<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Bitcoin : le roi est nu

22 décembre 2022

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Bitcoin : le roi est nu

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Le satiriste et animateur de « The Late Show », Stephen Colbert, l’a surnommé « de l’or pour les nerfs » et Rick Falkvinge, entrepreneur informatique et fondateur du Parti pirate suédois, est quant à lui convaincu qu’il « fera aux banques ce que les courriels ont fait au secteur postal ». Mais à l’heure où est rédigé cet article, le cours du bitcoin est passé sous la barre des 19 000 $, tandis que le dollar affiche une forme éclatante. Les cryptomonnaies sont-elles finalement en train de capituler face au dieu dollar ? Comme d’habitude, c’est un peu plus compliqué. 

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Au cours de la dernière décennie, nombreux ont été ceux, de Warren Buffet à Christine Lagarde, qui ont prédit la mort des cryptomonnaies. Pourtant, plus de dix ans après que son mystérieux créateur, Satoshi Nakamoto, a donné vie à sa créature en 2009, le Bitcoin[1] est toujours là et il remplit la mission qui lui a été initialement confiée : permettre des transactions pair-à-pair, d’utilisateur à utilisateur, sur un réseau décentralisé, en s’appuyant sur une technologie dite de « chaîne de blocs », qui enregistre et valide de manière algorithmique les transactions réalisées, « sans l’intermédiaire d’une tierce partie[2] ». Bien que le qualificatif de monnaie lui soit dénié par de nombreux détracteurs qui considèrent – à raison – que la reine des cryptomonnaies est bien plus un actif spéculatif qu’un outil réel de transaction marchande, Bitcoin s’est tout de même installé dans le paysage de la finance mondiale et avec lui plus de 12 000 cryptomonnaies différentes[3] pour représenter, au total et avec l’aide de ses multiples consœurs, un trilliard de dollars de capitalisation, soit l’équivalent d’un tiers du PIB français[4] ou de la capitalisation de la firme géante Apple.

« Qui de son soc ouvrira le sein de la plaine, pour y moissonner les fruits que Cérès nous amène[5] ? » Pas le bitcoin, malheureusement, qui peine à remplir ses promesses de révolutionner pour de bon finance et économie mondiale. Car si la mort du Bitcoin n’est pas advenue, celle du dollar se fait tout autant attendre et le chemin semble encore bien long, pour le bitcoin, comme pour n’importe quelle autre cryptomonnaie, avant de s’imposer en tant que devise internationale. Non seulement le bitcoin n’est pas une devise internationale, mais même son statut nouvellement acquis d’« or numérique » semble compromis. Difficile en effet de considérer comme une valeur refuge un actif qui affichait un cours de 69 044 $ le 10 novembre 2021 (son plus haut niveau historique) et a chuté de plus de 70 % depuis (le cours du bitcoin est de 19 126 $ au 24 septembre 2022). On rappellera tout de même que le bitcoin ne valait pas plus de 700 $ jusqu’en 2016 et que son cours est passé en un an, au cours de l’année 2017, de 1 000 à près de 20 000 $.

Crash des monnaies

Évidemment, on pourrait rétorquer que le dollar a perdu plus de 90 % de sa valeur depuis la création de la FED en 1913 et que 2 000 billets verts aujourd’hui ne représentent même pas l’équivalent de ce que 100 dollars permettaient d’acquérir au début du xxe siècle. Toutefois, ce genre de raisonnement ne tient en réalité aucun compte des multiples variations attachées aux évolutions techniques et sociales et à l’évolution du coût des biens manufacturés ou des matières premières. Et il faut bien sûr aussi considérer l’importance déterminante du tournant représenté par la fin de la convertibilité or-dollar en 1971. La décision prise par Nixon inaugure une ère de fluctuation incessante pour le dollar et accélère la financiarisation de l’économie mondiale. L’essor de l’informatisation dans les années 1970 annonce l’avènement de la monnaie scripturale : l’argent n’est désormais plus qu’une suite de signes traités par le langage binaire des machines. En ce sens, dénoncer les cryptomonnaies comme une forme de chimère électronique n’a aucun sens. Cela fait bien longtemps que la monnaie n’est plus qu’un signe électronique. Il serait plus juste de considérer les cryptomonnaies comme une forme de « finance pour tous », dans laquelle n’importe qui peut acquérir et stocker des cryptoactifs sur un portefeuille électronique en quelques clics… à ses risques et périls puisque la valeur de ces cryptoactifs peut varier dans des proportions énormes en quelques heures.

