Disposant d’une profondeur historique qui est un atout majeur et d’un dynamisme économique qui ne se limite pas à Tanger Med, le Maroc joue pleinement son rôle de pont entre l’Europe et l’Afrique. Que ce soit pour le développement des infrastructures ou les questions énergétiques, ce pays à cheval entre l’Atlantique et la Méditerranée est essentiel pour la stabilité du continent africain.
Ali Moutaib est expert en intelligence stratégique, directeur associé au sein du cabinet Hyperborée Advisors et directeur de l’école de guerre économique – campus de Rabat. Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.
Le Maroc est un pays original dans le monde arabe et au Maghreb : un parti catalogué comme islamiste a longtemps dirigé le gouvernement, sans que cela aboutisse aux drames vécus en Égypte et en Algérie. Comment a pu être réussie cette expérience politique originale ?
L’expérience du PJD [Parti de la justice et du développement] au Maroc est assez différente et unique dans le monde arabo-musulman. Le PJD est tout d’abord un parti qui se revendique comme islamo-conservateur, qui n’a jamais été en opposition frontale avec la monarchie et la Constitution mais qui a accepté au contraire de participer au jeu démocratique. Après sa victoire aux législatives et son maintien à la tête du gouvernement marocain pendant dix ans, le PJD s’est confronté à l’exercice et donc à l’usure du pouvoir qui lui a fait perdre son assise électorale pour être complétement balayé lors des dernières législatives. Finalement, en prenant la tête de l’exécutif, le PJD a exposé ses faiblesses et lacunes au niveau de la gestion gouvernementale qui lui ont été fatales lors du dernier scrutin.
D’un autre côté, le PJD ne pouvait menacer idéologiquement les institutions régaliennes du pays – comme l’armée, la sécurité, la politique religieuse et la diplomatie – qui sont du ressort du palais. La monarchie est garante de la stabilité régalienne et cultuelle du pays. C’est ce qui rend le modèle marocain singulier dans la région.
Quel est le rôle du rite malikite dans la Constitution et le fonctionnement politique du Maroc ?
« La Commanderie des croyants » (Imârat Al-Mouminine) demeure au cœur du système institutionnel et constitutionnel marocain, dans un ordre qui fait d’elle une institution fondamentale dans la gestion des constantes religieuses et le maintien d’une unité politique et sociale. Le roi, Amir Al-Mouminine, est le garant de l’identité religieuse du royaume ainsi que du maintien de l’unité nationale tant sur le plan politique que culturel.
L’islam marocain suit la ligne directrice de l’islam du juste milieu autour de trois axes : le rite malikite pour l’aspect juridique, la doctrine acharite concernant l’école théologique et le soufisme d’Al-Junaïd qui a trait à la préservation et la protection de la dimension spirituelle de l’islam.
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Ces piliers, qui constituent l’identité religieuse marocaine, fait unique dans le monde arabe, permettent de préserver le pays des courants extrémistes qui pourraient le déstabiliser, tant sur le plan religieux que sur le plan social ou sécuritaire. Sans oublier le fait que le commandeur des croyants est aussi le garant de la préservation des autres minorités religieuses vivant au Maroc, la communauté juive marocaine notamment, forte d’une diaspora importante dans le monde. Aujourd’hui, le Maroc se veut un centre de formation de référence pour les imams, d’Afrique de l’Ouest principalement, qui partagent une tradition spirituelle et cultuelle importante avec le royaume, dans la lutte contre l’extrémisme djihadiste entre autres.
Tanger Med est l’un des principaux ports de la Méditerranée et de l’Afrique. De nombreuses entreprises françaises installent leurs usines au Maroc, bénéficiant d’une main-d’œuvre bien formée et de facilités fiscales. Le soutien à cette politique industrielle est-il un axe important pour la politique marocaine et pour le développement du pays ?
Tanger Med est effectivement un des principaux complexes industrialo-portuaires en Afrique et en Méditerranée. D’ailleurs, Tanger Med Zones, projet phare du règne du roi Mohammed VI, a été classé en 2020 par le FDI Intelligence du Financial Times deuxième zone économique mondiale après celle des Émirats arabes unis. Cela témoigne de la montée en puissance du réseau des zones d’activités développées par Tanger Med, à savoir Tanger Free Zone qui accueille actuellement plusieurs multinationales (françaises, américaines, japonaises, suisses, etc.) œuvrant dans des secteurs divers et variés.
