Andrés Manuel López Obrador entame la dernière ligne droite d’un mandat au terme duquel le Mexique sera censé avoir terminé sa « Quatrième Transformation », nom donné à son grand projet d’émancipation des classes populaires. Celui que l’on surnomme AMLO entend toujours mener à terme ce plan ambitieux devant parachever les trois grands épisodes de l’histoire du pays : l’Indépendance (1810-1821), la Réforme (1858-1861) et la Révolution (1910-1920).
Sans surprise dans un pays à l’équilibre précaire, AMLO s’est toutefois buté à des obstacles structurels qui l’ont empêché de réaliser avec succès ses promesses initiales qui étaient de mater la corruption, de faire croître l’économie et de freiner le crime organisé. Des objectifs qui tous les trois devaient servir à l’amélioration des conditions de vie des gens pauvres, lesquels représentent près de 50 % de la population totale, soit plus de 60 millions de personnes[1].
Que retenir de ces quatre années de López Obrador à la tête de l’État mexicain ? Retour sur une période marquée par la crise migratoire, la militarisation, l’augmentation des homicides, une volonté plus affirmée de « décolonisation » et bien sûr, la pandémie de Covid-19.
Crise migratoire : Washington dans l’ombre de Mexico
La crise migratoire est l’un des plus grands défis auxquels doivent faire face les pays américains. Il s’agissait d’ailleurs du thème central de la neuvième édition du Sommet des Amériques qui se tenait du 6 au 10 juin dernier à Los Angeles, une rencontre boycottée par AMLO pour protester contre l’exclusion par Washington de Cuba et du Venezuela de la rencontre[2].
Quelques mois après l’élection du nouveau président en juillet 2018, des caravanes de migrants se forment depuis l’Amérique centrale et mettent le cap vers les États-Unis, premières vagues annonciatrices d’un véritable tsunami. Rapidement, pour tenter d’endiguer le flot de migrants et sous la pression de Washington, López Obrador envoie des milliers d’agents de la Garde nationale nouvellement créée par lui au sud du pays, à la frontière avec le Guatemala.
Lui qui s’en était pris à la xénophobie du président Donald Trump et à son projet de construction de mur à la frontière se voit aussitôt accusé de mener une politique répressive et inhumaine envers les migrants, ce qui lui est toujours reproché aujourd’hui dans la presse et par de nombreux organismes. Au Mexique, plutôt rares sont les voix à s’exprimer dans l’espace public en faveur d’une politique ferme envers les migrants.
Durant l’année 2019, Donald Trump utilise Twitter pour exprimer tout son soutien à Mexico dans sa tâche de « faire la police migratoire des États-Unis », selon une expression utilisée par les commentateurs. « Le Mexique fait un bien meilleur travail que les démocrates à la frontière. Merci, Mexique ! », lâche le président républicain sur son compte, le 3 juillet 2019.
Il faut dire qu’à peine deux mois auparavant, en mai 2019, Trump agite la menace d’imposer des droits de 5 % sur les produits mexicains entrant aux États-Unis si Mexico refuse de jouer un rôle dans le barrage des migrants. Il menace même de faire augmenter de 5 % ce tarif chaque mois en l’absence de réaction de l’administration AMLO, jusqu’à la hauteur de 25 %. Rapidement, des fonctionnaires mexicains sont dépêchés à Washington pour empêcher un dénouement qui se serait avéré catastrophique pour l’économie mexicaine, 80 % des importations mexicaines étant à destination du pays de l’Oncle Sam.
Le Mexique sur la voie de la militarisation
Dans les journaux dont la grande majorité tend vers la droite libérale, quand AMLO n’est pas pointé du doigt pour avoir alimenté une certaine xénophobie envers les migrants centroaméricains, on lui reproche de s’être servi de la crise migratoire pour militariser le pays. De fait, plusieurs observateurs et politiciens d’opposition écorchent le président pour son recours à l’armée dans de nombreux dossiers clés. En mars 2020, AMLO va jusqu’à confier aux militaires la construction du nouvel aéroport de Mexico, le principal de la mégalopole étant saturé depuis des années. En mars 2022, l’inauguration de la nouvelle infrastructure a été présentée dans les médias et sur les réseaux sociaux comme un fiasco. Exagération médiatique ?
En avril 2022, la branche mexicaine d’Amnistie internationale a exhorté Mexico à renoncer à la militarisation dans une lettre dénonçant la participation de soldats et de membres de la Garde nationale à des cas de torture, de répression et d’enlèvements. La lettre était publiée en réaction à la visite du Comité des Nations unies sur les disparitions ayant statué que la stratégie de Mexico contre le crime était inadéquate.
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Les homicides toujours en hausse
Bien antérieure à l’élection d’AMLO, la crise sécuritaire occupe la majeure partie de l’attention politique et médiatique au Mexique. Enjeu lié de près à la crise migratoire – des groupes criminels étant impliqués dans le trafic de migrants –, l’insécurité est devenue structurante dans l’imaginaire populaire tellement elle occupe les conversations de tous les jours et anime le désir de millions de gens d’émigrer.
