Officier depuis peu en retraite, Rémy Porte est également docteur habilité à diriger des recherches en histoire et a terminé sa carrière comme officier référent ‘Histoire’ de l’Armée de Terre depuis 2015. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’armée française et il est notamment spécialiste de la Première Guerre mondiale. Il nous offre aujourd’hui avec François Cochet, professeur émérite d’histoire contemporaine de l’université de Lorraine-Metz un entretien autour de leur ouvrage Histoire de l’armée française 1914-1918.
Propos recueillis par Pierre Camus
Divisé en trois grandes parties, vous vous concentrez dans la première de votre livre sur les hommes qui composent cette armée et son organisation, cette dernière ayant beaucoup évolué durant les 40 années qui se sont écoulées depuis la guerre de 1870 contre la Prusse. Quelles ont été ces principales modifications jusqu’à l’aube de la Grande Guerre et surtout leurs objectifs et justifications ?
François Cochet : L’armée française de 1914 ne ressemble plus franchement à celle de 1870 si ce n’est par l’uniforme, quasi identique. Une véritable révolution culturelle a eu lieu en plusieurs étapes, mais surtout avec la loi de 1889, confortée par celle de 1905. Elle a pour nom « conscription » de plus en plus généralisée. Le devoir de chaque citoyen français mâle est désormais d’accepter de consacrer plusieurs années (3 en 1889, 2 en 1905 et 3 à nouveau en 1913) de sa vie au « service militaire ». Le résultat de ce changement majeur est une considérable massification des effectifs sur le champ de bataille en 1914, d’autant que l’ennemi principal, l’Empire allemand, est lui aussi passé à la conscription avant même la France. Ces évolutions entraînent des changements tactiques et stratégiques considérables. Une seule des cinq armées françaises d’août 1914 (elles sont 10 à l’automne) engerbe quasiment l’équivalent de toutes les forces impériales d’août 1870. Cette hyper-présence des combattants sur le terrain entraîne tout à la fois une puissance de feu plus que décuplée par rapport à 1870, mais aussi des pertes considérables, liées tout à la fois à cette même puissance de feu, mais également à la densité de présence des hommes sur les premières lignes. Il faut plusieurs mois pour comprendre qu’un trop grand nombre d’hommes directement au feu est plus pénalisant que favorable.
Les artilleries ont par ailleurs considérablement progressé depuis 1870. Si, dans l’armée française, le 75 – pièce certes géniale – est considérée comme la « bonne à tout faire », les Allemands inaugurent, dès avant 1914, des calibres spécialisés en fonction des besoins. L’artillerie s’avère être, à bien des égards, la grande révélation de la Grande Guerre, malgré l’importance des armes nouvelles (gaz, chars, aviations etc..).
Rémy Porte : Dans le même temps, la fin du XIXe siècle et les premières années du XXe ont été des années d’intense réflexion doctrinale, parfois non abouties ou mal assimilées dans les unités, mais qui préparent indiscutablement l’avenir. Si la mobilisation d’août 1914 puis le rétablissement sur la Marne en septembre sont possibles, c’est parce qu’une génération d’officiers brillants a été formée notamment à l’École supérieure de Guerre. Les limogeages de l’automne renvoient loin du front des généraux et officiers supérieurs âgés, souvent rappelés au service mais incapables physiquement et psychiquement de faire campagne, et favorisent l’avancement de cadres plus jeunes, intellectuellement vifs et capables d’adaptation à partir d’un solide socle de connaissances. A partir de 1911, Joffre fait d’ailleurs porter l’effort sur la compétence des états-majors, la formation des cadres et l’instruction de la troupe.
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Bien évidemment, l’issue et surtout la conduite d’une guerre s’avèrent bien différentes de ce que l’on imaginait comme nous le rappelle l’actualité et comme le vécurent les citoyens français de 1914 qui pensaient que la guerre serait finie à Noël. Vous suivez dans votre livre cette l’évolution, ce que vous nommez la maturation de l’armée française sur ces quatre années de guerre. Était-elle prête à mener cette guerre ?
