Les premiers résultats des élections d’octobre ont montré que le courant de pensée et le mouvement social désignés sous le terme de bolsonarisme n’était ni insignifiant, ni passager. Le mouvement pèse dans la vie sociale et dispose d’une base électorale forte et engagée. Analyse du Brésil qui soutien Jair Bolsonaro.
Les premiers résultats des élections d’octobre ont montré que le courant de pensée et le mouvement social désignés sous le terme de bolsonarisme n’était ni insignifiant, ni passager [1]. Le secteur de l’électorat qui se reconnaît dans le discours et les propositions du Président candidat à un nouveau mandat n’est pas simplement un rassemblement de followers sur les plateformes ou les applications numériques. Il pèse dans la vie politique réelle et continuera à peser dans l’avenir. Il réunit principalement des représentants d’un nouveau secteur de la société brésilienne dont les responsables politiques traditionnels n’ont pas perçu l’importance croissante. Il y a quelques années encore, on parlait au Brésil d’une « nouvelle classe moyenne émergente ». C’est sans doute des peurs et des déceptions de cet univers social que se nourrit le mouvement bolsonariste.
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Retour au début du siècle.
Il faut sans doute revenir à la fin de la première décennie du XXIe siècle pour comprendre et mesurer les frustrations collectives qui s’exprimeront plus tard dans le bolsonarisme. Au cours de son premier mandat (2003-2006), le Président Lula cueille les résultats de la politique de stabilisation économique mise en œuvre par son prédécesseur (F-H Cardoso). Sur le second mandat (2007-2010), la croissance est portée par l’exceptionnelle hausse des cours des matières premières. Le dynamisme du marché de l’emploi, des politiques publiques opportunes (allocation aux familles les plus modestes, développement du crédit, relèvement répété du salaire minimum, facilitation de l’accès à l’enseignement supérieur) permettent alors à la génération née à la fin des années 1980 au sein de familles modestes urbanisées d’entrer dans la société de consommation de masse, de parvenir à l’université, de commencer à voyager, de goûter à une vie culturelle plus riche. Le marché fournit efficacement les biens et les services dont ces émergents raffolent. Les banlieues se peuplent de shopping-centers. Les facultés privées se remplissent de nouveaux étudiants. Les services publics ne suivent pas. L’Etat reste un appareil bureaucratique pesant, incapable d’assurer une éducation de base universelle, des transports urbains décents, l’accès à la santé. L’insécurité s’étend. La petite et la grande criminalité aussi. La puissance publique perd le contrôle de banlieues et de territoires frontaliers en Amazonie. Des bandes de trafiquants en tous genres, des milices bien armées remplacent le gouvernement officiel.
L’Etat est donc souvent absent mais pas pour tout le monde. Il est encore et toujours une machine au service de corporations bien organisées, un pourvoyeur de rentes. Il sert un patronat plus engagé dans la défense des protections et subventions qu’il reçoit que dans la recherche de la compétitivité. Il sert des castes de fonctionnaires dont l’efficacité et le souci du bien public sont souvent difficiles à déceler. Il reste une machine déphasée par rapport au dynamisme du corps social. Il entretient ses clientèles, y compris en utilisant les vieilles méthodes que l’on croyait en voie de disparition. Sous Lula, ni les détournements de fonds de publics, ni les réseaux de financement occulte des partis, ni la corruption n’ont disparu. La Justice montrera même que ces pratiques ont acquis une dimension sans précédent. Les forces de gauche au pouvoir sont persuadées qu’elles représentent par définition le camp du bien. Et ce « bien » justifie un recours massif à tous les moyens, même les plus archaïques. Sous l’apparence d’un pouvoir social-démocrate se cache un Etat qui n’évolue guère et ne voit pas une société qui change. Les enfants qui ont pu aller à l’université ou qui rêvent d’y entrer vont se lever contre ces incohérences. C’est le mouvement social de juin 2013 qui voit d’énormes manifestations se former contre un Etat qui ne change guère alors que la société civile est déjà dans un autre siècle.
