Tibet, Amérique latine, tatouage et corsaires, panorama des livres de cette semaine.
Tibet Libre
Barbara Demick, Le Tibet profané – Vivre, mourir et résister dans un pays occupé, Albin Michel, 2022, 24.90€.
Tibet est « une terre interdite », gérée d’une main de fer par la Chine depuis les années 1950. Barbara Demick est parvenue à détourner les interdictions faites aux journalistes pour atteindre la ville de Ngaba, dans la province de Sichuan, cité située à plus de 3 000 m d’altitude et totalement fermée par le Parti communiste chinois. En tant que correspondante pour le Los Angeles Times, elle rassemble des interviews d’habitants, dont une jeune nomade qui se radicalise dans un monastère, une lycéenne obligée de choisir entre sa famille et une bourse chinoise, un poète prêt à tout pour faire entendre la voix de la résistance ou encore une princesse séparée de sa famille depuis la Révolution culturelle et exilée à Dharamsala. Elle a aussi rencontré le Dalaï-lama, chef suprême et religieux, lui aussi reclus à Dharamsala.
L’enjeu de ce livre est de montrer la manière utilisée par les Tibétains pour refuser la soumission à la toute-puissance de la Chine, et donc pour sauvegarder leur culture, leur langue et leur spiritualité. Il met ainsi en exergue un peuple déchiré entre la non-violence et les armes. Pour la Chine, cette province asiatique est « la République autonome du Tibet », rien de plus, les étrangers y sont mal vus et les seuls touristes admis sont les Chinois. Ngaba, ville où l’auteur a enquêté, est le théâtre régulier de manifestations antigouvernementales, ce qui dévalorise fortement l’image de Pékin qui veut assurer à qui veut l’entendre que les Tibétains sont heureux sous son autorité. L’auteur organise son récit de manière chronologique, de 1958 à nos jours, pour comprendre les raisons profondes des résistances au Tibet.
Voyages
Jacques de Mandat-Grancey, La forêt des nuages, Michel de Maule, 2022, 19€.
1981, l’Amérique centrale est déchirée par des luttes sanglantes entre guérillas et gouvernements. Juan Gutiérrez, un jeune banquier cubain américain, est kidnappé et emprisonné dans un hameau des montagnes du Honduras alors que ses ravisseurs, des terroristes salvadoriens et nicaraguayens, négocient sa rançon. Avec l’aide de l’une de ses geôlières, il parvient à s’enfuir et, après un voyage mouvementé, finit par trouver refuge dans un camp des Contras, sur un point très élevé de la sierra, à la frontière du Nicaragua, près de ce qu’on appelle la Forêt des Nuages. Mais des circonstances l’obligent à quitter de nouveau cet endroit.
Jacques de Mandat-Grancey a beaucoup voyagé en Amérique centrale, en tant que banquier puis comme diplomate humanitaire. Il entame son récit au mois de février 1981, le situant dans un cadre d’affrontements violents encouragés par le contexte de la Guerre froide. Cet épisode étant déjà lointain, l’auteur prend soin de faire un bref rappel historique. Le Honduras est alors dirigé par le général Policarpo Paz Garcia, secondé par le général Alvarez, d’abord chef d’une « unité spéciale de police militaire », puis Chef des Armées. Sans compter quelques prises d’otages, « l’ordre règne ». Ce qui n’est pas le cas pour les deux pays voisins, le Salvador et le Nicaragua.
Le Salvador, un tout petit État lui-aussi gouverné par des militaires, les cinq guérillas marxistes s’unissent en un front commun, le Front Farabundo Marti. La guerre civile ne fait donc que s’intensifier, en particulier à la frontière. Quant au Nicaragua, il est dirigé par le parti sandiniste, parvenu au pouvoir par un coup d’État. Sous la conduite de Daniel Ortega, il installe progressivement par la force un régime communiste, dont certains aspects provoquent le rejet de quelques-uns de leurs partisans.
Les petits paysans voient d’un mauvais œil les planifications forcées et l’acculturation des indigènes, d’où une émigration massive. Et c’est ce mouvement de population qui fait naître le mouvement des Contras. Ce roman est une façon de faire redécouvrir cette période troublée de l’Amérique latine.