FC : Aucune armée n’était réellement prête à mener une guerre longue et surtout pas l’armée allemande qui savait qu’elle avait à combattre sur deux fronts. Le plan Schlieffen prévoit une victoire en un mois et demi. Les Français pensent l’emporter avant la fin de l’année 1914. Aucun dirigeant politique ou militaire n’aurait sans doute pris la décision d’entrer en guerre s’il avait su qu’elle durerait jusqu’à novembre 1918. L’estimation des pertes attendues, résultant de l’observation attentive des guerres russo-japonaises (1904-1905) et des guerres balkaniques (1912-1913) milite en faveur des mêmes réflexions : compte-tenu de la puissance de feu des nouvelles armes d’infanterie ou de l’artillerie, aucune puissance, même développée et industrialisée, comme la France ou l’Allemagne ne saurait supporter durant plus d’une année des pertes humaines et économiques comme celles induites par une guerre comme celle qui s’ouvre en août 1914. Et pourtant…
RP : Une armée n’ayant pas de volonté offensive en premier, dans tous les pays et à toutes les époques, se prépare en fonction de l’expérience vécue lors du conflit précédent. Les structures militaires du temps de paix ne sont pas prévues pour soutenir la littérature de science-fiction, mais pour employer de la façon la plus performante mais aussi la plus juste des ressources humaines, matérielles, financières comptées. Enfin, n’oublions pas que la capacité supérieure de décision revient au pouvoir politique : alors que l’état-major demande depuis plusieurs années une tenue de combat moins voyante, c’est du fait des choix ministériels et parlementaires, et non militaires, que l’infanterie française part en guerre avec le « glorieux pantalon rouge ». La force de l’armée française de 1914 est d’abord à rechercher dans l’immense sentiment patriotique des mobilisés et de la population, et dans la formidable capacité d’adaptation de la plupart de ses chefs.
Vous vous attardez sur des notions davantage philosophiques qui concernent toutes les strates de l’armée telles que le commandement, le rôle du chef ou encore l’obéissance. Cela nous rappelle évidemment les mutineries ou les soldats fusillés pour avoir refusé d’aller au front ou avoir des pensées défaitistes. Pourquoi ces notions sont importantes pour vous pour raconter et expliquer cette histoire de l’armée française pendant la Grande Guerre ?
FC : Les Français de 1914 acceptent de donner leur vie pour la défense de la France (et pas seulement de la république) quand ils sont persuadés que la survie du pays est menacée. Il y a un réel consentement à la guerre en 1914. Mais ce consentement s’épuise dans les tranchées. Dès 1915, les Français de 19 à 47 ans ne se battent plus pour les retrouvailles avec l’Alsace-Lorraine, mais pour ne pas avoir subi autant de pertes pour rien. La justice militaire de l’époque est certes extrêmement sévère, mais en tout cas, acceptée par tous. Les fusillés de la Grande Guerre représentent moins d’une journée du nombre des tués quotidiens de l’armée française. S’il y a un peu moins de 1000 hommes de fusillés durant la guerre (un grand nombre pour des crimes de droit commun avérés et pas simplement « pour l’exemple »), il faut ramener ce chiffre aux 900 morts quotidiens de la guerre (simple moyenne) mais aussi aux 1200 pertes/jour de la bataille de Verdun, aux 1466 pertes/jour de l’offensive de la Woëvre d’avril 1915 et aux 8400 pertes/jour de la deuxième offensive de Champagne du 25 septembre-10 octobre 1915.
RP : Il ne faut jamais oublier de replacer un évènement dans le contexte de son époque, or la société de 1914 est une société fortement hiérarchisée, au sein de laquelle la mobilité sociale reste modeste. Les ordres de l’autorité militaire ne sont pas davantage remis en question que ceux des patrons et des chefs d’atelier à l’usine. Par ailleurs, le code de justice militaire, adopté par le Parlement, n’est qu’un « décalque » en situation de crise internationale du code pénal et ce que nous considérons aujourd’hui comme sa rudesse est à rapprocher des peines prévues pour les délits « civils ». Enfin, le service de la Justice militaire est essentiellement constitué à la mobilisation par des réservistes spécialistes civils du droit : juges, avocats, greffiers, etc., tous praticiens du droit.
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La guerre de 1914-1918 a vu l’apparition de nombreuses technologies de guerre qui nous semblent aujourd’hui fondamentales comme l’aviation militaire ou les chars de combat, qui sont des évolutions majeures du conflit et vous soulignez également l’importante évolution de l’artillerie. Comment une armée s’adapte à de telles transformations, surtout en temps de guerre où cette adaptation doit se faire rapidement ?
