<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les Pays-Bas, la Belgique, les drogues et la criminalité : un seuil critique ? 

9 avril 2023

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Photo : Le port de Rotterdam, porte d'entrée de la drogue Crédit : Pixabay

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Les Pays-Bas, la Belgique, les drogues et la criminalité : un seuil critique ? 

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Les menaces émanant d’une fraction du crime organisé des Pays-Bas à l’encontre du Premier ministre néerlandais Mark Rutte et d’un membre de la famille royale ou les projets d’enlèvement du ministre de la Justice belge, Vincent Van Quickenborne, sur fond de multiplication des règlements de compte et de violences, mettent en évidence la dégradation de la situation sécuritaire dans les deux États. Une situation qui vient de loin et qui ne cesse d’évoluer au gré de la croissance et des mutations d’un marché européen des drogues en expansion.

Par Michel Gandilhon, membre du Conseil d’orientation scientifique de l’Observatoire des criminalités internationales (ObsCI) de l’Institut de recherches internationales et stratégiques.

Le procès en cours de Ridouan Taghi, interpellé à Dubai en 2019 et jugé aux Pays-Bas, le chef d’une des bandes criminelles néerlandaises les plus puissantes, au cœur notamment de l’importation de cocaïne dans l’Union européenne, a donné lieu, aux Pays-Bas et en Belgique, à une vague d’introspection et de remise en cause relatives aux politiques suivies dans ces deux pays contre un crime organisé dont les nuisances sont de plus en plus visibles. Aux Pays-Bas, les rivalités entre les différentes bandes qui se disputent le contrôle du marché de la cocaïne auraient provoqué la mort d’une centaine de personnes en dix ans, tandis qu’à Anvers, ces guerres entre les gangs sont scandées depuis quelques années par des dizaines d’attentats à la grenade, le plus souvent à des fins d’intimidation des concurrents. Mais, depuis quelques années, la violence n’est plus circonscrite aux cercles criminels, mais affecte des figures de la société civile. Aux Pays-Bas, les assassinats en 2019 de l’avocat Derk Wiersum, qui défendait un repenti, et, en 2021, du journaliste Mark R. De Vries en sont la tragique illustration, tandis qu’un pas supplémentaire a été franchi avec les menaces émises à l’encontre de membres des gouvernements hollandais et belge. En janvier dernier, à Anvers, dans le district du Borgerhout, la mort récente d’une fillette de 11 ans, nièce d’une figure reconnue du trafic de drogues, victime collatérale d’une attaque menée dans le cadre d’une expédition punitive, est venue encore accroître le désarroi ambiant et nourrir des interrogations, sans doute exagérées, sur le devenir « narco-État » du royaume de Belgique1. Si tous ces phénomènes criminels ne sont pas nouveaux, ils ont incontestablement gagné en intensité ces dernières années et témoignent de l’atteinte d’un point critique dont les racines se situent notamment dans la croissance depuis plus de quarante ans d’un territoire couvrant le nord des Flandres et le sud des Pays-Bas où la production de drogues, comme le cannabis et les drogues de synthèse, et les trafics de cocaïne et d’héroïne se sont développés à un tel point que les Pays-Bas et la Belgique sont aujourd’hui ce qu’Europol, l’agence de l’Union européenne en charge des questions relatives au crime organisé, qualifie de « hub criminel du nord-ouest »2.

Un rôle ancien dans le marché mondial des drogues

À l’instar de nombreuses puissances coloniales telles la France et l’Angleterre, les relations particulières qu’entretiennent les Pays-Bas et le commerce des drogues sont anciennes et s’étendent sur plusieurs siècles. Si le rôle de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales dans la diffusion de l’opium en Asie du Sud-Est à partir du xvie siècle est bien connu, en revanche celui de leur colonie des Indes néerlandaises dans l’industrie de la cocaïne, devenus l’Indonésie après la Seconde Guerre mondiale, l’est beaucoup moins. On a oublié aujourd’hui que l’île de Java était, au début du xxe siècle, avec le Pérou, un des plus gros producteurs mondiaux de coca et de pâte-base et alimentait les industries pharmaceutiques américaine, japonaise et européenne. Les Pays-Bas contrôlaient alors le quart du marché mondial de la cocaïne et le port d’Amsterdam était déjà un lieu important de passage des produits de la coca destinés aux laboratoires pharmaceutiques européens qui fabriquaient le plus légalement du monde la cocaïne revendue comme médicament dans toute l’Europe occidentale3. Une histoire inscrite dans la longue durée et marquée, qui plus est, du sceau des intérêts commerciaux et qui explique probablement le peu d’empressement des Pays-Bas à adhérer aux conventions internationales règlementant le commerce des drogues, ainsi que leur tolérance à l’égard de leur consommation. 

