De leur indépendance en 1991 à l’invasion de l’Ukraine en 2022, les pays baltes se sont toujours montrés très méfiants à l’égard de la Russie. Une volonté d’indépendance qui est passée par l’entrée dans l’UE et dans l’OTAN, mais qui se heurte aux réalités géographiques et humaines de la région baltique. Indépendance, une idée plus qu’une réalité ?
Céline Bayou est chercheur associé au Centre de recherche Europe-Eurasie (CREE). Rédactrice en chef de Regard sur l’Est, experte en relations internationales et énergétiques de l’espace soviétique et en géopolitique de l’espace baltique.
Propos recueillis par Louis Descoups
Historiquement, les relations entre la Russie et les pays baltes sont tendues. Comment ces relations ont-elles évolué sous l’ère Poutine, en particulier depuis le début de la guerre en Ukraine ?
Depuis le recouvrement des indépendances des pays baltes au début des années 1990, ces relations ont toujours été marquées par la méfiance. Même avant l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, les États baltes ont affiché leur volonté de se tenir aussi éloignés que possible des évolutions de la Russie. Boris Eltsine avait beau avoir joué un rôle (intéressé certes) dans la reconnaissance des indépendances baltes par la toute nouvelle Fédération de Russie au moment de l’effondrement de l’URSS, lorsqu’il s’est adressé aux Baltes en 1993 afin de leur proposer des garanties de sécurité, il s’est vu éconduire avec la plus grande fermeté : les priorités de politique étrangère des trois pays étaient alors la double adhésion à l’OTAN et à la Communauté européenne, précisément pour ne pas lier leur destin au grand voisin.
Contre toute attente, lorsque les pays baltes ont négocié leur double adhésion à l’OTAN et à l’UE au début des années 2000, la Russie de Poutine n’a pas surréagi. Elle a manifesté son mécontentement, dénonçant des élargissements selon elle « agressifs », mais, en 2004, elle a laissé faire : jusqu’à aujourd’hui, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie sont les seuls pays qui avaient été incorporés à l’URSS et à être devenus membres des organisations euro-atlantiques.
Pour autant, malgré la sécurité que leur apportaient ces adhésions, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont affirmé au sein de ces instances leur perception d’une menace russe pesant sur l’Europe et le monde. Lors de la guerre russo-géorgienne de l’été 2008 puis, évidemment, de l’annexion de la Crimée à la Russie, ils ont dénoncé l’impérialisme russe, ses violations de l’ordre international et sa capacité de nuisance. Alors que Bruxelles et Washington avaient tenté, au moins jusqu’en 2014, d’établir un dialogue avec la Russie, les trois pays dénonçaient la naïveté des Occidentaux. De son côté, Moscou évoquait le « vent de russophobie » qui soufflait à l’UE comme à l’OTAN depuis leurs élargissements…
Le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine le 24 février 2022 marque évidemment une sorte de tournant ultime : l’Ouest décillé doit se rendre aux arguments baltes qui, historiquement, peuvent se prévaloir d’avoir vu juste. C’est une satisfaction amère.
Les pays baltes en sont convaincus : s’ils n’étaient pas membres de l’OTAN, qui les protège par des plans de défense et le fameux article 5 (clause de solidarité), ils seraient directement menacés aujourd’hui par la Russie.
Il existe dans les pays baltes des minorités russes plus ou moins importantes. Quelle a été leur réaction à la guerre ? Y a-t-il eu une manifestation de l’attachement à la Russie ?
Tout d’abord, ces minorités doivent être appréhendées avec nuance. Parmi ces « russophones », certains sont les descendants de populations présentes dans la région depuis des siècles ; d’autres sont arrivés après 1945 durant la période d’occupation soviétique ; d’autres encore sont des opposants russes, bélarusses ou autres, qui se sont installés sur les rivages baltes pour fuir des régimes non démocratiques ; voire des personnes déplacées d’Ukraine depuis le début de la guerre, de facto potentiellement russophones. Parmi ces « russophones » également, certains sont citoyens lituaniens, lettons ou estoniens ; d’autres sont citoyens d’autres pays ; et d’autres, enfin, sont « non-citoyens », ce statut hybride et très spécifique à l’Estonie et à la Lettonie qui privent ces populations de certains droits.