FC : L’inventivité et le « retour d’expérience » à chaud sont très grands durant la Grande Guerre. Contrairement à la légende noire de l’armée française -et notamment de l’état-major- développée par les antimilitaristes surtout après la Grande Guerre, les tentatives d’adaptations pour rompre une situation tactique et stratégique complètement bloquées par le « système-tranchées » sont rapides, nombreuses et variées. De nombreux inventeurs privés ou institutionnels tentent d’inventer des procédés pour « rompre le front » (voir le livre de Rémy Porte sur ce thème). Dans un premier temps, comme toujours, on cherche à améliorer ce que l’on connaît ou bien on a recours à des procédés anciens retrouvés (guerre des mines, mortiers de Louis-Philippe), avant d’innover dans bien des domaines : gaz de combat (finalement peu efficaces, même si psychologiquement redoutables), artillerie spécialisée (crapouillots, ALVF), chars de combat… Le recours massif à la verticalité change radicalement la donne. En 1918, le « système-tranchées » est de moins en moins tenable, compte tenu des possibilités de prises à partie par l’aviation. En quatre années de guerre, on assiste bien à une révolution militaire.
RP : L’évolution se développe en fait selon trois axes. A la base, dans les bataillons et régiments, les initiatives sont nombreuses, et une sorte de « concours Lépine » de l’innovation technique militaire commence dès l’hiver 1914-1915. Les comptes rendus adressés par la voie hiérarchique remontent des divisions aux corps d’armée, aux armées et au Grand Quartier Général, où les effets obtenus sont évalués et les adaptations considérées comme les plus efficaces retenues, formalisées et élargies à l’ensemble des unités. Mais ces évolutions se diffusent également par capillarité, « horizontalement », d’une formation à sa voisine. Progressivement une structure complète de recueil des enseignements de chaque combat se met en place pour valider ou faire évoluer les procédés tactiques, et à l’intérieur du territoire un appel est lancé aux artisans, aux ingénieurs, pour proposer toutes formes d’adaptation des matériels. Globalement, entre l’hiver 1914 et l’été 1917, tout se met en place et les effets s’en font sentir au second semestre 1918. Changer une armée du tout au tout en moins de trois ans alors qu’elle est engagée dans un conflit de (très) haute intensité constitue une réussite assez exceptionnelle, que la France est la seule à avoir pu conduire.
Dans un chapitre qui lui est consacré, vous relatez l’importante expansion du renseignement et de ses services au cours de la guerre et le rôle presque inattendu de la Gendarmerie en matière de contre-espionnage. Au-delà des nouveaux moyens, qu’est-ce que ce développement a changé au sein de l’armée française ?
RP : Une véritable révolution copernicienne du renseignement se déroule pendant la Grande Guerre. Elle concerne non seulement l’armée elle-même mais l’ensemble de la société civile avec le développement de la guerre économique et financière contre les Puissances centrales. Pour ce qui concerne les armées en campagne, cette évolution répond à une nécessité opérationnelle évidente, s’appuie sur les nouveautés et innovations techniques et concerne tous les soldats en fonction de leur situation et de leurs compétences. Cela va en particulier du raid « coup de poing » contre les tranchées allemandes à l’interrogatoire formalisé des prisonniers, de la photographie aérienne des positions ennemies aux postes d’écoute qui pratiquent l’interception des communications radio, voire le brouillage de ses émissions ou l’intrusion sur ses réseaux. Des services spécialisés sont créés (service de renseignement de l’artillerie, du génie, de l’aéronautique, etc.) et tous concourent à informer presque en temps réel le commandement. La centralisation et l’analyse quotidienne des renseignements collectés permet d’en tirer chaque soir une synthèse, diffusée dans la nuit jusqu’au niveau des capitaines, et de tirer des cartes très précises des changements du déploiement adverse. Les efforts dans le domaine du renseignement font que le 2e bureau est progressivement systématiquement associé à toutes les décisions, en amont d’une opération comme en conduite.
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L’Histoire retient majoritairement les victoires ou du moins les batailles terrestres, à quelques exceptions près, alors que l’aviation et la marine jouent également un rôle clef, 14-18 n’échappant pas à cette règle. Cela fut-il le cas pour la Marine et l’Aéronautique militaire française durant le conflit (l’Armée de l’air n’est créée qu’en 1934, avant cela les escadrilles dépendent de l’Armée de terre et constituent l’Aéronautique militaire) ?
FC : Si la marine ne joue pas un rôle majeur dans la victoire de 1918, elle occupe cependant une place absolument déterminante dans le transport des troupes (notamment en provenance d’Afrique du Nord en septembre 1914). Par la suite, elle participe d’une spécialisation des tâches entre Alliés, la Royal Navy se taillant cependant la part du lion. La marine de guerre française se voit limitée à un rôle obscur mais indispensable en Méditerranée et à des patrouilles anti-sous-marines en Atlantique.
