Les limites de la contre-influence française sur le continent africain.

13 octobre 2022

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Des jeunes hommes scandent des slogans contre le pouvoir du lieutenant-colonel Damiba, contre la France et pro-Russie, à Ouagadougou, Burkina Faso, vendredi 30 septembre 2022. (C) Sipa

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Les limites de la contre-influence française sur le continent africain.

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De plus en plus décriée en Afrique, la France perd pied dans une région qu’elle considérait comme son pré-carré. Faut-il y voir le résultat d’une action ciblée de la propagande russe, ou bien la volonté d’émancipation de pays qui rejettent la présence étrangère ? Éléments d’analyse avec Loup Viallet.

Propos recueillis par Emmanuel de Gestas

Loup Viallet est l’auteur de La fin du franc CFA (VA éditions, 2020) et Après la Paix (VA éditions, 2021). Spécialiste en économie internationale et en géopolitique africaine, il réagit aux récentes difficultés de la politique française en Afrique de l’Ouest.

Samedi 1er octobre, des manifestants s’en sont pris à l’ambassade de France à Ouagadougou (Burkina Faso), au lendemain d’un coup d’État militaire. Parmi les émeutiers qui ont tenté d’incendier l’ambassade, certains arboraient des drapeaux russes. La Russie continue donc sa politique d’hostilité à la France en Afrique ? Pourquoi ?

La Russie de Vladimir Poutine cherche à incarner une alternative au modèle occidental incarné par la France en Afrique, en particulier auprès des pays de l’ancien empire colonial français dont les faiblesses sont les plus faciles à instrumentaliser. Si sa politique africaine ne se limite pas aux ex « pays du champ » (la Fédération de Russie a noué des partenariats militaires avec la majorité des États africains et figure parmi les premiers fournisseurs d’armes du continent) on observe cependant que ses principales actions de déstabilisation ciblent systématiquement des pays entretenant des liens complexes et développés avec la France. Ce sont des pions sur l’échiquier de sa guerre contre l’Occident. Plus largement, l’instrumentalisation des faiblesses africaines est la clé pour dominer l’Europe.

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Les pays de l’ancien empire colonial français représentent une terre fertile pour la propagande du Kremlin, qui cherchait déjà à influencer leurs élites et leurs opinions publiques au siècle dernier. De ce point de vue, l’action de la Russie en Afrique cherche à établir une continuité avec la rivalité qui s’est exercée sur le continent entre la France et l’URSS de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la chute de l’empire soviétique. Mais cette rivalité a changé de nature. Les figures politiques sur lesquelles s’appuyait l’URSS pour étendre son influence portaient un discours révolutionnaire, socialiste et anticolonial (quand bien même leurs actions reflétaient très peu leurs postures idéologiques). Certains ont été érigés en mythes par certains courants d’opinions pour avoir mis en scène leurs désaccords avec la France comme Modibo Keita au Mali ou Thomas Sankara au Burkina Faso. Mais les panafricanistes d’aujourd’hui ne sont pas les panafricanistes d’hier. L’Afrique – et en particulier les pays de l’ancien empire colonial français – s’est mondialisée et la France n’y exerce plus nulle part d’hégémonie sur les plans politique ou économique. Depuis les années 2010, le socialisme « à l’africaine » a cédé sa place à des discours révisionnistes et revanchards faisant de la France comme le bouc émissaire de leurs maux passés, présents et à venir. Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, Faustin-Archange Touadéra en Centrafrique, Assimi Goita au Mali et Ibrahim Traoré n’ont pas cherché l’aide du Kremlin pour rejoindre un bloc idéologique en particulier, mais pour se voir garantir un rapport de force qui leur permette de se maintenir au pouvoir (Le resserrement récent des relations militaires et diplomatiques entre le régime algérien – dont la légitimité demeure fragile et qui redoute une nouvelle vague de ‘’printemps arabes’’ – va aussi dans ce sens). Si la force Wagner avait existé en 2010, il y a fort à parier que la crise post-électorale ivoirienne de 2010 aurait pris une autre tournure…

Mais l’appartenance à l’ancien empire colonial français ne constitue pas une condition suffisante pour être éligible aux stratégies de déstabilisation russes. Les cibles privilégiées de la Russie sont des États faillis, qui comptent parmi les plus corrompus, sous-équipés et les moins éduqués du continent. Ainsi l’effondrement du Mali a-t-il ouvert un accès à la Russie au Sahel. La contagion de l’insécurité et de l’instabilité au Burkina voisin lui a permis d’étendre son empire sur la bande sahélo-saharienne.