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Le tournant des années 1970

Après la Seconde Guerre mondiale, le véritable point de bascule en matière de drogues se situe à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Comme beaucoup de sociétés du monde occidental, les Pays-Bas sont affectés par la deuxième grande vague de consommation de substances psychoactives illégales, notamment d’héroïne et de cannabis. En 1973, pour répondre à la demande croissante, les premiers coffee-shops apparaissent à Amsterdam4. Alors que la loi néerlandaise, datant de 1953, prévoit une peine d’emprisonnement de deux ans pour la possession de cannabis, y compris à des fins d’usage personnel, les autorités, à partir de 1976, à la suite de circulaires d’application de la loi, recommandent à la justice de ne plus poursuivre les usagers, autorisent les coffee-shops à vendre du cannabis à hauteur de 30 grammes par transaction, tandis que paradoxalement la production reste interdite. Au début des années 1980, afin de développer une production locale, certains propriétaires de coffee-shops vont nouer des relations avec des cultivateurs californiens de cannabis afin d’introduire des plantations expérimentales aux Pays-Bas et développer des variétés adaptées à la culture en intérieur. À cette époque, la culture du cannabis reste marginale et n’est le fait que de quelques milliers de personnes dont l’objectif premier n’est pas la recherche de profits. La prolifération des coffee-shops, à partir des années 1980, et l’augmentation de leurs besoins en herbe et en résine de cannabis attisent les convoitises et favorisent la pénétration d’un milieu criminel qui se lance progressivement dans la production à grande échelle, notamment dans le sud du pays. Parallèlement, la demande en haschisch est prise en main par des groupes criminels d’origine marocaine qui l’importent du royaume chérifien, celui-ci s’affirmant à l’époque comme un producteur majeur. Après avoir réussi à satisfaire la demande locale, les Pays-Bas deviennent le premier pays producteur d’herbe de cannabis en Europe et une puissance exportatrice vers la Belgique, la France, l’Allemagne et la Scandinavie. À partir du milieu des années 2000, les pressions exercées par un certain nombre de pays voisins incitent les autorités du pays à sévir, avec la création d’une task force cannabis et le durcissement des conditions d’implantation des coffee-shops. L’effet pervers de cette politique est qu’elle incite les réseaux criminels à délocaliser leurs plantations vers la Belgique, laquelle va devenir progressivement un des plus gros producteurs d’herbe en Europe comme en témoignent les 420 000 plants qui y ont été saisis en 2018. En outre, dans de nombreux pays, comme la Pologne, la République tchèque, l’Espagne et la France, les experts néerlandais négocient leur savoir-faire et contribuent à l’essor des plantations industrielles tout en investissant des capitaux dans les commerces (growshops) revendant le matériel nécessaire à la culture en intérieur des plantes.

Un gros producteur de drogues de synthèse

Cette croissance de la production de cannabis s’accompagne, à partir des années 1970, du développement d’une industrie des drogues de synthèse fondée dans un premier temps sur les amphétamines, puis, à partir de 1985, sur l’ecstasy, substance stimulante dont la consommation commence alors à se développer en Europe dans le sillage du mouvement techno. Aujourd’hui, les Pays-Bas en sont le plus gros producteur européen et, probablement, mondial. Entre 2015 et 2017, sur les 158 sites de production de MDMA/ecstasy démantelés dans l’UE, 135 l’ont été aux Pays-Bas et 21 en Belgique5. Une étude, publiée en 2018, menée sous l’égide de l’académie de police, estimait la production de comprimés d’ecstasy à 1 milliard et celle d’amphétamines à 614 tonnes, pour une valeur marchande totale évaluée à près de 19 milliards d’euros6 . Mais, depuis 2020, le phénomène le plus marquant réside dans l’émergence récente de laboratoires de production de méthamphétamines, un stimulant synthétique extrêmement puissant, aux Pays-Bas. La police néerlandaise a démantelé en 2020 une vingtaine de laboratoires et mis en évidence des partenariats entre le crime organisé local et certains chimistes mexicains utilisés comme conseillers7. 