La majorité de ces populations sont intégrées et loyales à l’État dans lequel elles vivent. C’est pourquoi, depuis que la Russie a lancé son agression contre l’Ukraine, les manifestations de soutien à Moscou ont été marginales, initiative de quelques groupuscules militants, d’ailleurs surveillés de près par les autorités. Mais les populations des États baltes, comme leurs autorités, soutiennent sans ambiguïté l’Ukraine et son combat pour la souveraineté et l’intégrité territoriale.
Ce qui est plus complexe, en revanche, est la défiance qui peut parfois se faire jour entre populations allogènes et russophones. Ce n’est pas nouveau et, depuis plus de trente ans, les russophones sont régulièrement mis en demeure de devoir réaffirmer cette fameuse loyauté à l’égard de l’État dans lequel ils vivent. Un soupçon assez compréhensible demeure à leur égard et la peur d’une « cinquième colonne » est bien présente dans certains segments de la population, voire au sein de certains partis nationalistes.
Dans le même temps, tout en restant vigilants, Tallinn, comme Riga ou Vilnius restent assez persuadés que, même pour les populations russophones et, parmi elles, même pour les non-citoyens, la Russie apparaît de plus en plus comme un contre-modèle. Qu’il s’agisse de la guerre déclenchée par Moscou, de l’autocratie croissante ou du niveau de vie qui règne en Russie… ce pays n’apparaît pas comme attractif.
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La Lituanie a récemment décidé d‘arrêter l’importation d’électricité et de gaz russe, le ministre lituanien de l’Énergie parle d’« indépendance énergétique ». Ces mesures compromettent-elles durablement l’avenir de la coopération économique entre les pays baltes et la Russie ?
Cela fait quelques années déjà que les trois pays travaillent à s’émanciper de leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Il s’agit de ne plus importer de gaz et de pétrole russes, mais également de se déconnecter du réseau électrique hérité de la période soviétique et qui reliait Bélarus, Russie, Estonie, Lettonie et Lituanie (BRELL). Les progrès réalisés en la matière sont considérables, ayant nécessité d’importants investissements, dont certains ont bénéficié du soutien financier de l’Union européenne. Les pays baltes ont en outre rejoint le Plan d’interconnexion des marchés énergétiques de la Baltique (PIMERB) qui réunit depuis 2009 les huit pays de la région baltique et l’Union européenne : il vise à créer un marché énergétique intégré, appuyé par des infrastructures, surtout électriques, qui contribuent à renforcer la sécurité énergétique de la région. Des câbles électriques relient désormais ces pays avec la Pologne, la Suède et la Finlande. Les trois pays ont également rejoint la bourse nordique de l’électricité, Nord Pool. La Lettonie est par ailleurs productrice d’hydroélectricité. Quant à la Lituanie, elle était dotée d’une centrale nucléaire (héritage soviétique) qu’elle a dû fermer à la demande de l’UE pour raisons de sécurité. Suite à un référendum organisé en 2012, elle a renoncé à se doter d’une nouvelle installation nucléaire, mais la réflexion sur cette énergie reste en cours dans la région. Par ailleurs, les pays s’engagent peu à peu dans le renouvelable.
En matière de gaz, la Lituanie s’est dotée en 2014 d’un terminal de gaz naturel liquéfié (GNL) destiné à diversifier ses importations en achetant du gaz norvégien, américain, voire qatari. Très symboliquement, ce terminal a d’ailleurs été baptisé « Indépendance ». Il est toutefois arrivé que des navires de GNL y accostent en provenance de Russie, preuve que la loi du marché et du mieux offrant peut parfois primer.