La gauche brésilienne est alors embourbée dans les scandales de corruption. Elle n’a pas cessé de chercher à consolider son pouvoir en fabricant des majorités parlementaires à coups de pots-de-vin, de financements occultes de partis ralliés, d’achats du soutien des vieilles oligarchies politiques régionales. Elle ne comprend rien à la crise politique qu’ouvre le mouvement de 2013. Elle ne propose rien aux jeunes générations qui sont dans la rue. Les élites politiques provoqueront la destitution de Dilma Rousseff parce qu’elles savent qu’elles pourraient aussi devoir rendre des comptes à la Justice. En outre, elles ne peuvent plus continuer à miser sur un gouvernement qui a provoqué une récession économique sans précédent. Il faut éviter un scénario argentin. Exit Dilma Rousseff. Lula sera bientôt logé dans un pénitencier du Paraná pour plusieurs mois. Le Parti des Travailleurs crie à l’injustice. Il ne reconnaîtra jamais que des bandits de haut vol ont animé son état-major national et dirigé le pays pendant plus d’une décennie. Le PT devient opposition. Il gère son ressentiment. Les frustrations sociales accumulées depuis la fin du super-cycle des matières premières demeurent. Une génération entière estime qu’elle a été grugée. Les familles de la « classe moyenne émergente » retrouvent la pauvreté. Aux premières années de rêve du gouvernement Lula 1 succèdent les années de désillusion.
On ne comprend pas la force politique que le bolsonarisme peut avoir aujourd’hui (et dont le premier tour des élections générales vient de fournir une illustration) si l’on ne prend pas en compte ce qu’aura été le tout début du nouveau siècle pour une large part des classes urbaines défavorisées. Le mouvement qui naît à partir de 2013 va donner naissance à cette force qui rejette Lula et soutient le Président actuel. Il sera le vivier dans lequel va naître un mouvement conservateur, inquiet, rancunier. Bolsonaro a su construire une force politique en exploitant toutes les frustrations nées après les premières années Lula. Il a capté des attentes sociales et des aspirations auxquelles la classe politique traditionnelle n’a pas été capable de répondre et qu’elle a même souvent ignorées, voire méprisées. Comme d’autres leaders populistes, le Président brésilien exploite l’écart croissant qui existe entre la pratique et la communication politique des dirigeants en place et l’expérience d’une existence difficile sur la base de laquelle les couches sociales les plus défavorisées construisent leurs repères.
Faute d’autre alternative politique, alors que la gauche restait aphasique sur ses dérives dramatiques (ou utilisait des arguments complotistes), tout un Brésil des banlieues et des classes moyennes fragilisées a trouvé un canal d’expression de ses inquiétudes et de ses aspirations dans le mouvement qu’incarne Bolsonaro. On peut se satisfaire intellectuellement en qualifiant ce mouvement d’extrême-droite, d’ultra-conservatisme, de fascisme ou de réactionnaire. Ce confort mental et l’avalanche d’épithètes accusatrices qu’il est de bon ton d’utiliser ne fournissent pas d’explication sérieuse à un phénomène que les analyses journalistiques ou académiques traditionnelles saisissent mal ou ramènent à des catégories inadaptées. Il ne s’agit pas ici de justifier ou de défendre un discours, des valeurs, des conceptions de la vie sociale et de la politique. Il s’agit de tenter de comprendre comment un mouvement organisé à la fin de la décennie passée autour de la candidature à la Présidentielle d’un vieux député de second rang est devenue une force politique majeure.
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Bolsonarisme et bolsonaristes.
