Plus grande mer fermée du monde, la mer Caspienne est bordée par plusieurs États, dont la plupart sont issus de l’éclatement du bloc soviétique en 1991. Même s’ils ne sont pas rivaux à proprement parler, des tensions existent d’autant qu’ils ont des intérêts parfois divergents, et l’accroissement de l’intérêt économique de cet espace en a fait un enjeu majeur, qui intéresse également des puissances non riveraines.
Les rives de la mer Caspienne sont passées de main en main au cours de l’histoire. Si le sud est persan ou iranien depuis des temps immémoriaux, les rives nord et ouest ont vu se succéder les Khazars, les Mongols, ainsi que le Khanat d’Astrakhan, jusqu’à ce que ce dernier ne fasse les frais de l’expansion russe en étant conquis en 1556.
Au XIXe siècle, c’est vers le sud que l’Empire russe poursuit son expansion. L’Azerbaïdjan est pris aux Perses à la suite des traités de Golestan (1813) et de Turkmanchaï (1828), et les rives orientales sont totalement conquises avec la prise du khanat de Khiva en 1873. Au début du XXe siècle, la Russie est devenue la puissance dominante en mer Caspienne, au détriment de la Perse, dont c’était historiquement la zone d’influence, y compris dans les territoires qui n’étaient pas administrés par celle-ci.
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La révolution de 1917 et les traités découlant de la Première Guerre mondiale n’induisent pas de changements territoriaux notables dans cette région, d’autant que l’Iran est lui-même en situation de faiblesse, avec une dynastie kadjare sur la fin. Du reste, les deux États vont s’entendre par plusieurs traités bilatéraux pour régler le sort de ce qui n’est juridiquement qu’un lac salé. L’Union soviétique a surtout permis le désenclavement de la mer Caspienne en décidant dans les années 1930 de la construction du canal Don-Volga, qui fut inauguré en 1952, permettant la navigation vers la mer Noire, et donc indirectement l’accès aux océans[1].
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS cherche à tirer profit de l’invasion anglo-soviétique de l’Iran pour continuer à s’étendre vers le sud de la Caspienne au détriment de celui-ci, mais elle renonce rapidement, ayant surtout réussi à pousser Téhéran dans les bras des États-Unis. Mais les relations finirent par s’améliorer entre les deux pays : l’Union soviétique regardait vers l’ouest et l’Iran vers le sud. Ils avaient un intérêt limité pour la Caspienne, et encore moins la volonté d’en faire une ligne de front.
En 1991, l’effondrement de l’Union soviétique rebat les cartes. Outre la Russie, trois républiques riveraines de la mer Caspienne naissent de l’éclatement de l’Union : l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, et le Turkménistan.
Un statut incertain à la chute de l’URSS
La fin de l’Union soviétique a rendu caduques les bases sur lesquelles reposait le régime juridique de la mer Caspienne. De plus, l’arrivée de trois États supplémentaires dans le jeu a compliqué d’autant la recherche du consensus nécessaire pour décider du régime juridique de cet espace. La principale question qui s’est posée consistait à savoir si la mer Caspienne était une mer, régie par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, ou un lac salé, partagé entre États riverains.
Après trente ans de pourparlers, ils ont cependant fini par s’accorder sur son statut, sous la forme d’une convention adoptée le 12 août 2018, qui tranche la question avec cette formule hybride : les eaux de surface sont divisées en eaux territoriales et en eaux internationales, reprenant les dispositions de la CNUDM, tandis que les fonds marins sont divisés en zones territoriales, avec l’intérêt que cela comporte pour les États qui souhaitent exploiter les ressources naturelles afférentes. Par ailleurs, la mer n’est accessible qu’à des navires battant pavillon d’un État riverain, ce qui diverge également du droit maritime. Qui plus est, cette restriction vaut pour les flottes de commerce et de pêche, comme pour les flottes militaires.
