En 2031, les « képis blancs » fêteront leur bicentenaire. Conflits après conflits, la Légion perpétue avec succès les traditions des régiments étrangers au service de la France.
Par Michel Chevillé, docteur en histoire
Quatre jours après le début de l’invasion russe en Ukraine, le commandement de la Légion étrangère a dû démentir une fausse information diffusée par un média biélorusse. Non, ses soldats ne peuvent pas se rendre en Ukraine pour rejoindre les combats. Quatorze d’entre eux furent d’ailleurs interpellés à Paris dans un bus en partance pour la Pologne et sanctionnés. Vingt-cinq autres avaient déserté en février, probablement dans le même but. Plus tard, une permission exceptionnelle d’une quinzaine de jours fut néanmoins accordée à quelques-uns des 700 légionnaires dont la famille pouvait s’être réfugiée dans un pays frontalier de l’Union européenne. Avec les contingents russe, biélorusse et ukrainien, c’est près de 30 % du vivier des recrues de la Légion qui est concerné. Le reste de l’Europe fournit un autre tiers des recrues. L’enjeu est donc important pour la Légion et la guerre entre frères slaves, débutée en 2014, semble malheureusement loin d’être terminée. Le général Alain Lardet, « père Légion », commandant la Légion étrangère, dans une vidéo diffusée sur la chaîne YouTube de la Légion a dû intervenir solennellement dans une courte allocution : « Votre patrie d’origine saigne et souffre, vos familles sont frappées par cette guerre […] Honneur et fidélité. Qui sait si demain votre unité ne sera pas engagée ? Où serez-vous ? Vous manquerez alors à votre binôme, frère d’armes et à tout légionnaire. »
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La Légion, notre famille
Legio patria nostra, la devise la plus connue de la Légion, peut prêter à confusion. On pourrait d’ailleurs traduire patriaau sens de famille où nos pères sont révérés, plus que patrie au sens de nation. Car la Légion n’est pas un corps autonome de mercenaires au service d’une clientèle. Les légionnaires constituent une force armée au service exclusif de la France, financée, commandée et payée par elle dans des conditions tout à fait transparentes du code de la défense. Certes la Légion étrangère reprend la tradition des régiments suisse ou allemand sous l’Ancien régime et l’Empire, mais elle se distingue par son commandement français et une part non négligeable de soldats d’origine française (10 % au mieux). Ses méthodes de raisonnement tactiques et ses modes d’action sont quasiment identiques aux autres unités de l’armée française. Quelques officiers issus du rang peuvent exceptionnellement servir à titre étranger sans que leur nombre ne dépasse 10 % du corps des officiers. Par ailleurs, la Légion n’est pas une armée comme les Marines américains, elle n’a ni brigade ni groupe tactique interarmes exclusivement légion. Il lui faudrait pour cela un régiment d’artillerie, des hélicoptères et des unités de soutien logistique et matériel, ce qui n’est pas recherché par la Légion étrangère, soucieuse de proposer à ses soldats des missions au contact au sol ou d’appui direct comme le génie combat. C’est donc une troupe d’élite complètement imbriquée dans les divisions françaises et sans aucun rapport avec les entreprises de sécurité russe ou américaine comme Wagner ou Blackwater (Academi). Un autre impératif de la Légion est de conserver une ossature francophone dans ses rangs afin d’accélérer l’assimilation des étrangers et de faciliter la communication des ordres. La pluralité des origines peut être vue comme une difficulté, mais c’est aussi une force de la Légion. Si la mayonnaise prend, elle dispose de relais sur presque tous les théâtres d’opérations extérieurs.
L’œuvre de Louis-Philippe
Louis-Philippe et son ministre de la Guerre, le maréchal Soult, ont fondé la Légion étrangère le 10 mars 1831 avec le souci d’encadrer les nombreux volontaires étrangers qui se proposaient de servir la France. L’Europe est alors en pleine ébullition révolutionnaire, en Belgique, en Pologne et en Grèce. Mais c’est en Algérie que la Légion va s’installer, car Louis-Philippe ne veut pas mettre le feu à l’Europe. Alger a été prise quelques mois plus tôt et l’armée française a besoin de combattants rustiques, soucieux de prouver leur mérite. La Légion devient alors une composante de l’armée d’Afrique, rivale des troupes coloniales. La compétition entre deux corps prestigieux ne s’est pas démentie pendant les guerres de décolonisation (Indochine et Algérie) et lorsque les opérations extérieures ont de nouveau rythmé le quotidien des armées françaises à partir de la fin des années 1970 et la fameuse opération aéroportée de libération des otages belges et français sur Kolwezi. En avril 2022, la Légion a fêté le 60e anniversaire de son arrivée à Aubagne près de Marseille. Son commandement était jusqu’en 1962 installé à Sidi Bel Abbes en Algérie. La Légion a été marquée par le drame de l’Algérie française, la dissolution du 1er REP après le putsch des généraux et le départ précipité d’Algérie. Elle reste néanmoins tournée vers la Méditerranée puisque la plupart de ses régiments sont concentrés dans les départements du Gard, des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse et de la Corse. Depuis l’arrivée en métropole de la prestigieuse 13e demi-brigade de Légion étrangère (13e DBLE) sur le plateau du Larzac en 2016, la présence permanente en territoire étranger de la Légion s’est interrompue (hors opération). Elle garde outre-mer des régiments en Guyane et à Mayotte.