Comment la Russie parvient-elle à avoir prise sur une partie de l’opinion africaine francophone à notre détriment ? Comment, concrètement, s’y prend-elle pour nous décrédibiliser aux yeux de ces populations ?

Le journaliste Antoine Glaser déclarait récemment que la jeunesse africaine rejetait la France. Mon expérience sur le continent me porte à penser que la majorité des jeunes africains, nés dans une Afrique mondialisée, cherchent simplement à survivre. Beaucoup sont prêts à brandir n’importe quel drapeau et à chanter n’importe quel slogan pour une boîte de sardines, un poisson braisé ou une poignée de francs CFA. Certaines poches militantes, notamment issues d’organisations étudiantes, sont particulièrement sensibles à la propagande victimaire russe qui leur donne un corpus idéologique particulièrement sommaire, mais leur représentativité est tout à fait contestable.

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Il n’en reste pas moins que la propagande russe travaille les sociétés africaines sur différents niveaux. Elle abreuve les réseaux sociaux de rumeurs et de fausses nouvelles, principalement sur Facebook et dans les boucles Telegram et Whatsapp. Twitter est très peu utilisé par les politiques et les populations civiles africaines, mais il est aussi saturé de comptes propagandistes, pour influencer les perceptions occidentales. On y a vu par exemple circuler des vidéos d’un vrai/faux charnier monté de toutes pièces par des éléments de Wagner et des éléments de l’armée malienne le lendemain du départ de Barkhane de la base de Gossi au Sud du Mali. Les corps provenaient probablement du massacre perpétré un mois plus tôt par les mercenaires russes dans le village de Moura, situé au nord-est de Gossi. Depuis début octobre, une fake news apparue des années plus tôt sur les réseaux sociaux camerounais, tourne de plus en plus : il s’agit de « révélations » sur « les 11 accords secrets » qui maintiendraient l’Afrique sous tutelle de la France. À Bangui, la propagande russe a pris des airs hollywoodiens avec la projection dans le stade omnisport d’un film (produit par une société détenue par le parrain de Wagner, Prigojine) où les mercenaires étaient présentés comme des sauveurs de l’Afrique, reproduisant par la même occasion un cliché colonial bien connu…

Le Kremlin compte aussi sur des influenceurs ambulants qui agitent un discours anti-français présenté comme panafricaniste en Europe et en Afrique. Parmi les plus connus, la suisso-camerounaise Nathalie Yamb qui se présente sous le surnom de « la Dame de Sotchi » (invitée au premier sommet Afrique-Russie de Sotchi en 2019, elle s’est livrée à une diatribe tonitruante contre le supposé « colonialisme français en Afrique »). Un an plus tard, elle était invitée au Parlement européen à participer à l’édition Africa Week du groupe Socialistes et Démocrates. Le plus célèbre de ces influenceurs a été qualifié par Alexandre Douguine d’ « espoir africain d’un monde multipolaire ». Il s’agit du franco-béninois Kémi Séba, particulièrement populaire parmi les diasporas africaines en France et en Belgique, qui déchaîne ses fake news contre la Françafrique, reprenant tous les poncifs des révolutionnaires panafricanistes des années 1960 – avec 60 ans de décalage, donc.

Ces opérations d’influence sont peu coûteuses et très efficaces. Très localisées, elles produisent des effets grossissants qui tendent à tromper les perceptions des publics occidentaux. Sur place, les marques françaises continuent d’être plébiscitées par les consommateurs africains et les villes africaines ne sont pas des coupe-gorges pour les Français. De très nombreuses familles africaines ont des liens réguliers avec le continent européen et la France en particulier, connaissent des gens qui y ont voyagé ou qui y résident, regardent certains divertissements français à la télévision, rêvent de visiter Paris (mais aussi Dubaï ou New York) et écoutent (parmi d’autres) de la variété française ou du rap français…

La France suscite une pluralité de sentiments, parfois contradictoires, mais certainement pas un rejet massif et univoque. En réalité, la majorité des dirigeants africains qui se font les vassaux de Moscou ne croient pas dans leur propre propagande. Pour ne prendre qu’un seul exemple concret : ni le Mali ni la Centrafrique ne sont sortis du franc CFA alors qu’ils en avaient (et en ont toujours) la possibilité, pourtant leurs régimes dépeignent la France comme un repoussoir néocolonial. Laurent Gbagbo a gouverné pendant une décennie avant d’attaquer soudainement ce symbole au lendemain de sa défaite électorale, de telle sorte à créer un écran de fumée, une diversion.