Ces dernières sont peu nombreuses, en tonnage, comme en nombre d’unités, mais elles sont clairement montées en puissance, et l’idée de démilitariser la région, qui avait émergé lors de la chute de l’URSS, n’est plus qu’un lointain souvenir. Cette course aux armements concerne d’abord le Kazakhstan et le Turkménistan, qui, après avoir renoncé à entretenir une marine contre la protection de la Russie, ont fait machine arrière à la fin des années 2000. L’Azerbaïdjan, quant à lui, avait choisi d’hériter d’une partie de la flottille russe, mais a aussi accepté l’aide des États-Unis au tournant des années 2000.
Pour l’Iran, si les moyens sont un peu plus étoffés que dans les républiques turcophones, le pays a subi un revers important avec la perte de son navire amiral, la frégate Damavand, qui a coulé accidentellement en 2018, et dont le remplacement a pris beaucoup de retard. Il a aussi été impliqué, avec l’Azerbaïdjan, dans le seul incident naval connu en mer Caspienne, en 2001, lorsque Téhéran envoya une frégate pour intimider des navires d’exploration pétrolière azéris qui travaillaient dans une zone qu’elle revendiquait.
C’est bien sûr la flottille russe de Caspienne qui est de loin la plus importante et la plus opérationnelle, d’autant que ces dernières années ont vu son emploi dans deux conflits majeurs. Tout d’abord à l’occasion de la guerre en Syrie, qui a donné lieu en 2015 à des tirs de missiles depuis la Caspienne, en particulier grâce à la frégate Daghestan, l’un des principaux bâtiments de la flottille. Plus récemment, c’est pour le conflit en Ukraine qu’elle a été mise à contribution afin de renforcer la flotte de la mer Noire. Le canal Don-Volga a d’ailleurs l’intérêt politique de ne pas être soumis aux restrictions qui portent sur les détroits turcs, en revanche, son gabarit et le nombre réduit d’unités de flottille limitent l’avantage donné par cette faculté.
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Des ressources énergétiques convoitées
À la Russie et à l’Iran, pour qui la mer Caspienne constitue une périphérie, s’opposent les autres pays pour lesquels il s’agit d’un débouché maritime essentiel à leur économie. Cet élément contribue sans nul doute à donner à la mer Caspienne le caractère stratégique qu’elle n’avait pas pendant l’époque soviétique – quoique le pétrole de l’Azerbaïdjan fît partie des objectifs de guerre lors de l’opération Barbarossa.
Quoi qu’il en soit, ce sont bien les ressources énergétiques, à savoir le gaz et le pétrole, qui font partie des enjeux principaux. Elles sont significatives, y compris à l’échelle mondiale où elles représentent 3 % des réserves totales pour le pétrole et 5 % des réserves totales pour le gaz. Si la Russie et l’Iran disposent d’autres gisements plus importants, ces ressources sont vitales pour le budget des autres pays. Qui plus est, la guerre en Ukraine a accru leur valeur stratégique, et l’Union européenne a signé en juillet 2022 un accord avec l’Azerbaïdjan consistant en un doublement de la fourniture de gaz, en remplacement partiel des livraisons russes.
Du reste, les républiques turcophones ont réussi à s’affranchir de la tutelle russe pour le transport desdites ressources énergétiques. En effet, le réseau d’oléoducs et de gazoducs, orienté vers la Russie à l’origine, s’est enrichi de nouvelles infrastructures. En 2005, l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan est ainsi entré en service, suivi en 2006 par le gazoduc qui lui est parallèle, Bakou-Tbilissi-Erzurum, lequel est maintenant relié directement à l’Italie via les gazoducs transanatolien et transadriatique, inaugurés respectivement en 2018 et 2020.
Une escale essentielle sur les nouvelles routes de la soie
Les pays riverains cherchent également à développer la capacité logistique de leurs ports, pour ce qui constitue leur débouché maritime essentiel, ce souhait coïncidant avec le projet chinois des nouvelles routes de la soie. C’est ainsi qu’au Turkménistan, Turkmenbachy a vu arriver de nouveaux investissements, tout comme Aktau au Kazakhstan, pays dans lequel le port de Kuryk est sorti de terre ex nihilo, ou presque, au cours de la dernière décennie. Naturellement, les capitaux chinois ont largement contribué à cet effort.
