à travers le prisme maritime, la dimension terrestre demeure un facteur contraignant. La multiplication des espaces insulaires, dont la taille, le relief, le peuplement, le niveau industriel ou militaire varient, permet en effet d’altérer profondément les rapports de forces régionaux et internationaux. Cette insularité offre, également, des relais aux forces de projection comme aux architectures favorisant le déni d’accès. Dans de très nombreux cas, la conquête militaire de ces espaces ne peut être envisagée, donnant aux alliances économiques et militaires et au jeu des influences une importance égale ou supérieure à la puissance militaire brute.
Enfin, et bien que cette dimension soit souvent négligée, la zone indopacifique est aussi un vaste espace continental. Dans l’élaboration des scénarios possibles de conflits – sauf à considérer l’Inde et le Pakistan –, la dimension terrestre est le plus souvent abordée sous l’angle de la profondeur stratégique des grands États continentaux en confrontation avec une puissance projetant un dispositif aéronaval. La question des effets politico-militaires réels que pourrait produire une opération aéronavale et la possible nécessité de la prolonger par des opérations terrestres relèvent de l’inconnu, autant du côté américain que chinois.
Articuler naval et terrestre
La très complexe question de la conquête de Taïwan illustre la quasi-impossibilité de concevoir une transition fluide entre opérations aéronavales et terrestres, sachant qu’une telle évaluation perd de son sens s’il fallait considérer des opérations sur les territoires japonais, philippins ou chinois. L’exemple indo-pakistanais, où la dimension terrestre est prépondérante, rappelle par ailleurs qu’il existerait une dimension nucléaire sous-jacente à toute opération de grande ampleur, clairement établie dans cet exemple particulier, mais nettement plus difficile à établir dans le cas d’une confrontation entre la Chine et les États-Unis.
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Dans ce contexte particulièrement complexe, la transformation des moyens C4ISR1 représente une révolution. Elle se manifeste, notamment, par la modernisation constante de la composante spatiale, par la multiplication des plateformes dronisées de niveau tactique et opératif, ou encore par la systématisation de la fusion de données aux différents échelons de commandement. L’exploitation systématique de moyens de frappe de très haute vélocité – missiles balistiques manœuvrants aujourd’hui, missiles hypersoniques demain – en constitue un développement prévisible, dont l’impact est néanmoins considérable.
La combinaison de ces moyens conduit en effet à homogénéiser un espace traditionnellement segmenté par les très grandes distances, permettant la conduite des opérations dans une profondeur géographique jusqu’alors non expérimentée. La Chine, par un investissement constant dans les architectures spatiales et le développement de moyens de frappe aptes à cibler les groupements aéronavals, dispose désormais de la capacité à engager les forces américaines sur des préavis très courts, de l’ordre de quelques dizaines de minutes, sur des distances qui pourraient excéder 3 000 km. L’accès au théâtre des opérations devient de ce fait un problème majeur, du moins en apparence.
En apparence, car la focalisation sur la dimension aéronavale tend effectivement à fausser le jugement. Par définition, les groupements aéronavals – comme les navires au port – représentent des cibles à très haute valeur, dont la résilience est nécessairement limitée, et qui peuvent être neutralisées par un volume restreint de munitions. Le couplage entre un C4ISR très performant, de portée stratégique et des munitions hyper-véloces de très longue portée génère des vulnérabilités qui, sans être absolues, restent néanmoins très complexes à gérer, les flottes étant exposées dans la très grande profondeur sans possibilité de soutien.
À l’inverse, si les munitions hyper-véloces peuvent créer des vulnérabilités sur les dispositifs de force terrestre et les infrastructures participant directement ou indirectement au maintien de la capacité de combat, ces cibles sont le plus souvent résilientes et leurs fonctions substituables. La majorité d’entre elles est située à des distances considérables des systèmes de forces opérant la frappe, limitant ainsi la possibilité d’exploiter les effets de celle-ci par le biais d’opérations terrestres ou même d’opérations aériennes.
