Le pape de la raison. L’héritage intellectuel de Benoît XVI lui survivra longtemps

2 janvier 2023

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : 28/12/2005 PPETER'S SQUARE WEDNESDAY PAPAL AUDIENCE, POPE BENEDICT XVI /Credit:MIMMO CHIANURA/AGF/SIPA/2212282309

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Le pape de la raison. L’héritage intellectuel de Benoît XVI lui survivra longtemps

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Benoît XVI laisse derrière lui une œuvre intellectuelle immense qui a nourri des générations de chrétiens et qui a permis des échanges fructueux avec des personnes en dehors de l’Eglise. Dans cette synthèse de l’œuvre de Joseph Ratzinger, Samuel Gregg rappelle l’importance accordée à la raison, à la saine compréhension des Lumières, et à l’articulation entre la foi et la vérité.

Samuel Gregg. Article original paru dans The Dispatch, traduction de Conflits. Les intertitres sont de de la rédaction.

De tous les hommes qui se sont assis sur la Chaire de Saint Pierre, Benoît XVI est certainement l’un des géants intellectuels. Avant même de devenir pape en 2005, il jouissait d’une formidable réputation de penseur. Que le sujet soit l’avenir de l’Europe ou la relation entre l’éthique et l’économie, Joseph Ratzinger avait certainement écrit quelque chose de perspicace sur le sujet.

Cette érudition ne se limitait pas au milieu universitaire. Il y a longtemps que je ne compte plus le nombre de personnes de tous horizons que j’ai rencontrées et qui m’ont dit qu’en lisant un ou plusieurs de ses 86 livres et 471 articles, elles avaient acquis une meilleure compréhension du christianisme et une connaissance plus approfondie de Jésus de Nazareth. Dans de nombreux cas, le résultat final a été la conversion au catholicisme.

La vérité et les idées

Pour Benoît XVI, le christianisme n’était pas une collection d’idées. Il s’agissait en définitive de la vérité de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ et de la manière dont cela révélait l’amour profond de Dieu pour l’humanité. Néanmoins, les idées étaient profondément importantes pour Ratzinger, car c’est par les mots que cette vérité était transmise et expliquée.

Benoît XVI a également été témoin tout au long de sa vie du pouvoir des idées, pour le meilleur et pour le pire. Ayant grandi sous la dictature nationale-socialiste en Allemagne, il a vu de ses propres yeux combien le mal peut découler d’idées gravement erronées. Après la Seconde Guerre mondiale, il a vu comment les idées marxistes ont légitimé les tyrannies communistes à travers l’Europe centrale et orientale et ont finalement conduit à la folie qui a balayé les universités et la culture occidentales en 1968, dont nous payons encore le prix.

Ces événements et d’autres qui leur sont liés ont amené Benoît XVI à réfléchir longuement et sérieusement à ce qui avait mal tourné dans le monde des idées. Les explications sont nombreuses, mais son travail revient toujours au débat sur la nature et les fins de la raison.

Dans les conditions de la modernité, la raison est invariablement associée aux diverses Lumières. Beaucoup sont surpris lorsque je leur dis que Benoît XVI n’était pas un anti-Lumières. L’une des plus grandes erreurs d’analyse faite sur Ratzinger est de le percevoir comme un réactionnaire. Une heure environ passée à parcourir ses écrits suffit à dissiper ce mythe.

Au contraire, Benoît XVI n’a pas hésité à reconnaître les réalisations de différents penseurs des Lumières. Ses écrits reflètent une profonde appréciation des nuances des différentes Lumières. À plusieurs reprises, Benoît XVI a soigneusement distingué les mouvements des Lumières associés, par exemple, à la Révolution française, de ceux qui ont caractérisé l’expérience anglo-américaine des Lumières. Ces derniers, pensait-il, n’avaient pas les impulsions anti-chrétiennes des premiers et marquaient une rupture beaucoup moins radicale avec les anciennes traditions occidentales. À ce propos, Ratzinger a écrit que sa pensée était très proche de celle du penseur libéral français du XIXe siècle, Alexis de Tocqueville, qu’il appelait « le grand penseur politique ».