Il n’en reste pas moins que ces pays ont souvent montré leur capacité à faire prévaloir précisément la posture politique sur l’intérêt économique : c’est ainsi que la Lituanie s’est battue durant quelques années pour entraver la construction par la Russie d’une centrale nucléaire au Bélarus. Elle s’est engagée la première à ne pas acheter cette électricité bon marché qui ne pouvait que renforcer l’interdépendance avec le réseau post-soviétique, et n’a pas ménagé ses efforts pour convaincre ses partenaires estonien, letton et polonais de faire de même.
En mai, la Lituanie a en effet annoncé qu’elle renonçait à tout achat de gaz, de pétrole et d’électricité russes, devançant une décision que l’UE peine à prendre tant les pays européens savent qu’elle sera douloureuse pour leurs économies. Je crois toutefois qu’il faut veiller à ne pas inverser les mécanismes : ce n’est pas la décision de Vilnius qui compromet l’avenir de la coopération énergétique de la Lituanie avec la Russie, mais bien l’attitude de Moscou qui met en jeu toute sa relation avec l’Occident. La Lituanie a pris acte de ce changement de paradigme – auquel elle s’attendait d’ailleurs – et en a tiré les conséquences, de manière rapide et radicale. Son intransigeance reflète sa volonté d’exprimer son attachement à des valeurs actuellement violées par la Russie.
Cela dit, les relations économiques entre les pays baltes et la Russie ne sont pas seulement énergétiques. On pourrait se pencher aussi sur les flux financiers et sur les systèmes bancaires baltes dont on sait qu’ils ont été longtemps assez complaisants à l’accueil d’argent sale russe sous couvert de comptes de non-résidents. On pourrait évoquer aussi ces économies qui se sont longtemps appuyées sur le transit de marchandises en provenance de Russie ou du Bélarus et passant par les ports de Tallinn, Riga, Ventspils ou Klaipeda. L’imposition de sanctions et de contre-sanctions est en train de mettre un coup d’arrêt à ce transit qui tend à être déplacé vers les ports russes du golfe de Finlande (Saint-Pétersbourg, Oust-Louga…)
Y a-t-il une différence de positionnement signifiante des trois États baltes au sujet de la guerre en Ukraine, par exemple en ce qui concerne le soutien militaire et économique ?
Le soutien politique des trois pays à l’Ukraine est unanime et dénué de la moindre ambiguïté. Cela ne veut pas dire qu’on ne constate pas des priorités différentes en matière de soutien économique ou militaire, deltas qui s’illustrent souvent par des stratégies de communication propres à chaque pays. On remarque par exemple que la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, occupe depuis le début de la guerre le devant de la scène médiatique, multipliant les entretiens dans la presse internationale pour délivrer un discours que ne renieraient vraisemblablement pas ses homologues lituanienne et letton.
L’engagement de l’Estonie et de la Lettonie en matière d’aide militaire, humanitaire et financière fournie à l’Ukraine à titre bilatéral positionne ces deux pays en tête du palmarès des pays donateurs (respectivement 0,9 et 0,7 % de leur PIB, contre 0,1 % pour la Lituanie). En valeur absolue, force est de constater que leur engagement est également considérable.
Le léger décalage constaté en la matière avec la Lituanie semble largement compensé par la posture politique de Vilnius qui, depuis des années déjà, se veut gardienne et promotrice des valeurs européennes, dénonçant les dérives autocratiques de Moscou, mais également celles de Minsk (en particulier depuis la réélection frauduleuse d’Aliaksandr Loukachenka à la tête de l’État bélarusse en 2020) ou, plus récemment, celles de Pékin à l’égard de Taiwan. Le prix économique payé par la Lituanie est considérable, mais, jusqu’à aujourd’hui, n’a pas suscité de remise en cause sérieuse de la part de la population. La Lituanie estime que tout atermoiement pour dénoncer la posture non démocratique de ces régimes non seulement contribue à alimenter ces derniers (c’est le cas de la machine de guerre russe aujourd’hui, dont certains rappellent qu’elle reste en partie soutenue par les achats européens d’hydrocarbures), mais compromet de fait les valeurs de ceux qui ne s’y opposent pas frontalement.
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