En ce qui concerne sa politique industrielle, le Maroc a justement placé le développement des flux d’investissement au cœur de sa stratégie économique. Le Maroc est le troisième pays en Afrique en matière d’investissements directs étrangers après l’Afrique du Sud et l’Égypte.
Cette performance est due à une politique fiscale et à la mise en place de stratégies à moyen et long terme pour les secteurs porteurs tels que l’industrie automobile. Grâce notamment à l’usine Renault-Nissan de Tanger, le Maroc est devenu un des principaux exportateurs de voitures vers l’Union européenne – chiffre d’affaires de 10 milliards d’euros en 2022 – avec une production automobile estimée à 1 million de véhicules à l’horizon 2025. Le Maroc s’est ainsi imposé ces dernières années comme un hub compétitif autour de plusieurs écosystèmes industriels (j’ai parlé de l’automobile, mais il y a également l’aéronautique, le textile ou encore l’agroalimentaire).
Le Maroc a toujours considéré le tourisme comme un secteur stratégique pour accompagner le développement économique. En vue de revivifier le secteur, le Maroc a mis en place le contrat programme 2020-2022 pour le soutien et la relance du secteur touristique qui s’articule autour de plusieurs axes stratégiques à savoir : la préservation de l’emploi, le soutien économique pour la relance, la stimulation de l’investissement et le renforcement de la demande touristique.
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En 2022, un budget de 2 milliards de DH a été débloqué afin de soutenir la reprise du secteur et ce, à travers plusieurs mesures d’accompagnement ; le Maroc a pu récupérer, au cours de cette année, 84 % de ses touristes depuis la période de confinement. L’objectif étant de dépasser à terme le chiffre record de 12 millions de touristes enregistré en 2019.
Le Maroc a su également diversifier ses cibles touristiques en renforçant notamment la connectivité aérienne du pays. Par ailleurs, ses merveilles naturelles, ses villes impériales, son patrimoine culturel, culinaire et historique… représentent autant d’atouts sur lesquels le pays repose pour améliorer la compétitivité de « la destination Maroc » en faisant d’elle l’une des plus prisées des touristes étrangers.
La fin de l’année 2020 a été marquée par des tensions nombreuses avec l’Algérie, notamment le long de la frontière et au Sahara occidental. Le Maroc s’est rapproché d’Israël, ce qui n’a pas plu à Alger, et les États-Unis ont reconnu la souveraineté de Rabat sur le Sahara occidental. Où en sont aujourd’hui les relations diplomatiques avec le voisin algérien, ainsi qu’avec la Mauritanie ?
La guerre froide entre le Maroc et l’Algérie, qui remonte au conflit de la guerre des sables en 1963, puis au soutien d’Alger aux séparatistes du Front Polisario, est aujourd’hui mise en lumière avec des tensions exacerbées essentiellement par le dossier du Sahara et la reprise des relations diplomatiques avec Israël.
D’une part, depuis la fin de l’année 2021, des tournants majeurs ont clairement empreint le cheminement du dossier du Sahara. En témoigne la reconnaissance du Sahara marocain par les États-Unis sous l’administration Trump puis sa confirmation plus tard par l’administration Biden. Sans oublier l’ouverture de consulats au Sahara par plus de 20 pays africains et le soutien du plan d’autonomie par plusieurs pays européens tels que l’Espagne, l’Allemagne ou encore la Hongrie. Le royaume assume donc pleinement sa projection de puissance dans la région en s’appliquant à résoudre définitivement le dossier du Sahara au niveau diplomatique.
D’autre part, la reprise des relations diplomatiques avec Israël ouvre la perspective de développement dans les domaines de l’économie, de l’agriculture, de la défense et de la sécurité. Il est important en revanche de souligner que l’attitude du Maroc envers son héritage hébraïque est enracinée dans une perception plus large de l’identité nationale du pays et n’est en aucun cas en antinomie avec sa position de soutien envers les Palestiniens.
Ainsi, cette dynamique a déplu à notre voisin auquel le Maroc n’a pas cessé de tendre la main en vain. Si par ailleurs certains fantasment sur une guerre entre les deux pays, celle-ci serait une démarche suicidaire et ne profiteraient à aucun des deux à mon sens.
