Loin d’être, pour Lula, le succès annoncés par les commentateurs, les élections brésiliennes marquent de nombreuses victoires des membres du parti de Bolsonaro dans les élections locales et fédérales. Si Lula et Bolsonaro sont au coude-à-coude pour le second tour de la présidentielle, le Parti libéral s’enracine dans la politique locale du Brésil.
Le 2 octobre 2022 avaient lieu au Brésil, et de façon concomitante, le premier tour des élections présidentielles, l’élection de tous les gouverneurs d’État (26 États plus le District Fédéral de Brasilia), et le renouvellement du Parlement national (ensemble de la Chambre des députés, 513 sièges, et un tiers du Sénat, qui compte 3 sénateurs par État) et des chambres législatives des États fédérés. Le mode de scrutin est variable d’une élection à l’autre : scrutin majoritaire à deux tours pour la présidentielle et l’élection des gouverneurs, majorité des scrutins exprimés à deux tours pour les sénatoriales, scrutin proportionnel pur pour la Chambre des députés, mode de scrutin variable d’un État fédéré à l’autre pour les chambres locales.
Grande importance des élections locales
Les élections générales peuvent paraître plus négligeables que les présidentielles, mais leur importance est en réalité fondamentale. Le soutien d’une majorité stable dans les deux chambres, souvent le fruit d’un jeu d’alliances, est en effet une clé de la conduite sereine des affaires gouvernementales. Or le gouvernement sortant a clairement, malgré quelques belles réussites, manqué d’une majorité solide durant la dernière législature, ce qui a fortement limité son champ d’action et les réformes en profondeur de l’État annoncées en début de mandat.
De même, de nombreuses compétences demeurent l’apanage des États fédérés, parmi elles la sûreté publique. Il est par conséquent essentiel pour la cohérence de l’action du gouvernement fédéral, le Brésil étant un pays-continent, de trouver autant de relais politiques que possible chez les gouverneurs et assemblées législatives d’États fédérés.
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Des tribunaux électoraux partout dans le pays veillent à la bonne tenue des élections, le système étant chapeauté par le Tribunal Supérieur Électoral (TSE), sorte de cours suprême en la matière. Le système, autrement dit, est plutôt complexe, et le vote, obligatoire, toujours assez massif. Les suffrages sont comptabilisés par des « urnes électroniques », dont l’utilisation est critiquée depuis de nombreux mois par le gouvernement, lequel lui aurait préféré des bulletins papier. Le TSE assure pourtant que les technologies employées sont fiables, et que les opérations de vote sont parfaitement transparentes.
Erreurs des sondages
À en croire le principal institut de sondages brésilien, Datafolha, une émanation du quotidien Folha de Sao Paulo, le scrutin présidentiel devait être remporté de manière écrasante par l’ancien président Lula Da Silva (Parti des Travailleurs – PT). Il était même question d’une victoire au premier tour, puisqu’il estimait que le score de Jair Bolsonaro (Parti Libéral – PL) ne dépasserait pas les 31 à 33% des suffrages. Avant les présidentielles de 2018, ce même institut ne donnait déjà pas Bolsonaro présent au second tour. De là à penser qu’il puisse se livrer à des opérations de manipulation de l’opinion publique, il n’y a qu’un pas, franchi de longue date par le Président, qui dénonce une atmosphère de mensonge dans les médias.
Et de fait, grâce à un peu plus de 43% des voix, contre 48% à Lula Da Silva, Jair Bolsonaro crée une nouvelle fois la surprise. Il confirme, alors qu’il recueille encore plus de voix qu’au premier tour en 2018, qu’il faudra compter avec lui et ses partisans lors du second tour. Au-delà du raté, volontaire ou non, des instituts de sondages, le bolsonarisme semble durablement s’implanter dans le paysage politique brésilien, puisque les élections générales constituent déjà un succès de taille pour le PL et ses alliés.
Parmi eux, huit gouverneurs d’États sont élus dès le premier tour, dont celui de Rio de Janeiro avec près de 60% des suffrages, et huit autres sont en ballotage favorable, notamment Tarcisio Gomes, efficace et apprécié ancien ministre de l’Infrastructure (État de Sao Paulo). Avec 83 députés et (à ce jour) 15 sénateurs, ce qui constitue le meilleur résultat pour un parti brésilien depuis 1998, le Parti Libéral devient le plus grand groupe tant à la Chambre des députés qu’au Sénat. Il n’aura dès lors guère de difficultés à former une coalition de gouvernement si Bolsonaro devait être réélu. Même dans les assemblées d’États fédérés, où règne pourtant un clientélisme bon teint, le PL et ses alliés réussissent aussi à percer de façon notable.