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La cocaïne et la « Mocro Maffia »

L’autre grand défi pour les pouvoirs publics belge et hollandais est représenté par la montée en puissance du crime organisé lié à l’importation de cocaïne en provenance d’Amérique du Sud. Certes, le rôle des grands ports du nord de l’Europe comme lieux de passage de la cocaïne destinée au marché européen n’est pas nouveau. Dès la fin des années 1990, Rotterdam, premier port de commerce européen, constituait déjà une porte d’entrée importante et un lieu d’implantation privilégié des réseaux criminels. Aujourd’hui, cependant, ce qui fait la singularité de la situation est l’aggravation considérable des flux nourris par l’explosion de la production de cocaïne en Amérique latine, laquelle a doublé en dix ans. En 2021, la Colombie, dont la production, avec 1 400 tonnes, a atteint un niveau record, est la source principale d’un marché européen en pleine dynamique. Selon des estimations d’Europol et de l’European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction (EMCDDA), le chiffre d’affaires du marché de la cocaïne serait passé de 5 à plus de 10,5 milliards d’euros (à l’exclusion du Royaume-Uni du fait du Brexit) entre 2013 et 2020. En 2021, les saisies auraient atteint dans l’UE près de 240 tonnes, un niveau sans précédent, dont 90 tonnes à Anvers et 70,5 tonnes à Rotterdam. Une réalité qui va de pair avec un développement inquiétant de la pénétration du crime organisé sur les docks avec les phénomènes de corruption qui vont avec. Ainsi, une étude récente réalisée à Anvers par une équipe de chercheurs a montré leur ampleur en dévoilant le niveau des rémunérations des membres du personnel du port acceptant de collaborer avec les trafiquants : de 225 000 euros pour le coordinateur d’un terminal de conteneurs à 10 000 euros pour un responsable des ressources humaines acceptant d’embaucher un membre d’une organisation criminelle. En outre, le simple déplacement d’un conteneur chargé de cocaïne à l’endroit opportun peut rapporter de 25 000 à 75 000 euros, tandis que le ramassage d’un sac contenant 1 kg de cocaïne par un docker peut être rémunéré 1 000 euros8. 

Au cœur de ces réalités, il semble que les bandes criminelles issues de la diaspora marocaine, très présente aux Pays-Bas et en Belgique, et qualifiées de « Mocro Maffia », constituent désormais un des maillons essentiels du trafic de cocaïne. Une réalité criminelle qui s’apparente plus au phénomène des filières maghrébines de la résine du cannabis en France qu’à celui de la mafia en Italie. Ainsi, la prétendue Mocro Maffia est le produit d’une réalité sociale qui n’est pas spécifique aux Pays-Bas et à la Belgique, mais à d’autres pays européens qui, dans le contexte des Trente Glorieuses, ont eu recours, surtout à partir des années 1960, à une immigration de travail, notamment issue du Rif marocain. Celle-ci s’est progressivement enracinée du fait du regroupement familial dans la société d’accueil et notamment dans les métropoles comme Amsterdam, Rotterdam ou Utrecht. Une fraction des jeunes des générations suivantes a été happée dans des carrières criminelles dans le cadre de bandes juvéniles soudées par un sentiment d’appartenance territorial et ethnique puissant. Aujourd’hui, plus qu’à un organisme centralisé, le crime organisé marocain ressemble à une nébuleuse constituée d’une multiplicité de bandes composées d’individus provenant d’un même quartier et capables de nouer des alliances ponctuelles toujours susceptibles d’être dénoncées compte tenu de la concurrence consubstantielle aux activités criminelles9. En Belgique, les mêmes processus se sont développés en particulier dans sa partie flamande. Dès lors, entre le Brabant et la Hollande méridionale, sur un territoire relativement restreint, un espace diasporique rifain à la fois arabophone, francophone et néerlandophone connecté sur le Maroc et l’Espagne s’est constitué. Profitant des largesses de la loi et de la tolérance néerlandaise, les bandes criminelles néerlando-marocaines ont entamé une montée en puissance dans les années 1980 grâce à la résine de cannabis avant d’acquérir une place centrale dans la configuration du trafic de drogues paneuropéen nouant en amont des contacts avec des organisations criminelles latino-américaines et en aval avec des réseaux européens soucieux d’acquérir des drogues de synthèse, de l’héroïne et de la cocaïne.