Qui sont aujourd’hui les Brésiliens qui soutiennent Bolsonaro, participent aux manifestations convoquées par le Président, défendent avec un fanatisme non dissimulé le leader populiste ? Il y a évidemment au sein de ce mouvement le groupe radical des bolsonaristes militants qui appartiennent souvent aux classes supérieures ou à la classe moyenne aisée. Ce noyau militant représenterait 15% du corps électoral, soit un peu plus de 23 millions de personnes. Il y a aussi la masse des sympathisants, de tous les Brésiliens qui rejoignent le groupe radical lors des élections et qui représentent au moins 15% d’électeurs supplémentaires. Ceux-là sont des petits patrons, des agriculteurs (de tous gabarits), des commerçants, des micro-entrepreneurs, des sans grade de la fonction publique, des militaires, des membres des forces de sécurité. Au sein du noyau militant comme de la foule des sympathisants, les membres d’églises évangéliques sont des acteurs majeurs du mouvement. En termes géographiques, le mouvement est particulièrement influent dans le Centre-Ouest et le Sud du pays. Il est aussi très présent sur les banlieues défavorisées des mégapoles urbaines. Il est très bien implanté sur les territoires où se développent les églises évangéliques pentecôtistes et néo-pentecôtistes [2].
Une étude universitaire récente (Juillet 2021) a cherché à identifier les valeurs, les préoccupations et les revendications de ce secteur de l’électorat [3]. Il n’y a évidemment pas de convergence unanime des différentes composantes du bolsonarisme autour des thèmes qui apparaissent comme prioritaires. Néanmoins plusieurs enjeux réunissent la majorité des sympathisants du mouvement. Selon l’étude, ces derniers expriment tout d’abord le sentiment d’avoir été depuis longtemps abandonnés par les représentants politiques traditionnels. Concernant le rapport à la politique, l’adhésion au bolsonarisme est aussi explicitement liée au rejet du Parti des Travailleurs de Lula et de toutes les formations politiques impliquées dans les scandales de corruption révélés par l’opération Lava-Jato, à partir de 2013 (la vaste opération judiciaire qui a mis à jour les pratiques de corruption de la gauche au pouvoir). Certains milieux bolsonaristes (liés à l’extrême-droite traditionnelle ou au catholicisme conservateur) expriment une nostalgie de la période de dictature militaire mais ce sentiment n’est pas majoritaire. En revanche, le mouvement dans son ensemble estime que la présence de militaires au sein du gouvernement et leur participation à la vie politique sont des phénomènes souhaitables et positifs.
La seconde thématique rassemblant la majorité des bolsonaristes est liée à la question de l’insécurité et de la violence. Les populations étudiées par les chercheurs soulignent leur angoisse permanente face au risque d’agression, de vol, d’assassinat. La plupart des interlocuteurs préconisent l’auto-défense et la libéralisation du port et de l’utilisation d’armes à feu par les simples citoyens pour que ceux-ci puissent se défendre. La troisième thématique importante est celle de la défense d’une société d’ordre, c’est-à-dire de la famille patriarcale traditionnelle, du mérite par le travail, des hiérarchies établies. Leur rejet (qui touche souvent à la haine) du Parti de Lula est lié aux politiques d’inclusion que le gouvernement de gauche a mis en œuvre et défend (allocations pour les pauvres, quotas raciaux dans les universités, parité homme-femme, protection des minorités sexuelles, etc..). Ces positions conduisent la majorité des bolsonaristes à s’élever contre toute libéralisation du droit à l’avortement et de l’accès aux techniques de procréation médicalement assistée. Si les différents secteurs de ce mouvement n’affichent pas une homophobie explicite, ils partagent un malaise par rapport aux minorités sexuelles et à l’essor de revendications de milieux LGBT.
Une quatrième thématique est celle de la protection de la famille traditionnelle et des frontières à garantir entre la sphère familiale et l’Etat. Les représentants du mouvement interrogés dans l’étude soulignent que les programmes scolaires ne doivent pas inclure une éducation sexuelle, ni aucune initiative de sensibilisation aux discriminations touchant les minorités sexuelles. L’Etat doit par ailleurs assurer une totale liberté religieuse. C’est d’ailleurs principalement la défense du principe de préservation de la vie familiale qui conduit les bolsonaristes à afficher un anticommunisme virulent. Le communisme est identifié aux régimes qui imposent des orientations et des choix qui relèvent strictement de la sphère intime (Bolsonaro et ses partisans combattent ardemment un supposé endoctrinement marxiste qui aurait lieu dans les écoles). Refusant tout libéralisme en matière de mœurs et fervents opposants au libéralisme politique, les bolsonaristes défendent cependant un libéralisme dans le champ économique. Ils sont favorables à une intervention très limitée de l’Etat dans ce domaine. Cette posture peut conduire de nombreux secteurs de la mouvance à refuser toutes les politiques publiques qui limiteraient le laisser faire en matière économique au nom de la lutte contre le réchauffement climatique ou de la gestion de crises sanitaires (quitte à refuser des constats et des prévisions fondées sur des travaux scientifiques) [4].
