<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Afrique : traite des cerveaux et appauvrissement des pays

10 avril 2023

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Un marché au Sénégal Crédit : Pixabay

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Afrique : traite des cerveaux et appauvrissement des pays

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Sans scrupule, les Européens pratiquent une traite des cerveaux africains en faisant venir chez eux les diplômés formés en Afrique. Une politique qui appauvrit l’Afrique et empêche son développement. 

Bernard Lugan, africaniste, directeur de la lettre par internet L’Afrique réelle. Cet article est initialement paru dans une version pour abonnés de L’Afrique réelle, à retrouver ici.  

« Nous avons la volonté de simplifier l’accès au territoire pour des compétences particulières, dont l’économie a besoin », a annoncé Olivier Dussopt le mercredi 2 novembre 2022, dans un entretien au journal Le Monde. Le ministre du Travail veut même créer un statut spécifique pour les immigrés dans les secteurs « en tension », une mesure qui figure dans le projet de loi immigration présenté par le gouvernement et discuté au Parlement. 

Or, la composante « immigration métiers en tension » de cette loi va avoir un double résultat négatif puisqu’elle va accélérer encore davantage la fuite des cerveaux africains, tout en continuant à faire perdre son identité à la France. 

Les groupements représentant les professions dites « en tension » à l’origine de cette loi sont donc fidèles à la ligne constante du patronat français à l’origine de la première vague d’immigration massive des années 1970-1980. Cette forme contemporaine de « traite 1» est rendue possible grâce à l’alliance des « gentils » de l’anti-ségrégation et des « requins » du capitalisme. Au nom du paradigme de la « culpabilité européenne », les premiers s’interdisent de voir que cette loi va encore davantage saigner l’Afrique. Quant aux seconds, ils l’appellent de leurs vœux au nom du marché, du travail global et de la mobilité de la main d’œuvre.

Face au désastre qu’ils auront provoqué, le gouvernement qui a initié cette loi, et ceux des députés qui la voteront ne pourront pas prétendre qu’ils ne savaient pas… Laissons en effet parler les chiffres.

Essor de la traite des cerveaux

Il suffit de lire Global Talent Comptitiveness Index pour comprendre que le Maghreb va automatiquement subir une hémorragie de ses talents. Dans le classement des pays qui réussissent à garder leurs cadres, l’Algérie occupe en effet la 105e place sur 125 pays, le Maroc la 100e et la Tunisie la 84e. La loi « immigration métiers en tension » va donc servir de déversoir des compétences maghrébines vers la France. Un scandaleux pillage.

Pour l’Afrique, le phénomène est aujourd’hui encore plus grave qu’à l’époque puisque c’est désormais à des diplômés, à des techniciens à des ouvriers spécialisés, que la loi va permettre de faire appel. Ces derniers viendront donc s’ajouter aux dizaines de milliers de cadres déjà perdus par les trois pays du Maghreb, soit, selon les études, au moins 30% du total de leur « matière grise ». 

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En 2022, 60 000 cadres supérieurs maghrébins étaient employés ailleurs que dans leurs pays respectifs, dont 6 000 Tunisiens (2 300 ingénieurs, 1 000 médecins, 2 300 enseignants-chercheurs et 450 informaticiens). Le Maroc qui perd quant à lui 300 médecins par an, connaît un déficit global de plusieurs dizaines de milliers de cadres médicaux partis exercer à l’étranger (Syndicat marocain des médecins, avril 2022). Comme 71% des étudiants en dernière année de médecine marocains ont l’intention d’émigrer, la loi « immigration métiers en tension » va donc encore automatiquement amplifier cet exode.

En 2008, le président sénégalais Abdoulaye Wade s’insurgeait déjà contre l’idée d’ « immigration choisie », ancêtre de la « loi métiers en tension » qu’il qualifiait à juste titre de « pillage des élites des pays en voie de développement », ajoutant « […] ce n’est honnête de vouloir prendre nos meilleurs fils ». 

Le président Wade faisait alors allusion à un véritable scandale dont l’exemple le plus inacceptable était celui des médecins. Cette même année 2008, le Center for Global Development chiffrait en effet à 135 000 les personnels médicaux africains de toutes catégories exerçant hors d’Afrique2.