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Face à la propagande russe et ‘’néo-panafricaniste’’, quel contre-récit pourrait proposer la France ? Comment rendre notre action dans ce domaine beaucoup plus offensive à l’égard de ceux qui menacent directement nos intérêts ?

L’écueil serait de répondre à la propagande par de la propagande. Emprunter des codes similaires au narratif russe (un récit révisionniste, systématique et spectaculaire) renforcerait les soupçons que ce dernier cherche à soulever contre la France et contribuerait à rendre illisible la lecture d’une situation géopolitique déjà confuse pour de nombreux acteurs.

Comment contrer une propagande sans faire de la propagande ? De grandes institutions publiques françaises (le ministère des Affaires étrangères, la direction du Trésor, la Banque de France…) ont décidé de mener une contre-offensive en produisant des articles pédagogiques sur leurs réseaux sociaux et leurs pages web officielles, dont le contenu vise à « débunker » les mythes véhiculés contre la France. Ces initiatives sont sans doute nécessaires, mais elles sont totalement inefficaces et leur portée médiatique est inexistante. Du côté des mass-médias, je n’ai souvenir que de deux documentaires ayant décrypté cette thématique auprès du grand public, un documentaire produit par France Télévisions où il était question de Wagner, avec un chapitre focalisé sur son action en Afrique et un 26 minutes produit par Arte sur le soft power russe en Centrafrique. C’est particulièrement maigre. Il est vrai que le traitement médiatique accordé au continent africain dans l’audiovisuel public est particulièrement marginal et que cette marge même est largement monopolisée (à quelques rares exceptions) par des invités dont les discours véhiculent des clichés hérités des luttes militantes socialistes et panafricanistes des années 1960 (comme Achille Mbembe, Alain Mabanckou, Rokhaya Diallo, Pascal Blanchard, Mamane…) et entretiennent un soupçon parmi les téléspectateurs au sujet de la réalité de l’action et des intérêts de la France en Afrique. Les marges de progression pour l’émergence d’un discours clair, réaliste et captivant (parce que les enjeux sont vertigineux) sur les relations entre la France, l’Europe et l’Afrique, sont considérables.

La réactivité des services de renseignement de l’armée française à l’occasion de la mise en scène macabre de Gossi en avril dernier a démontré que le rétablissement des faits, images à l’appui, permettait non seulement de neutraliser une fake news dont le développement aurait pu avoir des répercussions dévastatrices, mais aussi de mettre au jour le cynisme des mécanismes de la propagande russe. La guerre informationnelle est l’un des volets de la guerre hybride que livre la Russie à la France sur le flanc sud de l’Europe. Mais leur mission fondamentale n’est pas de mener la guerre sur les réseaux sociaux, dans la presse, dans des livres ou sur des tribunes. Tant que les citoyens français – politiques y compris – n’auront pas conscience que les sociétés européennes sont les dernières poupées russes de la stratégie poutinienne en Afrique, tant qu’ils n’auront pas ouvert les yeux sur la réalité des liens d’interdépendance entre les deux continents, ils ne comprendront pas que derrière l’incendie d’une ambassade ou d’un institut français à Ouagadougou ce sont eux qui sont visés en dernier ressort et qu’il faut réagir en urgence.

Au moment où je réponds à vos questions, cela fait une semaine que le groupe Wagner a signalé sur ses réseaux sociaux que les recrutements de mercenaires à destination du continent africain et du Moyen-Orient étaient fermés jusqu’à nouvel ordre. Cette nouvelle n’annonce pas la fin de l’influence et des manipulations russes en Afrique. Elle inaugure sans doute une nouvelle séquence où l’agenda du Kremlin est surtout focalisé sur les développements de la guerre en Ukraine.

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