Contrer les vulnérabilités
Dès lors, certaines des vulnérabilités générées par le complexe C4ISR/systèmes hyper-véloces peuvent être contrées par des moyens finalement simples, tels que le prépositionnement de stocks, éventuellement par le déploiement de troupes sur zone, et par des mesures de protection et de durcissement des infrastructures, atténuant la dépendance des puissances régionales aux moyens de projection de leurs alliés. De ce point de vue, la situation de la Chine est bien plus complexe que celle des États-Unis, étant elle-même confrontée à des problématiques compliquées de déni d’accès aux théâtres d’opérations potentiels par la multiplication des moyens antinavires des pays riverains des mers de Chine, mais ne disposant pas, en l’état actuel des choses, du relais de pays alliés permettant d’établir un contrôle pérenne sur la région.
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Paradoxalement, alors que l’idée du contrôle des mers par la terre est d’origine chinoise, les conditions géographiques de l’application d’une telle stratégie sont probablement plus propices pour l’Inde que pour la Chine, du fait de son accès sans restriction à l’océan Indien. Les contraintes croissantes pesant sur les opérations aéronavales devraient donc, selon toute probabilité, fortement contribuer à relancer les problématiques d’organisation de la sécurité régionale, autant par les instruments militaires que par les instruments politiques, diplomatiques et économiques.
À l’inverse, sur les zones où l’environnement de sécurité est avant tout conditionné par une dominante géographique terrestre, tel que cela est le cas en Asie du Sud-Est, la puissance militaire de la Chine et sa capacité potentielle de projection aéroterrestre apparaissent comme un avantage évident, que les États-Unis ou l’Inde ne peuvent que très difficilement lui contester.
L’impact des nouvelles technologies sur les opérations en Indopacifique doit aussi être mis en perspective avec le rôle critique du secteur spatial et sa vulnérabilité potentielle. Conséquence des très grandes élongations de la zone, celui-ci joue un rôle structurant dans la conduite des opérations (communication, transmission de données et désormais aide au ciblage etc.), les moyens spatiaux pouvant être complétés par des moyens autres (moyens aéroportés, plateformes), mais non substitués.
La neutralisation du segment spatial de toute partie en conflit conduirait mécaniquement à limiter ses capacités offensives conventionnelles, ce qui, depuis maintenant une quinzaine d’années, conduit les puissances de la zone (États-Unis et Chine en premier lieu) à renforcer la résilience de leurs architectures, mais aussi à développer des moyens offensifs permettant de neutraliser les systèmes spatiaux adverses. La course au développement capacitaire touche progressivement la majorité des grands États de la zone, plaçant l’adaptation et la transformation des capacités spatiales au cœur des politiques de sécurité et de défense de l’ensemble des pays de la région et soulevant inévitablement la question de l’arsenalisation de l’espace.
La technologie ne résout pas tout
Paradoxalement cependant, alors que la région Indopacifique impose par sa géographie un processus de modernisation intense aux dispositifs militaires de la majorité des États de la zone, la technologie ne permet pas de résoudre le problème posé par l’effet concret des opérations militaires dès lors que la conflictualité ne relève pas du déni d’accès, mais de la saisie effective de territoires adverses. La complexité de la géographie, la densité des populations et, dans de nombreux cas, la très grande profondeur stratégique des territoires, ne permettent que très difficilement d’envisager des opérations conduisant à la capitulation effective de l’adversaire.
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L’Inde et la Chine, qui disposent de réserves de personnel considérables, restent les seuls États disposant des ressources suffisantes pour envisager des alternatives purement militaires, sachant que la densité des acteurs nucléaires présents dans la région entache toute opération de grande envergure d’un niveau d’incertitude particulièrement élevé. De fait, au-delà des technologies militaires en tant que telles, il est probable que dans l’espace indopacifique la clé de la conflictualité se situe dans la capacité des États à saper les fondements politiques, économiques et psychologiques des sociétés des pays auxquels ils s’opposent.
Dans ce cas, les opérations militaires viseraient alors essentiellement à achever un État ou un groupe d’États n’ayant plus la capacité effective de se défendre. Une approche finalement ancestrale, plus révolutionnée par l’incessante évolution des technologies de l’information que par l’hyper-vélocité.
1Command – Control – Communication – Computer – Intelligence – Surveillance – Reconnaissance.