Tatouages
Anna Felicity Friedman, Atlas mondial du tatouage, Editions Pyramyd, 2022, 29.90€.
Professeur à l’université et à l’institut des arts de Chicago, Anna Felicity Friedman rassemble ici plus de 700 photographies pour illustrer son enquête mondiale du tatouage. Cet ouvrage est un véritable panorama contemporain du tatouage dans le monde. Celui-ci désigne une discipline artistique et une pratique culturelle visant à créer une image permanente par insertion de pigments sous la peau. Il remonte aux premiers contacts, vers 1750, entre les Polynésiens et les explorateurs comme Bougainville ou Cook.
L’auteur remonte aux origines du tatouage, un concept d’abord traditionnel ou marginal, utilisé comme un moyen d’expression de soi, un porte-bonheur aux vertus magiques ou encore un signe d’apparence culturelle. Il connaît aujourd’hui un succès phénoménal partout dans le monde : tatoueurs, tatoués, salons et motifs ne cessent d’augmenter et de se diversifier. Ce travail met ainsi en relief cette pluralité, cette hétérogénéité à travers les portraits de cent artistes tatoueurs issus de cultures et de pays différents. Ce sont des pionniers du genre aux avant-gardes controversées. Cet atlas défie le temps et l’espace afin de compiler dans ses pages un panorama incroyablement riche du tatouage des quatre coins du monde.
L’auteur organise son enquête en divisant son ouvrage en chapitres, correspondant aux six continents. De nos jours, le tatouage est présent dans presque tous les pays du monde. Il revisite les traditions indigènes depuis le milieu des années 1990 et examine cette culture du tatouage empreint de racines historiques et nourri d’innovations contemporaines. Les tatoueurs présentés ici ont émergé à partir des années 1990, parallèlement à l’explosion du tatouage dans le monde. C’est donc principalement une jeune génération, composée de nombreuses femmes, ce qui est original.
À l’abordage !
Michel Vergé-Franceschi, Surcouf. La fin du monde corsaire, Éditions Passés/Composés, 2022, 21€.
Michel Vergé-Franceschi, historien maritimiste dont les travaux font autorité et sont régulièrement récompensés par de prestigieuses récompenses, nous livre une nouvelle page de l’histoire de la navigation : la vie de Robert Surcouf, le célèbre corsaire qui fut l’un des premiers récipiendaires de la Légion d’honneur décernée par Napoléon, à qui il sera toujours fidèle, mais aussi l’un des derniers témoins d’un monde qui disparait, celui de l’ancienne marine, celle qui a fait la fortune des Corsaires.
Michel Vergé-Franceschi nous raconte la légende de celui qui fut considéré par les Anglais comme un ennemi des plus redoutables sur mer. « Surcouf est plus qu’un personnage, c’est le témoin de deux époques, l’Ancien Régime puisqu’il est né en 1773, exactement cent ans après son lointain cousin Duguay-Trouin qui était l’immense corsaire de Louis XIV et de la Révolution. Il a 16 ans en 1789, il n’est pas en France à ce moment, il est déjà dans l’océan Indien. Il va mourir en 1827, vingt ans avant l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage par Victor Schœlcher en 1848. Il est donc ce témoin de l’Ancien Régime qui est en train de s’écrouler et d’une ère nouvelle. »
Étudier Surcouf a également un intérêt en termes d’histoire politique : « Je voulais montrer combien la question de l’esclavage et de la traite négrière était compliquée à traiter et combien il serait plus judicieux de dire que Napoléon a été contraint de rétablir l’esclavage, car cela donne à réfléchir plutôt que d’être dans une simple affirmation qui entraine immédiatement la condamnation. Les gens comme Surcouf se trouvent dans une situation extrêmement compliquée. La meilleure preuve est que Surcouf est franc-maçon, il est le neveu d’un Vénérable d’une loge maçonnique de Saint-Malo, il gravite dans un milieu composé de capitaines corsaires et capitaines négriers qui sont aussi francs-maçons. Il a été difficile de 1780 à 1848 de passer de l’Ancien Régime à un nouveau régime. Surcouf symbolise complètement cette période, marquée par la fin de « la course » qui est condamnée par la Révolution pour des tas de raisons, car ce n’est jamais qu’une piraterie légale, c’est un pillage autorisé par une Lettre de Marque. »