En 2021, environ 12 000 médecins africains dont les 2/3 étaient Algériens exerçaient en France où la criminelle politique de numerus clausus a provoqué l’apparition de « déserts médicaux ». Déjà en 2014, dernière année donnant des statistiques fiables, sur 215 865 médecins exerçant en France, 19 762 disposaient d’un diplôme obtenu à l’étranger, soit 8% des inscrits à l’ordre des médecins. Cette statistique ne prenait pas en compte les médecins étrangers établis en France et y ayant obtenu leur diplôme. Concernant les médecins exerçant en France et titulaires de diplômes étrangers hors Union européenne, 31,5% étaient originaires d’Afrique du Nord dont 22,2% d’Algérie, 5,8% du Maroc, 2,5% de Tunisie et 1% d’Egypte. 

Or, comme l’Afrique est ponctionnée de ses médecins et de ses infirmières elle : « […] doit faire appel à des praticiens étrangers, payés à prix d’or. Si l’on en croit l’Organisation internationale des migrations (OIM), elle consacre chaque année 4 milliards de dollars à l’emploi de quelque 100 000 expatriés non africains. Sur le plan économique, le bilan est désastreux, surtout si l’on songe que les médecins émigrés ont été, de l’enfance jusqu’aux études, pris en charge par leur pays […] ». (Dominique Mataillet, Jeune Afrique, 30 mars 2008.

Si, aujourd’hui, il n’y a pas de médecins au Liberia, en Sierra Leone, en Guinée et au Mali, c’est parce que les médecins nationaux ont abandonné leur continent pour aller s’employer dans les pays du Nord3 . Avec le plus grand cynisme, ces derniers « importent » donc des personnels médicaux d’un continent qui, en moyenne globale, compte moins de 15 médecins pour 100 000 habitants, pour les installer dans des pays qui, comme la France, en comptent 380 pour 100 000 habitants… (Center for Global Development CGD).

Au nom de l’« immigration choisie », notion « hors sol » inventée hier par le président Sarkozy, et demain au nom de la loi « immigration métiers en tension » pensée par le gouvernement Macron, l’Afrique va donc continuer à se faire voler ses cerveaux, elle qui ne compte pourtant que 83 ingénieurs par million d’habitants quand l’Europe en a 1 000. 

Hémorragie des cadres

Deux exemples permettent de mesurer l’ampleur de l’hémorragie que subit l’Afrique :

En 50 ans, de 1955 à 2007, l’Egypte a vu partir 45 000 scientifiques de haut niveau (Nations Unies. Commission économique pour l’Afrique, Addis Abeba, 3 mars 2008). 

Depuis 1990, chaque année, 20 000 diplômés au moins quittent l’Afrique pour s’installer dans les pays du Nord où, aujourd’hui, ils sont près de 8 millions. 

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Les initiateurs de l’insensée « loi métiers en tension » ne peuvent ignorer ces faits puisque le phénomène n’est pas nouveau. Anicet Georges Dologuélé, ancien Premier ministre centrafricain, l’a en effet déjà clairement décrit il y aura bientôt deux décennies :

« Les chiffres parlent : si, dans les années 1960, les Africains qualifiés, universitaires ou cadres, étaient moins de 2000 à émigrer chaque année, ce chiffre a triplé entre 1975 et 1984, puis décuplé à la fin des années 1980, pour atteindre aujourd’hui le chiffre énorme de 20 000 départs annuels. L’Afrique se vide ainsi de ses cerveaux ! Dans ce monde de compétition, que deviendront nos nations africaines dépourvues de cadres d’administration ou d’affaires, d’enseignants, d’ingénieurs, de chercheurs, alors que celles des autres continents investissent précisément dans le « facteur humain » ? D’autant que cette « fuite des cerveaux » profite, en fin de compte, aux pays développés, à tel point que le président de la Commission de l’Union africaine, Alpha Oumar Konaré, va jusqu’à qualifier le phénomène de « traite des cerveaux4 ».