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On en donnera pour exemple le crash récent de Terra Luna. Huitième cryptomonnaie mondiale, Terra Luna représentait une capitalisation de plus de 45 milliards de dollars. Son écosystème économique reposait sur la cryptomonnaie Terra Luna, émise sur la blockchain du même nom, et sur le stablecoin Terra USD (UST), censé garantir une stricte équivalence avec le dollar américain. Mais cette équivalence n’était garantie que de manière algorithmique, grâce à un savant calcul de moyenne entre cours du dollar, cours des cryptomonnaies et de multiples autres facteurs, comme le cours des matières premières ou des denrées agricoles ou des ressources énergétiques. Et quand ces cours se sont mis à avoir la bougeotte, et à affoler l’économie mondiale, avec la guerre en Ukraine, le cours du stablecoin UST a dévissé, entraînant dans sa chute ses investisseurs. L’effondrement de l’UST a entraîné celui de tout l’écosystème Terra en mai 2022. En l’espace de quelques jours, 45 milliards de capitalisations sont partis en fumée alors que le cours de Terra Luna passait de 119 dollars en avril à 0,000000999967 $ le 13 mai.

Le crash de Terra a sérieusement diminué la confiance dans les cryptomonnaies. Sans être aussi dramatiques que celle de Terra Luna, les dégringolades subies par les principales cryptomonnaies, comme le bitcoin ou l’ether, annoncent pour beaucoup un « hiver crypto », soit une longue période de baisse des cours. Si le bitcoin et les cryptomonnaies semblent bien implantés dans le paysage financier aujourd’hui, ces nouveaux types d’actifs numériques sont encore bien loin de concurrencer le dieu dollar. D’après l’IMF, en juin 2022, le dollar représentait encore près de 60 % des réserves de change mondiales (6 877 milliards, pour un total de 11 679 milliards, tandis que l’euro en représente 2 342 milliards)[6]. D’après les économistes Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff[7], la domination du billet vert est également frappante en tant que monnaie employée pour les actifs financiers : 50 % des obligations sont en dollars, 30 % en euros et le reste dans la monnaie de l’émetteur. La monnaie américaine est omniprésente sur le marché financier de la dette.

Le bitcoin ne remplacera donc certainement pas le dollar dans un proche avenir. Au contraire, un autre danger pèse sur le protocole d’échange inventé par Satoshi Nakamoto : son principe de fonctionnement. Le nombre de bitcoins en circulation a été limité par son créateur à 21 millions. Au 14 janvier 2022, on dénombrait près de 19 millions de bitcoins en circulation à l’échelle mondiale. Sachant que le mécanisme de validation des transactions sur le réseau Bitcoin est assuré par des utilisateurs qui fournissent un peu de la puissance de calcul du réseau en échange de récompense en fractions de bitcoins (ce que l’on nomme des « mineurs »), qu’adviendra-t-il quand il ne sera plus possible d’émettre de nouveaux bitcoins et de récompenser les mineurs ? Le protocole est-il dès lors voué à péricliter pour faire des bitcoins en circulation une sorte d’or numérique, relique de la tentative de Nakamoto, mais impossible à échanger, puisque plus personne ne voudra assurer sans récompense le fonctionnement du réseau ?

Quoiqu’il en soit, ce scénario catastrophe ne sera pas atteint avant le seuil du xxie siècle. D’ici là, une autre cryptomonnaie aura peut-être pris la place du roi Bitcoin, avant que celui-ci n’ait pu même rêver de détrôner le dieu dollar. Un autre scénario pourrait encore être envisagé : celui des monnaies numériques de banque centrale (MNBC), des monnaies totalement dématérialisées émises par les banques centrales, reposant, sur le modèle des cryptomonnaies, sur une ou des blockchains dédiées, mais surtout contrôlées par les États. La Commission européenne a lancé les travaux préliminaires afin de pouvoir développer un euro numérique. Pékin est déjà en train d’expérimenter son renminbi virtuel et les États-Unis, pour une fois en retard, ont annoncé, le mercredi 9 mars 2022, par la voix de Joe Biden, l’ouverture d’un chantier concernant le dollar numérique, pour garantir « des transactions efficaces et à faible coût, en particulier pour les transferts et les paiements transfrontaliers ». Ce qui pourrait précipiter la chute du dollar n’est ainsi pas le bitcoin, mais le… dollar numérique. À moins qu’une autre puissance ne coiffe au poteau les États-Unis à ce nouveau jeu.

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[1]. Le B majuscule désigne le protocole. Le b minuscule, le jeton électronique.

[2]. Satoshi Nakamoto, « Bitcoin : a peer-to-peer electronic cash system », 2008, p. 2 : « What is needed is an electronic payment system based on cryptographic proof instead of trust, allowing any two willing parties to transact directly with each other without the need for a trusted third party. »

[3]. Selon le site Coingecko.com

[4]. Entendons-nous bien sur le fait que comparer capitalisation boursière et PIB n’a aucun sens, mais qu’il s’agit ici de donner un simple ordre de grandeur.

[5]. Cérès est la déesse de l’agriculture, ici implorée par un personnage d’Aristophane dans sa pièce Ploutos.

[6] https://data.imf.org/

[7] Emmanuel Garessus, « La suprématie du dollar est encore plus forte qu’on ne le prétend », Le Temps, 21 novembre 2021.

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À propos de l’auteur
Laurent Gayard

Laurent Gayard

Docteur en études politiques du centre Raymond Aron de l’EHESS. Professeur à l’Institut Catholique de Paris.

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