La question de la modernité

Le problème de la modernité, pensait Benoît XVI, était qu’elle risquait de fermer la raison à la connaissance des choses au-delà de l’empirique et du mesurable. En d’autres termes, malgré toutes ses réalisations dans le domaine des sciences naturelles et sociales, le monde moderne était assailli par une conception trop étroite de la raison.

Les sciences modernes, qui, comme Benoît XVI le fait souvent remarquer, ont pris leur forme contemporaine au haut Moyen Âge, ont permis à l’humanité d’exercer une maîtrise inégalée sur le monde naturel. Pourtant, la rationalité empirique ne pouvait pas et ne peut pas déterminer quels sont les bons et les mauvais usages de la technologie. Il faut pour cela d’autres formes de raisonnement : celles qui nous permettent de comprendre ce qui est bon, et comment nous pouvons faire des choix libres en faveur du bien et ne jamais choisir le mal.

Cette perte des grands horizons de la raison a, selon Benoît XVI, de graves conséquences pour les domaines religieux et séculiers. Dans le monde de la religion, a-t-il affirmé, la diminution de la raison a eu tendance à réduire l’amour chrétien à un simple humanitarisme sentimental.

Dans l’Église catholique de l’après-Vatican II, cela s’est traduit par la réduction du Christ par de nombreux théologiens et plus d’un prêtre, d’un évêque et d’un cardinal à une sorte de nounours thérapeutique céleste : celui qui ne nous corrige jamais et qui se contente de nous approuver, quelles que soient la stupidité ou la méchanceté de nos actions.

Le défi de la raison

Après un certain temps, personne n’est susceptible de prendre un tel dieu très au sérieux. Le même point de vue a également pour conséquence que l’éthique se réduit à parler de sentiments et d’expériences vécues ou, alternativement, à essayer de déterminer la moralité d’un acte en mesurant toutes les conséquences bonnes et mauvaises de cet acte – comme si ces choses étaient en quelque sorte quantifiables ou même complètement connaissables à l’avance.

À certains égards, les résultats de la diminution de la raison se sont avérés encore plus désastreux pour la société dans son ensemble. Elle produit, par exemple, des érudits qui exaltent l’importance de la rationalité scientifique, mais ne peuvent pas reconnaître que les sciences naturelles reposent sur des axiomes de nature non scientifique – y compris le principe logique de non-contradiction et la vérité évidente que l’erreur doit être évitée alors que la vérité doit être connue.

Comme Benoît XVI aimait à le souligner, les sociétés pluralistes libres qui n’ont pas une conception solide de la raison philosophique n’ont pas les moyens d’identifier des vérités universelles au-delà de caprices comme « être gentil ». L’idée même qu’il existe des droits naturels universels (un concept qui remonte à Thomas d’Aquin) que chacun peut connaître par la raison devient intenable sans un tel fondement dans la loi naturelle elle-même. Les questions de bien et de mal sont ainsi réduites à la volonté de celui qui est le plus puissant, que ce soit en vertu de sa volonté d’utiliser ses poings ou de sa capacité à rassembler des majorités de votes dociles au moment des élections. Dans de telles circonstances, des institutions telles que l’État de droit et les limites constitutionnelles au pouvoir de l’État semblent pittoresques et finalement jetables.

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Une grande partie de la pensée de Benoît XVI – que ce soit en tant que pape, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi de Jean-Paul II ou théologien – a été consacrée à la réflexion sur ces problèmes. Elle a contribué à produire, par exemple, l’une des plus importantes encycliques papales du XXe siècle, Veritatis Splendor de Jean-Paul II. Entre autres choses, cette encyclique a réaffirmé avec force l’ancien enseignement de l’Église catholique selon lequel il existe certains actes (meurtre, mensonge, vol, etc.) dont la raison elle-même nous dit qu’ils ne peuvent jamais être choisis, quelles que soient les circonstances ou les intentions de celui qui les choisit. Il y a eu aussi une insistance croissante, dont le plus célèbre est le discours de 2005 de Ratzinger sur la « dictature du relativisme », selon lequel la croyance que toute moralité est essentiellement relative ouvre la voie à la tyrannie du fort sur le faible.