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De manière générale, les populations de sympathisants bolsonaristes partagent une culture du ressentiment et une fibre complotiste qui les conduit à dénoncer une élite politique et ceux qu’elle protège parce que ce monde ne vivrait que de corruption et de clientélisme. Cette attitude de ressentiment est particulièrement marquée chez les fidèles d’églises évangéliques. Au cours des trois dernières décennies, ces fidèles sont passés d’un statut de groupe humilié socialement et culturellement à celui d’un groupe très organisé et très bien représenté dans la sphère politique et sur le plan culturel. Les évangéliques ont un poids très important au sein de la mouvance bolsonariste.
Les racines profondes.
C’est sans doute parce qu’il a réveillé des composantes fortes de l’identité nationale que ce mouvement a acquis cette force politique manifeste aujourd’hui. L’affirmation ne signifie pas que la société brésilienne serait par essence conservatrice. Elle signifie que le discours de la nouvelle droite bolsonariste exprime et favorise l’expression de valeurs, d’attitudes, de comportements d’un Brésil profond que la démocratisation avait refoulés. Ces normes et pratiques valorisent le maintien de l’ordre social, la pérennité de la famille traditionnelle et patriarcale, le respect de l’autorité, la répression. La narrative bolsonariste a donné une légitimité à ces préoccupations enfouies et probablement très anciennes dans une société marquée par l’autoritarisme, la violence, un rapport à la loi très hypothétique. Le bolsonarisme est né, a grandi et se propage principalement sur les réseaux sociaux. C’était au départ une communauté de followers de plateformes de propagande où tout peut être dit, ou le surmoi n’a plus de raison d’être, où toutes les fureurs, provocations et expressions libres du ressentiment ont libre cours. Le bolsonarisme a grandi et continue à grandir sur un espace où la loi peine à s’imposer. Sur cet espace, il a permis une expression de valeurs, d’aspirations, de sentiments qui n’étaient pas révélés auparavant. Les followers s’expriment désormais dans la rue et par leurs votes comme ils ont appris à s’exprimer dans l’espace virtuel.
Cette communauté de followers revendique un individualisme chevronné. Elle est inspirée par une philosophie relativement ancienne. La vision de la société défendue est inspirée par une sorte de darwinisme social dont la conséquence, sur le plan politique, est une volonté de réduire voire de supprimer l’influence des institutions et des comportements faisant obstacle à l’expression de la lutte pour l’existence et au fatalisme de la sélection naturelle aboutissant à l’élimination des moins aptes et à la survie des plus forts. C’est sans doute cette conception qui explique l’adhésion massive du monde agricole dans le Nord du pays, en bordures de l’Amazonie, au mouvement bolsonariste. Il y a quelques décennies encore, les pionniers qui s’aventuraient à l’intérieur du pays affrontaient une nature hostile, luttaient contre d’innombrables obstacles. En récompense, ils pouvaient librement ouvrir de nouveaux fronts au cœur de l’immense continent brésilien et s’installer sur les terres conquises. Aujourd’hui, les entrepreneurs qui produisent des richesses ne doivent pas être contraints par des lois qui viendraient entraver leurs nouvelles ambitions. En Amazonie, sur les régions de déforestation et d’orpaillage clandestin, les sympathisants de Bolsonaro considèrent que la législation existante destinée à protéger la forêt n’est là que pour empêcher la création de richesse, l’activité productive. Ils n’ont donc aucun scrupule pour contourner les lois, les ignorer et lutter par tous les moyens contre les agents de la force publique qui viendraient les perturber.