Quant à la Mauritanie, plusieurs actions laissent augurer que Rabat et Nouakchott sont dans une dynamique inscrite sur le long terme. Les relations diplomatiques entre les deux pays sont au beau fixe et ne cessent de se développer, notamment à l’aune de la redynamisation de la haute commission mixte maroco-mauritanienne et la conclusion de plusieurs conventions de coopération et de mémorandums d’accords.
Autres lieux disputés, les enclaves de Ceuta et Melilla qui sont régulièrement l’objet de discorde avec l’Espagne. Pensez-vous qu’une solution de cohabitation puisse être trouvée ?
Je pense que le legs historique de ces deux villes a conditionné, d’une certaine manière, politiquement mais aussi socialement, les rapports aussi bien entre le Maroc et l’Espagne qu’entre les communautés interculturelles des deux enclaves. Pour le dire autrement, ce passé historique de Sebta et Melilla a trempé les deux pays dans le binôme sempiternel « conflit et cohabitation ». Cela se manifeste d’ailleurs dans les événements récents ayant marqué les relations maroco-espagnoles. Les crises diplomatiques entre les deux pays, notamment celle de 2021 provoquée par l’accueil en Espagne sous une fausse identité de Brahim Ghali, chef du Front Polisario, ou encore par une crise migratoire entre les deux pays. Ces tensions ont pris fin avec le soutien apporté par l’Espagne au plan marocain d’autonomie au Sahara. Cette réconciliation a été suivie par un engagement à rouvrir les frontières et les douanes entre le Maroc et les deux enclaves.
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Ainsi, des crises qui finissent certes par un nouvel élan de coopération bilatérale, par une cohabitation, mais cette dernière ne fait aucunement disparaître la revendication par le royaume des deux enclaves considérées toujours comme non encore décolonisées.
La création et l’entretien des infrastructures est l’un des enjeux majeurs de la politique économique marocaine, on le voit avec Tanger Med mais aussi avec les lignes ferroviaires à grande vitesse. Quels sont les autres projets du Maroc en termes d’infrastructures, notamment pour éviter que des parties du territoire ne se sentent à l’écart ou oubliées ?
Je dirai d’emblée que le Maroc prône l’égalité territoriale et ce, depuis le lancement du projet de régionalisation avancée. Les efforts déployés à cet égard concernent, entre autres, la création des zones d’activités économiques dont l’objectif est de créer de la richesse aux niveaux local et régional, tout en développant les secteurs de production spécifiques à chaque région.
Les projets mis en place par le Maroc ont trait également à la création des centres de formation professionnelle par région, à la mise en place de plusieurs stations de dessalement au niveau de régions diverses et variées afin de faire face à la raréfaction de l’eau et au développement de différents projets d’hydrogène vert et des énergies renouvelables.
Sur la question cruciale de l’énergie, le Maroc est dépendant du gaz venant d’Algérie. Des projets sont-ils à l’étude ou bien déjà réalisés pour tendre vers une plus grande souveraineté énergétique ?
Qu’on se le dise, le Maroc n’est pas dépendant à proprement dit du gaz venant d’Algérie. L’Espagne, par ailleurs, avait commencé en juin dernier à acheminer du gaz naturel vers le Maroc à travers le gazoduc Maghreb Europe (GME) fermé par l’Algérie auparavant.
Par ailleurs, le Maroc a une priorité déterminante : optimiser son bouquet énergétique et diversifier ses sources d’approvisionnement pour une plus grande souveraineté énergétique. Pour ce faire, plusieurs actions ont été déployées ces dernières années.
D’abord le projet pharaonique du gazoduc Maroc-Nigeria qui devrait acheminer le gaz du sud vers le nord de l’Afrique et l’Europe méridionale.
Ensuite, pour le Maroc, il est nécessaire de soutenir la R&D et l’innovation dans les énergies nouvelles ; l’année 2021 par exemple a été l’année de l’hydrogène vert par excellence avec l’annonce de la plateforme GREEN H2A dont l’objet est de contribuer à l’émergence d’une filière hydrogène compétitive.
Puis en matière d’énergie nucléaire, un accord de coopération nucléaire entre la Russie et le Maroc a été approuvé en octobre dernier afin de créer et de développer les infrastructures nucléaires au Maroc tout en profitant de l’expertise de Moscou.