Les efforts de Benoît XVI pour réhabiliter au sein de l’Église et de la société cette conception plus expansive de la raison se sont finalement articulés autour d’un point central : un point sur lequel le christianisme orthodoxe a toujours insisté, mais qui, de temps à autre, est perdu de vue. Il s’agit de l’idée de Dieu comme Logos.

Notre possession de la raison, a souligné Benoît XVI, reflète le fait que les hommes et les femmes ont été créés, comme le dit le livre de la Genèse, imago Dei, à l’image de Dieu, celui qui est identifié dans la première phrase de l’Évangile de Jean comme le Logos – la raison divine. Pour Benoît XVI, le Logos n’était pas un postulat métaphysique abstrait. Jésus était le Logos fait chair qui est mort pour nous : le Dieu raisonnable qui se tenait au commencement des temps et qui était entré directement dans l’histoire humaine.

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Cela ne signifie pas seulement que le Dieu chrétien n’a rien à voir avec les divinités désagréables, inconstantes et égoïstes du monde païen qui usent et abusent des mortels à leur guise. Au contraire, le Dieu de l’amour est aussi le Dieu qui personnifie la raison : le Logos qui, « au commencement », a insufflé l’ordre dans l’univers et a conféré à l’esprit humain la capacité de connaître une grande partie de cet ordre par sa propre volonté. Le caractère raisonnable inné de ce même Dieu signifie également que son amour ne peut jamais être corrompu par la sentimentalité.

L’accent mis par Benoît XVI sur la raison ne doit pas être interprété comme suggérant qu’il était une sorte de rationaliste. D’une part, il savait bien que l’homme n’est pas Dieu ; par conséquent, la puissance de notre esprit ne pourra jamais dépasser celle du Logos.

Mais Benoît XVI s’est également consolé de la foi de ceux qu’il appelait les gens simples : ceux qui n’avaient peut-être pas de doctorat en théologie, mais qui croyaient que Jésus de Nazareth était précisément celui qu’il disait être, qui faisaient confiance aux témoins qui attestaient des actes et des œuvres du Christ, et qui trouvaient joie et espoir dans cette connaissance. Benoît XVI a souligné que nombre de ces personnes étaient des saints qui marchaient parmi nous, sans être reconnus et souvent inconnus dans l’ici et le maintenant, mais dont la pleine lumière serait évidente dans le monde à venir.

Dans les évangiles chrétiens, le mot « lumière » est souvent synonyme de vérité, d’intelligence et d’intelligibilité de Dieu. C’est un rappel d’un point que Benoît XVI a fait dans son Testament spirituel, publié le jour de sa mort : Que, « hors de l’enchevêtrement des hypothèses », nous pouvons avoir confiance dans « le caractère raisonnable de la foi ».

Que nous puissions effectivement avoir cette confiance, je crois, sera le message le plus important et le plus durable du pape de la raison à une Église et à un monde qui en ont cruellement besoin.

Samuel Gregg est Distinguished Fellow en économie politique et Senior Research Faculty à l’American Institute for Economic Research, et Affiliate Scholar à l’Acton Institute.

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Photo : 28/12/2005 PPETER'S SQUARE WEDNESDAY PAPAL AUDIENCE, POPE BENEDICT XVI /Credit:MIMMO CHIANURA/AGF/SIPA/2212282309

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À propos de l’auteur
Samuel Gregg

Samuel Gregg

Samuel Gregg occupe le poste de Distinguished Fellow en économie politique à l'American Institute for Economic Research, et est chercheur affilié à l'Acton Institute. Parmi ses précédents ouvrages, mentionnons The Next American Economy: Nation, State and Markets in an Uncertain World (2022), The Essential Natural Law (2021), For God and Profit : How Banking and Finance Can Serve the Common Good (2016), et Becoming Europe (2013).
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