Hormis ses riverains et les lecteurs assidus des aventures de Nestor Burma[1], combien de Parisiens connaissent la rue du Dobropol (17e arr.) ? Et surtout, combien savent que ce nom macédonien évoque une des dernières batailles de la Première Guerre mondiale, dont l’issue s’avéra décisive pour le conflit ? Pour le comprendre, il faudrait déjà avoir entendu parler de l’Armée d’Orient, issue de la désastreuse expédition des Dardanelles (1915), dont une partie des rescapés fut repliée vers Thessalonique pour secourir l’armée serbe, mais qui attendit près de deux ans que la Grèce sorte de sa neutralité pour pouvoir entrer en action.
Retour vers le futur
À force de n’étudier dans la Première Guerre mondiale que le front occidental, on finirait par oublier qu’elle est d’abord issue des rivalités entre pays balkaniques, se disputant les dépouilles d’un Empire ottoman moribond. À l’issue des guerres de 1912 et de 1913, la Grèce et la Serbie font figure de grands vainqueurs, et la Bulgarie de dindon de la farce, car malgré plus de 60 000 morts – pour moitié par maladie –, elle a vu tous ses voisins se coaliser contre elle en 1913, lui faisant perdre une bonne part des gains territoriaux de l’année précédente. Ce n’est donc pas un hasard si elle se joint aux Empires centraux en septembre 1915 ; son intervention permet à l’Autriche de triompher enfin de la Serbie, qu’elle avait agressée en 1914 avec l’espoir de la vaincre en quinze jours, pour décourager l’intervention de ses alliés français et russes – elle aura mis quinze… mois ! Et la capitulation serbe ne résout en rien le conflit général dans lequel est dorénavant enlisé le continent.
D’autant que si le gouvernement de Belgrade est vaincu, 200 000 Serbes, civils et militaires, ont réussi, au prix d’une terrible odyssée hivernale dans les montagnes albanaises, à s’échapper pour continuer la lutte avec le soutien des Alliés. D’abord réfugiés à Corfou, un peu à l’abri des regards indiscrets, les soldats serbes sont transférés à Salonique (ou Thessalonique) où le Premier ministre grec, le libéral Venizélos, a autorisé Français et Anglais à constituer un camp retranché pour héberger une partie des troupes évacuées de la presqu’île de Gallipoli, à partir d’octobre 1915.
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Venizélos penche en effet du côté de l’Entente, ainsi qu’une partie de l’intelligentsia du pays, très occidentalisée. Mais il doit compter sur le roi et son entourage, beaucoup plus proche des Allemands, ne serait-ce que par les liens familiaux (Constantin est le beau-frère du Kaiser) et sur le loyalisme d’une grande partie de la population, qui apprécie en outre la neutralité défendue par le monarque, qui a préservé la Grèce du bain de sang. En accueillant des troupes de l’ancienne Entente, le Premier ministre espère quand même faire pencher la balance vers une entrée en guerre avec les Alliés, mais il risque aussi de provoquer une intervention de la Bulgarie, désormais belligérante. Géopolitiquement, son calcul se défend, les principaux ennemis de la Grèce – Bulgarie et Empire ottoman – ayant rallié les Empires centraux, et les gains territoriaux potentiels étant bien plus conséquents si ces derniers étaient défaits.
Mais la résistance du roi et de ses soutiens pousse Venizélos à la dissidence, créant une situation de quasi-guerre civile et de partition de la Grèce en 1916 (« schisme national »). Après la fin du tsarisme en Russie, qui limite les objections de Moscou aux ambitions grecques sur Constantinople, les Franco-Britanniques obtiennent le départ du roi Constantin et son remplacement par son fils cadet, Alexandre. Venizélos transfère son gouvernement de Thessalonique à Athènes, où il rappelle l’Assemblée élue en 1915, dans laquelle il disposait d’une nette majorité et que Constantin avait dissoute. La Grèce entre alors officiellement en guerre contre les Empires centraux, avec un soutien financier et militaire des Alliés, en particulier de la France, pour pouvoir mobiliser et équiper son armée.
Un front secondaire ?