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La famille Légion
More Majorum. « À la manière des anciens », cette devise romaine est le grand secret de fabrication de la Légion étrangère. La famille légion n’abandonne pas ses vétérans qui lui ont transmis ses traditions et qu’elle peut héberger dans des structures de reconversion ou de retraite, dont la fameuse ferme de Puyloubier. C’est là, au milieu du vignoble provençal, que beaucoup de légionnaires sont enterrés. Une discipline de fer, une rusticité dont la réputation n’est plus à faire, le modèle proposé par la Légion étrangère est unique en France. Au cœur du dispositif se trouve son corps de sous-officier, au recrutement exclusivement interne, dont le travail d’encadrement très précis permet aux officiers de Légion de se concentrer sur leur mission tactique. Son recrutement sélectif (exclusivement masculin) fait beaucoup d’envieux en dépit du passif et souvent de l’anonymat de ses recrues. La Légion n’exige pas de casier judiciaire vierge, car elle sait remodeler les fortes têtes, mais elle exige de tout connaître. L’avancement dans le corps des sous-officiers et la possible naturalisation française au bout de trois ans de service sont autant d’attraits pour ces profils de baroudeurs venus des quatre coins du monde pour taper à la porte du fort de Nogent, le centre de recrutement francilien de la Légion. Le légionnaire qui s’engage a la garantie qu’il ne sera pas contraint de se battre contre son propre pays, mais si celui-ci entre en guerre, il doit rester fidèle au contrat qu’il a signé et au serment qu’il a prononcé. Le légionnaire représente pour l’opinion française un modèle d’assimilation. Beaucoup deviendront des Français par le sang versé, pas des chasseurs de primes ou d’allocations.
« C’est une chose d’importance la discipline à la Légion. L’amour du chef, l’obéissance sont de plus pure tradition. » Le célèbre chant Sous le soleil brûlant d’Afrique résume bien l’esprit et les traditions de la Légion qui n’ont pas grand-chose à voir avec le folklore éprouvé ici et là dans quelques régiments de la « régulière », comme disent les légionnaires en voulant parler de l’armée métropolitaine. Elles sont le creuset de l’identité Légion. Camerone, Noël et les Rois sont les principales fêtes qui rythment l’année et au cours desquelles officiers, sous-officiers, caporaux-chefs et légionnaires se retrouvent et se reçoivent, après d’impressionnantes prises d’armes, de popote en popote jusqu’à des heures tardives… Les fêtes de Camerone réunissent à Aubagne, autour du général commandant la Légion étrangère, tous les 30 avril, les bérets verts, les képis blancs et leurs familles. La main du capitaine Danjou, héros du sacrifice de la Légion étrangère au cours de la guerre du Mexique en 1863, est présentée comme une véritable relique. C’est le symbole du sacrifice ultime de la Légion pour qui la mission est sacrée. Certes, notre regard pourrait être altéré par une communication institutionnelle très aboutie où sportifs et célébrités peuvent apparaître. Fernandel, Gabin, Belmondo et Jean-Claude Van Damme ont nourri le mythe des képis blancs. Hier l’équipe de France de rugby, aujourd’hui le major Gérald fait des millions de vues sur YouTube avec ses vidéos de réveil musculaire. Cette communication est essentielle pour recruter au-delà des tournées de la Musique de Légion étrangère et du défilé du 14 juillet.
En 2023, avec ses plus de 9 000 hommes et ses nombreux faits d’armes, la Légion étrangère a pris une place incontournable au sein de l’armée de terre. Elle reste très prisée à la sortie de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr bien qu’elle ne dispose pas de forces spéciales proprement dites et que son rythme est rude pour les familles. Un signe ne trompe pas, l’actuel chef d’état-major des armées, le général Burkhard, est un officier de Légion, ancien chef de corps de la 13e DBLE et ancien porte-parole des armées. Il a été choisi pour muscler notre défense face aux nouvelles menaces. Le petit corps étranger à vocation coloniale est devenu un maillon central des forces terrestres, bénéficiant pleinement de la professionnalisation et de la modernisation des armées en ce début de xxie siècle. Avec la fin des opérations afghanes et maliennes, et la montée en puissance de l’OTAN aux frontières de la Russie et de l’Ukraine, le temps des OPEX en Afrique et au Moyen-Orient semble néanmoins derrière elle. Saura-t-elle conserver son attrait auprès des recrues venues d’Europe de l’Est dans ces conditions ? Chaque année, la Légion étrangère doit recruter plus de 1 000 soldats et susciter plus de 10 000 candidatures. Un défi à la hauteur de sa longue histoire.
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