La narrative fataliste inspirée du darwinisme social entre aussi en résonance avec le vécu concret d’une grande partie de la population qui n’a jamais été vraiment prise en compte par l’Etat que ce soit sur le plan de la reconnaissance sociale, des conditions de vie et de la sécurité. Qu’a répété ce Président pendant toute la pandémie ? Il a défendu l’individualisme de la débrouille (pas de mesures collectives de confinement, pas de compassion pour les familles endeuillées) et légitimé le fatalisme des secteurs de la population les plus défavorisés. Selon le chef de l’Etat, chacun devait affronter cette pandémie avec bravoure et courage en continuant à travailler et en affrontant tout ce que le destin lui réservait. Face à la violence et à l’insécurité quotidienne, les habitants des favelas et des banlieues n’entrevoient souvent comme solution que de faire eux-mêmes justice ou de faire confiance aux réseaux criminels organisés qui limitent les désordres et évitent eux-mêmes que leurs activités soient perturbées par de petits délinquants. Dans ce contexte, la liberté que veut octroyer Bolsonaro aux policiers paraît aller de soi. Les forces de sécurité confrontées à des bandits doivent pouvoir faire usage de leurs armes et tuer. En répétant ce discours, Bolsonaro donne une légitimité aux réflexes premiers des populations confrontées régulièrement au crime. Alors que les représentants politiques traditionnels évoquent le respect du droit, que la presse reprend à foison les arguments des juristes et des experts universitaires, Bolsonaro apporte une réponse simple qui, en apparence, peut résoudre les problèmes.
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Pour des millions de Brésiliens économiquement très vulnérables, ignorés par l’Etat ou soumis à la loi de bandes criminelles, la famille est un des rares espaces où l’individu peut espérer recevoir un soutien désintéressé, qu’il soit matériel ou affectif. La famille traditionnelle est un lieu de relative stabilité (du moins le souhaite-t-on) dans un environnement menaçant, instable, source d’angoisses. A cette notion de la famille comme espace de sécurité est associée l’idée que la propriété est une conquête de l’individu et qu’elle est un droit fondamental de celui-ci. D’où la conviction très forte que toute intervention de l’Etat peut représenter une menace à l’exercice de ce droit essentiel. Comme dans d’autres pays d’Amérique du Sud, la gauche post-moderne brésilienne a fait de la politique du genre, de la défense du droit des minorités des axes majeurs de son combat politique. Elle a de plus en plus conçu la famille traditionnelle hétérosexuelle au sein de laquelle la mère et le père élèvent leur progéniture comme l’incarnation du conservatisme social. Structure fixe et dominante, cette famille a été relativisée ou même combattue au nom de la garantie des droits civils, de l’insertion dans la société et d’une meilleure représentation des minorités, par exemple de la population LGBT. La démarche n’a pas été perçue comme une démarche élargissant et enrichissant le concept de famille. La juste promotion des droits de minorités a été ressentie comme un danger pour la famille vécue comme espace de liens affectifs permanents, conférant sécurité, fierté et solidité psychologique à ses membres. Les forces conservatrices de droite ont su exploiter le sentiment d’inquiétude suscité. Elles ont défendu l’idée que le maintien de la famille comme cellule de base de la société, était associé à la pérennité du modèle traditionnel patriarcal, fondé sur une union hétérosexuelle.
Le bolsonarisme revendiquant un individualisme et la défense de la famille traditionnelle qui seraient menacés par l’Etat épouse aussi la nouvelle culture populaire des couches sociales défavorisées qui ont rejoint les églises évangéliques et développent une économie dynamique fondée sur la micro-entreprise déclarée ou informelle. Ce monde des périphéries est marqué depuis quelques années par l’essor spectaculaire d’une économie d’autoentrepreneurs individuels qui misent sur leurs propres initiatives et talents pour parvenir à boucler leurs fins de mois, améliorer le quotidien, sortir de la quasi-misère dans laquelle ils ont grandi. Il y a certes un développement d’activités informelles relativement anciennes : celles des motoboys (coursiers) rémunérés à la livraison, des vendeurs de hot-dogs ou d’acarajés [5] aux carrefours, des petites échoppes regroupées autour des gares routières ou des stations de métros. Il y a surtout un nouveau marché du travail où de jeunes talents se lancent grâce aux plateformes et aux applications numériques dans l’offre de services, la création de réseaux d’échange. Il y a une nouvelle génération qui cherche à prendre des risques, n’attend plus guère de solution du marché du travail traditionnel, des règles qu’il impose et des statuts et protections qu’il confère. Pour cette population, l’Etat est rarement un soutien. Il est souvent source de contrariétés et de problèmes. Le bolsonarisme est un mouvement de micro-entrepreneurs de la révolution numérique ralliés au pentecôtisme.