C’est le général Franchet d’Espèrey, un des héros de la Marne, qui prend en juin 1918 la tête du corps expéditionnaire français, devenu Armée française d’Orient en 1916, avec des effectifs portés à six divisions d’infanterie, dont deux des troupes coloniales, et une forte brigade de cavalerie, soit 200 000 hommes. Franchet d’Espèrey commande aussi l’ensemble des troupes alliées du théâtre balkanique : 200 000 Grecs, 138 000 Britanniques, 140 000 Serbes et même une division italienne. Il hérite des projets de son prédécesseur, Guillaumat, et de ses efforts pour convaincre les Britanniques et les Italiens de la nécessité de prendre l’offensive sur ce front qui ne leur semblait pas prioritaire. En revanche, il ne peut guère compter sur des renforts venus de France, Foch ayant besoin de toutes ses forces face aux offensives allemandes du printemps.
Or, bien que non engagées, les troupes de l’Armée d’Orient ont souffert d’une situation sanitaire désastreuse à Salonique, le paludisme, notamment, y sévissant de façon récurrente. Si bien que les Alliés n’affichent pas une nette supériorité numérique sur les 500 000 hommes de l’armée germano-bulgare, sauf pour l’artillerie où ils disposent de plus de 2 000 canons, dont beaucoup de pièces lourdes, face aux 1 850 plus légères de l’ennemi. Le terrain n’est pas non plus très favorable : la Macédoine, frontalière entre la Serbie (occupée) et la Grèce, est cloisonnée par des montagnes, offrant des voies de pénétration par trop prévisibles, et l’immobilité du front depuis plus d’un an a permis aux Bulgares de renforcer les points faibles de leurs positions. Il était de plus nécessaire d’équiper l’arrière du front pour assurer la logistique d’une armée moderne, même si beaucoup de troupes sont rustiques : lignes de chemin de fer depuis Salonique, lignes de téléphone, routes carrossables, etc.
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L’été 1918 voit le basculement du rapport de force stratégique sur le front occidental : la dernière offensive allemande est bloquée facilement en juillet et les Alliés, désormais renforcés par des contingents américains qui augmentent de mois en mois, contre-attaquent. L’enfoncement des positions allemandes à l’est d’Amiens le 8 août, baptisé « jour de deuil de l’armée allemande » par le général Ludendorff lui-même, montre que l’épuisement moral gagne : la guerre ne peut plus être gagnée. Mais la progression des troupes alliées, inexorable, reste lente : en novembre, le territoire français ne sera pas totalement libéré au nord-est, 80 % du territoire belge seront encore occupés, et il n’y aura aucun soldat allié en Allemagne.
L’effondrement est venu d’un secteur inattendu du front. Au moment où les Franco-Américains réduisaient le saillant de Saint-Mihiel, au sud-est de Verdun, Franchet d’Espèrey a déclenché son offensive. Plutôt que de viser directement Sofia, il a choisi le secteur occidental, où les défenses sont moins élaborées, parce que les Bulgares comptent sur les monts de Voras, qui culminent à plus de 2 500 m d’altitude, pour limiter les axes de pénétration naturels vers le nord : la vallée du Vardar, qui débouche directement à Salonique, et la boucle de la Tcherna. Malgré les inquiétudes exprimées par le général allemand Mackensen, cette zone n’a pas été suffisamment renforcée. Après une journée de préparation d’artillerie, l’assaut est lancé par les troupes franco-serbes sur les hauteurs, où les défenses sont moins denses que dans les vallées ; le 15 septembre, les principaux sommets sont pris : le Dobropolje tombe dans l’après-midi, le Sokol est pris le soir à la lueur des lance-flammes, « poilus » français, coloniaux et montagnards serbes s’illustrent dans le combat en altitude, au corps-à-corps. C’est ce qui inspirera à Roger Vercel, qui a servi à l’Armée d’Orient, cette tirade de son héros, le capitaine Conan, commandant d’un corps-franc sur le front bulgare : « C’est le couteau qui a gagné la guerre, pas le canon ! […] On est peut-être trois mille, pas plus, à s’en être servi, sur tous les fronts. C’est ces trois mille-là les vainqueurs, les vrais[2] ! »
La percée est réalisée, le front bulgare est cassé en deux et les troupes bulgares qui s’accrochent dans les vallées sont progressivement encerclées, car fantassins serbes et, même, cavaliers français, les débordent par les hauteurs. Les Serbes atteignent Vélès, sur le cours moyen du Vardar, le 23 septembre, tandis que les spahis marocains et les chasseurs d’Afrique du général Jouinot-Gambetta[3], après avoir traversé des montagnes sans routes ni cartes, prennent le 29 septembre la ville d’Uskub[4], nœud de communication essentiel à quelque 50 km en amont de Vélès et à plus de 130 km derrière la ligne de front du 14 – c’est l’ultime grand raid à cheval de la cavalerie française en Europe.