On peut noter que dans ce domaine encore, la guerre en Ukraine a fait monter la valeur stratégique de la région. Au lieu de passer par la Russie, sujette à sanctions, une partie du trafic ferroviaire reliant la Chine à l’Europe passe désormais par le port d’Aktau, où les conteneurs sont transbordés sur un navire, puis déchargés à Bakou où ils continuent leur périple par le train vers l’Europe, avec une autre rupture de charge pour traverser la mer Noire.
En tout cas, la Chine avance indubitablement ses pions dans un espace qui lui est voisin, quitte à le faire au détriment de la Russie, qui pourrait, à terme, subir le même recul que l’Iran pendant le XIXe siècle. La Turquie cherche également à s’inviter dans la partie, profitant de la proximité linguistique avec l’Azerbaïdjan et le Turkménistan, et s’appuyant sur des outils d’influence comme l’Organisation des États turciques, fondée en 2009. C’est en tout cas avec Bakou que les relations sont les plus proches, comme l’illustre l’aide d’Ankara dans le conflit au Haut-Karabagh, l’un des objectifs communs étant d’assurer une continuité des rives de la mer Égée à celles de la Caspienne.
C’est également avec Bakou que les États-Unis ont réussi à nouer des relations après la chute de l’URSS. Pour Washington, l’intérêt de cette relation était plus qu’évident, étant donné le voisinage immédiat de l’Azerbaïdjan avec la Russie et l’Iran. Mais il n’a pas pu exploiter jusqu’au bout cet avantage, car Bakou a souhaité garder des relations correctes avec l’Iran, où vit une importante minorité azérie[2], ainsi qu’avec Moscou. De plus, l’intérêt de l’Oncle Sam pour l’Asie centrale est en déclin depuis les années 2010, allant de pair avec les revers en Afghanistan et la politique plus isolationniste de Barack Obama et de Donald Trump.
Un potentiel touristique en développement, mais un chef-d’œuvre en péril
La chute du rideau de fer, en ouvrant les frontières, aurait pu faciliter le tourisme sur les rivages de la Caspienne, mais celui-ci se développe lentement et reste à ce jour majoritairement interne aux pays riverains. Reste que des stations balnéaires sont sorties de terre, à l’image d’Avaza au Turkménistan, lesquelles s’ajoutent aux lieux de villégiature préexistants comme Ramsar[3] ou Chalus en Iran. On voit également apparaître une activité de croisière, même si elle est loin de rivaliser avec la Méditerranée ou les Caraïbes.
Cependant, la mer Caspienne est un milieu fragile sur le plan environnemental. On peut d’abord constater qu’elle est d’autant plus polluée que son caractère endoréique[4] crée un effet d’accumulation. Ce phénomène, ajouté à la surpêche, a notamment conduit au déclassement de la région comme producteur de caviar, au profit des pays pratiquant l’élevage, parmi lesquels la France, l’Italie et la Chine. Par ailleurs, la hausse des températures dans la région a contribué à une évaporation accrue, laquelle entraîne une baisse de niveau significative : elle représente 1,5 mètre sur les trente dernières années[5]. Même si elle est beaucoup plus profonde et ne risque pas de disparaître à court ou moyen terme, de la même façon que la mer d’Aral, ce phénomène pourrait affecter les infrastructures portuaires et balnéaires, et causer des dégâts économiques considérables.
D’un lac paisible, considéré comme secondaire par les États qui le bordaient, la mer Caspienne est devenue un véritable carrefour stratégique, important pour la sécurité énergétique du monde. Ce phénomène, extrêmement rapide à l’échelle historique, est un effet secondaire de la chute de l’URSS, et n’était pas le plus aisé à prévoir. En sera-t-il de même pour les développements des décennies à venir ?
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[1] La mer Caspienne dispose par ailleurs d’autres accès aux océans par des routes plus longues, comme la voie navigable Volga-Baltique.
[2] Il y aurait 12 millions d’Azéris en Iran, soit plus qu’en Azerbaïdjan où ils sont 9 millions.
[3] C’est dans cette ville qu’a été signée la convention éponyme sur la protection des zones humides.
[4] Se dit d’un bassin versant clos, qui ne se jette pas dans les océans.
[5] Le niveau de la mer Caspienne est cependant sujet à des variations, à la hausse comme à la baisse, sur de longues périodes.