Le bolsonarisme a compris que la société avait changé, en particulier à l’intérieur du Brésil et dans les périphéries des mégapoles urbaines. C’est une société de travailleurs indépendants, de commerçants, de chefs d’entreprises, chacun se battant pour améliorer sa situation et son bien-être. C’est une société plus capitaliste qui souhaite que l’Etat intervienne le moins possible dans le fonctionnement de l’économie. Paradoxalement, ce sont des chercheurs liés à la gauche qui ont mis en évidence cette mutation profonde. En 2017, pour comprendre les origines du mouvement de 2013, un institut lié au Parti des Travailleurs de Lula décidait de lancer une vaste enquête sur l’imaginaire social des habitant de la périphérie au sud de la ville de São Paulo, le fameux ABC paulista, berceau historique de la formation de gauche. L’étude montrait que les valeurs libérales du do it yourself, de l’individualisme, de la compétitivité et de l’efficacité étaient devenues centrales dans la culture des populations étudiées. Si celles-ci accordaient encore de l’importance à la collectivité, elles misaient avant tout l’ascension sociale par la réussite individuelle et familiale et privilégiaient le mérite.
Peut-être par crainte de regarder la réalité en face, le parti de Lula a rapidement oublié les résultats de cette enquête qui révélait des tendances que le bolsonarisme a bien su épouser, traduire et exprimer. Ce bolsonarisme qui s’est traduit dans les résultats du premier tour au niveau des élections locales et parlementaires n’est pas simplement un phénomène strictement politique. C’est un phénomène socio-culturel. Bolsonaro est un personnage qui réunit dans son discours des valeurs, des représentations et des pratiques qui étaient présentes dans la culture populaire et sont parvenues à s’exprimer et à s’unir sous la figure de cet acteur politique singulier.
Cette mouvance va continuer à participer à la vie politique du pays. Si les autres forces politiques ne parviennent pas à accorder plus d’importance aux attentes, aux priorités et aux intérêts du Brésil profond, la dynamique de polarisation extrême que promeuvent les bolsonaristes continuera à progresser. Le pays ne sortira pas alors de l’état de crise quasi-permanent dans lequel il est plongé depuis des lustres.
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[1]Voir le post en date du 9 octobre sur ce site : Même s’il n’était pas réélu, Bolsonaro a gagné. (istoebresil.org)
[2] Voir les posts récents sur ce site sous le titre : Les églises évangéliques contre la démocratie. https://www.istoebresil.org/articles
[3] IREE/LEMEP, Universidade Estadual do Rio de Janeiro, Bolsonarism in Brazil, Juin 2021, synthèse en anglais disponible sur la page : https://iree.org.br/wp-content/uploads/2021/09/Bolsonarism-in-Brazil-1.pdf
[4] Il faut souligner que l’adhésion à toutes ces valeurs ne se retrouve pas chez tous les électeurs bolsonaristes et sympathisants. Il existe des différences en fonction du groupe d’appartenance, de la région, de la classe sociale, de la religion ou du sexe des personnes concernées. IL y a des bolsonaristes qui ne sont pas en faveur de la libération du port d’armes mais qui se retrouvent dans le mouvement parce qu’il défend la famille traditionnelle. On peut aussi trouver des électeurs ultralibéraux qui soient opposés à toute politique de quotas raciaux mais qui acceptent mal le fondamentalisme religieux qui freine le changement social et refuse le droit à l’avortement.
[5] Spécialité gastronomique afro-brésilienne faite de pâte de feijão (haricot noir) sous forme de beignet, que l’on farcit ensuite de crevettes sautées.