Malheur aux vaincus !
Le jour même de la prise d’Uskub est signé à Thessalonique un armistice, demandé trois jours auparavant ; la Bulgarie se retire de la guerre et évacue les territoires occupés, en particulier en Serbie. Ce retrait déclenche une série de conséquences en cascade : le jour même, l’état-major impérial conseille à Guillaume II de demander les conditions de cessation des hostilités à l’ouest. L’exploitation que Franchet d’Espèrey pourrait faire de sa victoire menace désormais les deux autres alliés de l’Allemagne. La Turquie, dont l’armée de Palestine s’est effondrée à Megiddo (ou Naplouse), au moment même où le front bulgare cédait, est menacée d’une attaque en Thrace qui pourrait ensuite débouler sur Constantinople par le nord – un nouveau gouvernement turc, nommé le 7 octobre, signe l’armistice à Moudros un mois après la Bulgarie. L’Autriche-Hongrie voit les troupes alliées déferler en Serbie malgré la reconstitution d’une armée de 11 divisions près de Nis, qui tombe à la mi-octobre, tandis que les peuples slaves, qui ont servi plutôt fidèlement jusque-là, commencent à se désolidariser de la double monarchie.
Le recul généralisé des troupes austro-allemandes sera aggravé par la victoire italienne sur le Piave à la fin octobre (bataille de Vittorio Veneto). L’Autriche n’a plus d’autre solution que de signer l’armistice à son tour, le 4 novembre, à Villa Giusti, livrant passage aux armées alliées des Alpes et des Balkans : le flanc sud de l’Allemagne, le seul face auquel aucune défense n’était prévue ni organisée, est désormais béant, rendant l’invasion inéluctable, quelle que soit l’évolution sur le front occidental. Tirant parti de la chronologie apparente – les épisodes révolutionnaires en Allemagne commencent fin octobre, l’empereur abdique et s’enfuit le 9 novembre et l’armistice est signé le 11 – les chefs militaires allemands se défausseront de leurs responsabilités en accréditant après-guerre la thèse du « coup de poignard dans le dos », dont se servira abondamment Hitler : la révolution politique a ruiné la résistance héroïque de la glorieuse armée allemande. En fait, la guerre est bel et bien perdue avant que ne commencent les « révolutions », et par la faute de l’état-major impérial qui en a justifié le risque initial et a multiplié les erreurs stratégiques : le plan Schlieffen, en 1914, qui empêchait de limiter le conflit aux Balkans, mais qui n’a pas permis d’éviter une guerre sur deux fronts ; la guerre sous-marine à outrance, en 1917, qui n’avait aucune chance de contraindre le Royaume-Uni à la paix, mais provoquerait à coup sûr l’entrée en guerre des États-Unis, fatale à moyen terme.
Derrière chacun de ces choix funestes se cache ce que les Grecs anciens appelaient hubris, une surestimation de ses capacités ou, ce qui revient au même, une sous-estimation de celles des autres. Est-ce vraiment un hasard si l’enchaînement de défaites a commencé dans cette Macédoine d’où a surgi celui qui a dompté la Grèce et le formidable Empire perse, avant de céder lui-même à l’hubris, maladie du conquérant ? Et si c’est l’armée de Bulgarie, cette « Prusse des Balkans », qui y perd la bataille qu’il ne fallait pas perdre, elle qui se targuait de n’en avoir perdu aucune depuis 1915 ?
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[1] Spécifiquement : Léo Malet, L’Envahissant Cadavre de la plaine Monceau, « Les Nouveaux Mystères de Paris », Robert Laffont, 1959.
[2] Roger Vercel, Capitaine Conan, Albin Michel, 1934 (ch. XIII).
[3] Il s’agit d’un neveu de Léon Gambetta, un des fondateurs de la IIIe République.
[4] Aujourd’hui Skopje, capitale de la Macédoine du Nord.