Et c’est bien là que le doute et la confusion s’emparent de nombreux observateurs des élections au Brésil. Comment se fait-il que les fidèles de Bolsonaro progressent partout dans le pays, au point de désormais dominer la vie politique, mais que le président sortant se trouve en position de ballotage plutôt défavorable ? D’aucuns souhaiteraient expliquer cet étrange paradoxe par le côté excessif et le franc-parler de Jair Bolsonaro, qui contrasterait avec la relative retenue de certains de ses candidats. Pourtant, ceux-ci affichent très clairement leurs couleurs et leur dévouement au Président, dont ils souhaitent évidemment la victoire. Il serait pour le moins surprenant de voir à terme un Lula Da Silva revenir aux affaires pour trouver un pays qui lui serait politiquement hostile, en tous cas en dehors de la zone géographique totalement noyautée par le PT qu’est le Nordeste – et même dans le Nordeste, les candidats bolsonaristes n’ont pas démérité…
Un soutien populaire
N’en déplaise au grand patronat, aux intellectuels et à l’essentiel de la gauche brésilienne, la baisse globale de l’insécurité, la simplification administrative, l’amélioration des routes et infrastructures, ou encore la généreuse politique sociale de soutien aux plus pauvres même (et surtout) durant la pandémie de Covid ont permis à Bolsonaro d’asseoir une popularité inattendue auprès des classes les plus pauvres et d’une grande partie de la classe moyenne – sans parler des petits entrepreneurs et des acteurs de l’agro-alimentaire. La question se pose donc réellement, et elle se posera encore plus au second tour, sur la sincérité de l’élection. Quant au TSE, il pêche souvent par un biais politique marqué qui l’éloigne des règles de droit, et il est loin d’être l’un des acteurs des plus objectifs lorsqu’il s’agit de démêler le vrai du faux…
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Des ingérences étrangères sont également à redouter. Depuis au moins le mois de février 2022, et sans que l’on ne la sollicite à ce propos, la CIA s’emploie à faire l’éloge de la probité du système électoral brésilien. Plus menaçant encore, le directeur de cette même agence, William Burns, s’est permis de s’inviter à Brasilia en mai 2022 afin de mettre en garde Jair Bolsonaro et son chef des services de renseignement, le général Heleno, sur ce même sujet. La presse internationale, en parallèle, martèle depuis plusieurs mois la rengaine du risque de contestation des élections présidentielles, et des tentations putschistes du gouvernement. Tout ceci respire à plein nez la campagne de désinformation, voire de guerre informationnelle, et suggère que les néo-conservateurs américains appellent à ce qui pourrait s’apparenter à un changement de régime au Brésil.
Peser en Amérique latine
Contrairement à une croyance tenace, Bolsonaro est bien moins pro-étatsunien qu’il n’est surtout pro-brésilien. Il a largement démontré au travers de ses interactions au sein des BRICS, et même directement avec Vladimir Poutine, qu’il est l’héritier de la doctrine du « Pragmatisme Responsable », imaginée par le président Ernesto Geisel en 1975. Cette doctrine reprend l’idée que le Brésil doit à terme devenir la force dominante de l’Amérique du Sud et même de l’Atlantique Sud dans un monde multipolaire, ce qui pose un problème à Washington.
La revue Foreign Policy s’indignait du reste dans un article en date du 22 septembre 2022 de ce qu’elle voit comme un rapprochement du Brésil avec la Chine et la Russie, et elle se déclare ouvertement pour le retour de Lula. Pareillement, l’Atlantic Council s’irrite régulièrement de la position de défiance répétée de Jair Bolsonarao à l’égard de l’Empire, qu’il s’agisse de ses prises de position sur le Covid ou de l’annulation sine die de la fusion Embraer/Boeing. Tout ouvertement gauchisant qu’il soit, Lula Da Silva cultivait de son côté des liens d’amitié non dissimulés avec Georges Bush Junior quand il était au Planalto, et il paraît en tous cas bien plus utile aux ambitions étatsuniennes dans la région. Son candidat à la vice-présidence, Geraldo Alckmin, était pour sa part candidat du centre-droit (PSDB) aux présidentielles de 2018. Le New York Times, entre autres, le présentait alors comme le « Hillary » brésilien. Tout comme en son temps Michel Temer (MDB), vice-président de Dilma Rousseff qu’il a remplacée à la suite de son empêchement en 2017, Alckmin est un visiteur assidu de l’ambassade américaine à Brasilia, et du consulat de Sao Paulo.
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Les semaines à venir seront sans doute passionnantes, et elles permettront à Jair Bolsonaro de continuer de faire campagne en soulignant la santé économique assez insolente du Brésil en ces temps de crise. Le pays connaît, il est vrai, un taux de croissance très au-dessus, et une inflation très en-dessous du monde occidental, sans parler d’une balance commerciale spectaculairement excédentaire. Nouveau « nourrisseur » de la planète grâce à un secteur agro-industriel florissant et choyé par le Président, le Brésil commence de plus à faire profiter sa population de certains de ses liens avec ses partenaires des BRICS – par exemple du diesel bon marché en provenance de Russie. Les jeux restent totalement ouverts pour le second tour du 30 octobre 2022, mais la stabilité et l’unité de la société brésilienne risquent maintenant d’être bouleversés quelle que soit l’issue du scrutin.