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Des défis importants à relever

En l’espace d’une quarantaine d’années, les Pays-Bas et, dans une moindre mesure, la Belgique sont donc devenus la principale plate-forme de production et de redistribution des drogues dans l’Union européenne. Une réalité qui ne cesse de s’aggraver du fait de l’ampleur considérable prise par les flux de cocaïne en direction de l’Europe et la prospérité des industries du cannabis et surtout des drogues de synthèse. Tout cela contribuant à la puissance d’un milieu criminel qui constitue, à mesure de sa montée en puissance, une menace pour la sécurité publique. Une réalité qui nourrit également les tensions entre la Belgique et son voisin du nord, puisque le bourgmestre d’Anvers, Bart de Wever, n’a pas hésité il y a trois ans à imputer la responsabilité de la situation au laxisme néerlandais. Dans ce contexte tendu, il semble toutefois que le temps de la riposte étatique ait sonné. Dès 2018, le ministre de la Justice et de la Sécurité néerlandais, Ferdinand Grapperhaus, devant l’étendue de la production des drogues synthétiques, qualifiait la situation de « honte » pour son pays et déplorait que « la question n’ait pas été suffisamment prioritaire ces dernières années », tout en dénonçant le manque de moyens alloués à la police et à la justice et les faibles peines encourues. L’État néerlandais vient récemment d’allouer 500 millions d’euros à un fonds destiné à lutter contre le crime organisé et le blanchiment d’argent estimé dans une fourchette comprise entre 15 et 30 milliards d’euros, tandis que le gouvernement belge a annoncé pour 2023 un renforcement considérable des effectifs des douanes. À Anvers, la municipalité a décidé d’intensifier les contrôles de containers pour arriver à 100 % de containers scannés. Un objectif ambitieux, mais qui prendra du temps, au regard des 1 % de conteneurs scannés aujourd’hui et d’un coût estimé à 2,7 milliards d’euros. En attendant, les dernières données sur les saisies de cocaïne dans le port flamand font état pour 2022 d’un nouveau record avec près de 110 tonnes, alors que le premier laboratoire de production de cocaïne était démantelé par la police fédérale dans la ville d’Arendonk située à proximité d’Anvers.

1 Jean-Pierre Stroobants, « La Belgique redoute de devenir un narco-État », Le Monde, 20 septembre 2022.

2 Europol, OCTA, EU Organised Crime Threat Assesment, European Police Office, 2011.

3 Paul Gootenberg, « La filière coca du licite à l’illicite : grandeur et décadence d’une marchandise internationale », Hérodote no 112, 2004.

4 David Weinberger et al., Illegal cannabis cultivation in Europe: new developments, EchoGéo no 48, 2019.

5 Europol, Emcdda, EU Drugs Markets Report, Luxembourg, 2019.

6 Peter Tops et al., The Netherlands and Synthetic Drugs: an inconvenient truth, Eleven International Publishing, 2018.

7 Laurent Laniel, « La méthamphétamine, les Pays-Bas et les cartels mexicains », Observatoire des criminalités internationales, Institut de relations internationales et stratégiques, 2021. 

8 Michel Gandilhon, « La cocaïne, le conteneur et la criminalité transnationale : une menace pour les ports européens », Cahiers de la sécurité et de la justice no 55, 2021. 

9 Michel Gandilhon, « De Rotterdam à Anvers, le défi de la Mocro Maffia », Diplomatie no 71, décembre 2022-janvier 2023.

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Photo : Le port de Rotterdam, porte d'entrée de la drogue Crédit : Pixabay

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