En revanche l’aéronautique militaire joue un rôle déterminant. Plusieurs évolutions peuvent être mesurées. La montée en puissance des matériels est impressionnante. Entre un Blériot 11 de 1914 et un Spad 13 de 1917, un gouffre existe. Le premier vole à 80km/h quand le second vole à plus de 200. Le Spad est désormais un véritable outil offensif avec des mitrailleuses synchronisées. La deuxième évolution majeure tient dans la spécialisation des missions qui commencent à émerger dès les premiers mois de 1915 : l’observation, la chasse -essentiellement destinées à l’origine à protéger les avions d’observation- et le bombardement, sont désormais référencées comme les tâches essentielles de l’aviation. Des pionniers : Tricornot de Rose pour la chasse, de Goÿs pour le bombardement, comprennent rapidement les nécessités de spécialiser l’aviation.
Un problème subsiste en France, par rapport à la Grande Bretagne qui crée dès 1918, une Royal Air Force autonome. Les généraux « terriens » considèrent, malgré la création d’un ministère de l’air en 1932, dans un premier temps ministère sans troupe, que l’aéronautique militaire lui revient de droit pour appuyer la manœuvre terrestre.
RP : La Marine française est en voie de déclassement à la veille de la Grande Guerre, désormais dépassée par les marines de guerre américaine et japonaise. Du fait des accords antérieurs avec le Royaume-Uni, dans le cadre d’une sorte de « partage des tâches », la France conserve la responsabilité de la Méditerranée (et théoriquement du commandement naval en chef sur ce théâtre) et y déploie l’essentiel de ses moyens. Après les premiers mois de guerre, l’essentiel de ses missions sont réalisées au bénéfice du corps expéditionnaire des Dardanelles puis de l’armée d’Orient à Salonique d’une part, et dans le cadre de la lutte anti-sous-marine d’autre part. Notons toutefois qu’au début de l’année 1915, c’est en grande partie à l’aéronavale française basée dans le delta du Nil et aux bâtiments français déployés dans le canal de Suez que sera brisée l’offensive germano-ottomane contre l’Égypte. De même, c’est à la marine française que l’on doit le sauvetage de milliers d’Arméniens survivants du génocide turc.
L’aviation, activement soutenue par Joffre, joue un rôle de plus en plus important dans les opérations, aussi bien dans la collecte du renseignement, le guidage des tirs d’artillerie, l’appui des troupes au sol ou le bombardement des arrières des armées allemandes. La France va produire durant la guerre plus de 52.000 avions et breveter près de 17.000 pilotes ! La mise au point en 1917 du premier avion pour évacuation de blessés, ou la création en 1918 de la puissante 1ère division aérienne (près de 600 avions) témoignent de l’importance prise par la « cinquième arme ».
Rémy Porte, vous êtes vous-même officier de l’armée de Terre française, est-ce que selon vous l’histoire de l’armée française d’il y a un siècle pourrait être une inspiration, dans une certaine mesure, pour notre armée actuelle, ou leurs situations sont trop différentes pour pouvoir s’en inspirer ?
RP : Loin de moi l’idée de vouloir à tout prix tirer des enseignements directement exploitables dans tous les domaines. Les temps ont changé, le contexte international et les conditions de politique intérieure n’ont qu’un lointain rapport avec la période 1914-1918. L’armée française d’aujourd’hui est aguerrie par plus de vingt ans d’opérations extérieures, mais elle n’a plus globalement la connaissance de la haute intensité. Toutefois, les fondamentaux perdurent : l’importance de la formation en amont n’a jamais été aussi importante, l’amélioration permanente des capacités de l’ensemble de l’encadrement et en particulier des états-majors reste une absolue nécessité, l’entretien et le développement dans la population (notamment via les réservistes) d’une réelle volonté de résilience est toujours nécessaire. L’analyse des conflits récents ou en cours est indispensable, que les armées françaises y soient ou non partie prenante. En conclusion, il faut travailler, toujours travailler, encore travailler, pour espérer pouvoir être éventuellement prêt et bénéficier, sur la base de très solides connaissances, d’une réelle capacité d’improvisation et d’adaptation face à un conflit qui, par définition, aura d’autres caractéristiques concrètes que celles que nous avons connu.
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