Le scandale de l’immigration des compétences ne touche hélas pas que le milieu médical. Bien des officines ou intermédiaires vivent en effet de l’achat de sportifs. Naturalisés à la hâte et souvent même en contradiction des lois, ces derniers constituent désormais une part importante et souvent majoritaire de certaines équipes, y compris « nationales ». Cette pratique connue et observable par tous, notamment dans le domaine du football comme l’a démontré Maryse Ewanjé-Epée, dans son livre Les Négriers du foot (Editions du Rocher, 2010), ou dans celui de l’athlétisme, pénalise gravement l’Afrique. Quand elle ne débouche pas sur des drames humains comme celui de ces « 1 200 jeunes joueurs escroqués par des agents véreux, rien que pour l’Ile-de-France5 ».

Comme à l’époque honteuse de la Traite, des acheteurs blancs vont donc sur place, en Afrique, pour y sélectionner la « marchandise » humaine que leur présentent des intermédiaires africains, peut-être d’ailleurs les descendants de ceux qui fournissaient leurs cargaisons d’hommes aux esclavagistes d’antan6. Comme hier, des Africains sont donc vendus à des Européens par d’autres Africains. Comme hier encore, les nouveaux « esclavagistes » sont « spécialisés », certains « achetant » ainsi des informaticiens ou des ingénieurs, d’autres des sportifs, d’autres encore des membres du corps médical.

L’université : filière du vol des cerveaux

Le vol des cerveaux est également facilité par l’existence de véritables filières d’études, un phénomène qui, lui également, n’est pas nouveau puisqu’il a déjà été dénoncé il y a plus de dix ans : « Dans les faits, il apparaît que la migration estudiantine peut aussi être une stratégie délibérée pour les candidats à l’émigration7. En effet, qu’il s’agisse des Etats-Unis, de la France ou de l’Allemagne, les conditions d’obtention d’un visa pour un étudiant sont en général moins restrictives que celles que doit remplir un Africain déjà diplômé […] Au terme de son cursus, les pays d’accueil accordent d’ailleurs habituellement un délai de plusieurs mois aux diplômés pour trouver un emploi correspondant à leur formation et prolonger ainsi, cette fois-ci dans la vie active, leur séjour. Si les Etats voient d’un bon œil l’arrivée des étudiants étrangers, ils ne sont pas les seuls. Les universités, elles aussi, apprécient la venue de ces populations. La raison est simple : elles représentent souvent une source de financement très intéressante pour leur budget » (Jeune Afrique, 24 octobre 2010, p. 165).

Cet article pointe un élément essentiel qui est que les étudiants africains, plus que très majoritaires dans certaines filières-impasses, permettent à ces dernières de simplement survivre. Parfois, les programmes de coopération universitaire en matière d’allocation de bourses d’études n’existent même qu’afin de maintenir en vie des filières-alibi destinées à conserver des postes d’enseignants8. Toute tentative de remise en cause entraînant des mobilisations syndicales, là encore par lâcheté, le ministère laisse en vie ces filières comme j’ai déjà pu le constater à la fin de la décennie 1980, quand j’étais membre du CNU (Conseil national des Universités).

En 2011, la France accueillait 278 000 étudiants internationaux, soit 12% de l’ensemble de ses étudiants 9», dont plus de 40% étaient originaires d’Afrique. Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux sont restés en France au terme de leurs études, pénalisant ainsi leurs pays d’origine.

Dix ans plus tard, en 2020-2021, la France accueillait 370 000 étudiants étrangers, dont au moins entre 150 000 et 200 00 Africains puisque, pour les seuls sept premiers pays mentionnés, le total était de 133 55410.

Il est naturellement tout à fait essentiel que des étudiants africains viennent se former en France, mais l’obligation de retour au terme de leurs études devrait être la Loi. Or, paradoxe, ceux qui ne cessent de rappeler l’histoire scandaleuse de la Traite d’hier favorisent aujourd’hui l’immigration des diplômés africains, phénomène dont les conséquences sont et seront encore plus graves pour l’Afrique que les ponctions esclavagistes des XVIIe-XVIIIe siècles car, et il importe de le redire, c’est de sa matière grise qu’est aujourd’hui vidé le continent. 

Prenons l’exemple du Ghana : depuis une dizaine d’années, le pays est ponctionné de ses infirmières qui émigrent par centaines tant vers l’Amérique du Nord ou l’Angleterre. En 1999 elles furent ainsi 150 à partir, en 2000 leur nombre atteignit 400 et en 2002 il était de plus de 500. Or, dans ce pays, l’on ne forme que 250 infirmières chaque année. Le compte est donc vite fait.

Et le phénomène va encore inéluctablement s’aggraver car aux Etats-Unis, au Canada et en Europe, le vieillissement de la population permet d’annoncer une pénurie d’infirmières pour les prochaines décennies. D’où la prolifération d’agences de recrutement vivant de cette forme moderne de la Traite. 

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Les firmes esclavagistes d’hier étaient déjà spécialisées. Les-unes fournissaient des travailleurs de force pour les plantations, les autres des domestiques ou des nourrices, d’autres encore des artisans ou des cochers etc., selon le génie et les capacités supposés de chaque peuple. Horribles souvenirs. Quant au commerce des enfants africains adoptables ou celui des concubines-épouses pour célibataires esseulés, il n’est pas seulement pratiqué par des trafiquants de chair humaine, mais aussi par des ONG, hélas, souvent religieuses. 

Aujourd’hui comme hier, des Africains sont donc à acheter, et cela, dans l’assourdissant silence des organisations de défense des droits de l’homme. Un scandale d’autant plus immense que sont ainsi offerts au marché des hommes et des femmes formés aux frais de pays pauvres (et de l’impôt des Français) qui seront employés par des pays riches. Pour l’Afrique la perte est donc double. 

Le plus insolite est de devoir constater que les initiateurs de la loi « immigration métiers en tension » n’aient pas songé aux conséquences dramatiques qu’elle va provoquer. 

En France où l’assistanat institutionnalisé est le frein principal à l’emploi, l’heure devrait être enfin au changement de paradigme. Or, au lieu de prendre les impopulaires mais nécessaires mesures de fond qui permettraient de remettre les Français au travail, par faiblesse, par peur des syndicats, le gouvernement choisit tout au contraire d’encourager les élites africaines à quitter un continent où elles sont pourtant indispensables, afin de venir s’employer en France.

1 Sur les traites esclavagistes en général voir mon livre Esclavage, l’histoire à l’endroit, 2020.

2 En 2013, les médecins sud-sahariens formaient 3,9% des 19 762 médecins diplômés hors Union européenne exerçant en France. Source : Atlas national de la démographie médicale, Conseil de l’ordre des médecins, 4 juin 2013. En 2009, 28 000 médecins sud-sahariens étaient installés dans les pays du Nord (Europe et Amérique).

3 Contrairement à l’idée-reçue, ils ne vont pas combler le désert médical français, ce résultat d’une stupide et suicidaire politique de numerus clausus, puisqu’ils vont quasiment tous s’installer en ville, là où l’on ne manque pas de praticiens (Ordre des médecins novembre 2014).

4 Anicet Georges Dologuélé, ancien Premier ministre de la République centrafricaine, Jeune Afrique, 25 décembre 2005.

5 « Le rêve brisé des jeunes joueurs de foot africains » youphil.com, 2011, en ligne.

6 Voir à ce sujet mon livre Esclavage l’histoire à l’endroit.

7 En 2009, les cinq destinations préférées des étudiants africains étaient la France avec 105 545 étudiants ; l’Afrique du Sud avec 51 541 ; les Etats-Unis avec 32 881 ; l’Angleterre avec 28 010 et l’Allemagne avec 8 546 (Jeune Afrique, 24 octobre 2010).

8 Voir le nombre de départements qui se consacrent à la littérature négro-africaine ou à la presse africaine.

9 Le site campusfrance.org a publié un hors-série (n°7, juin 2013) contenant une étude quasi exhaustive sous le titre « La mobilité des étudiants d’Afrique sub-saharienne et du Maghreb ».

10 Maroc 46 371 ; Algérie 31 032 ; Sénégal 15 264 ; Tunisie 13 661 ; Côte d’Ivoire 10 725 ; Cameroun 9 037 et Congo 6 864 (Campus France mars 2021).

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Photo : Un marché au Sénégal Crédit : Pixabay

À propos de l’auteur
Bernard Lugan

Bernard Lugan

Universitaire, professeur à l'École de Guerre et aux Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Expert auprès du TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda). Directeur de la revue par internet L'Afrique réelle.

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