Les chiffres disponibles indiquent qu’Andrés Manuel López Obrador n’a pas réussi à endiguer la montée de la violence dans un pays où 33 000 homicides sont enregistrés annuellement depuis 2017[3]. Au contraire, plusieurs observateurs déplorent que la violence ait atteint des niveaux supérieurs à ceux enregistrés sous les deux gouvernements précédents[4].
En 2021, 102 hommes politiques ont été assassinés parmi lesquels 36 étaient candidats aux dernières élections législatives. La même année, au moins 25 activistes écologistes ont été liquidés. 3 000 féminicides ont été enregistrés ces trois dernières années, c’est-à-dire d’homicides qui n’auraient pas eu lieu si les victimes avaient été des hommes. S’ajoutent à cette liste 28 journalistes assassinés depuis le début du mandat présidentiel[5]. Pendant ce temps, l’économie n’a pas enregistré de croissance significative.
En mars 2021, le chef du commandement nord des États-Unis, le général Glen VanHerck, a révélé qu’il estimait entre 30 à 35 % la portion du territoire mexicain contrôlée par les cartels. Une version avalisée par López Obrador qui, voyant le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide, a souligné à la mi-juin 2022 que la moitié du territoire « n’avait pas de problème de violence ». Pour défendre son bilan en matière de sécurité, à la même occasion, il a admis que les homicides avaient augmenté, mais a assuré que son gouvernement était parvenu à réduire de 75 % les enlèvements[6].
Entre nostalgie socialiste et renouveau autochtone
L’un des objectifs phares du président d’AMLO était de revaloriser la part autochtone de l’identité mexicaine dans un pays où elle a longtemps été négligée au profit de sa part espagnole. Nation à l’identité bicéphale, le Mexique est né de la rencontre improbable, violente et féconde entre l’Espagne et le monde précolombien. Sur ce plan, le programme « décolonial » du président s’avère un succès. Au nom d’une ère plus égalitaire, López Obrador n’hésite pas à compromettre une partie des relations entre Mexico et Madrid, l’Espagne restant pourtant le deuxième investisseur au pays après les États-Unis ! Lors de sa cérémonie d’investiture sur la grande place du Zócalo à Mexico, AMLO se prête à des rituels de purification autochtones, donnant le ton à une reconquête symbolique du pays coïncidant avec un vaste courant de fond pro-autochtone en action de Montréal à Buenos Aires[7].
Vivant à Mexico, j’ai pu m’entretenir avec plusieurs Mexicains issus des classes populaires qui m’ont confié se sentir appuyés dans leur mode de vie par un président ayant rompu avec la plupart des codes hiérarchiques de la Nouvelle-Espagne. C’est une réalité difficile à chiffrer, mais tangible dans un pays encore marqué par le traumatisme de la Conquête. López Obrador ébranle l’imaginaire colonial. Dans ses conférences de presse quotidiennes, il s’exprime dans un espagnol populaire accessible à tous, parcourt le pays vêtu d’une guayabera (chemise traditionnelle qu’on garde à l’extérieur du pantalon) et prend systématiquement le parti du peuple contre les puissants. Bénéficiant toujours de près de 60 % d’appuis au moment d’écrire ces lignes, sa popularité tenace s’explique en bonne partie par cette dimension psychosociale.
Dans son best-seller Regreso a la jaula (Retour en cage) paru début 2021, l’essayiste Rober Bartra reproche à AMLO d’incarner une gauche nationaliste, conservatrice et antisystème. Roger Bartra voit dans le mandat d’AMLO l’avènement d’une gauche quasi réactionnaire, car centrée sur les aspirations d’un peuple dont les valeurs sont encore essentiellement conservatrices. « Une première particularité qui saute aux yeux est l’attitude restauratrice de Obrador, tournée davantage vers le passé que vers l’avenir. Nous sommes devant une sorte de “rétro-populisme” », écrit l’auteur.
Tous les jours ou presque, AMLO brille par sa critique récurrente des grands journaux et de leurs lecteurs, qu’il accuse à l’occasion de faire preuve d’égoïsme, de même que de sombrer dans un racisme sournois envers les Mexicains métis et d’origine autochtone, lesquels forment l’écrasante majorité de la population. Au Pérou, l’arrivée au pouvoir de Pedro Castillo en juillet 2021 s’inscrit dans la même dynamique. Si ce dernier prône plus d’égalité socioéconomique, il verse également dans un conservatisme social qu’on aurait beaucoup de mal à lier au courant woke en vogue dans les pays occidentaux.
Covid-19 : le confinement pire que le virus
Enfin, le mandat d’AMLO restera marqué par la pandémie de Covid-19. Dans les médias et sur les réseaux sociaux, on s’est beaucoup moqué de son approche jugée beaucoup trop laxiste en matière de prévention, décrite comme à la limite de l’insouciance. Au tout début de la crise, AMLO déclare qu’il utilise des amulettes pour se protéger du virus, une sortie on ne peut plus populiste dans un pays encore très superstitieux. Sa déclaration a fait le tour du monde.
En février 2021, l’homme de gauche en rajoute en disant avoir contracté le virus parce qu’il doit travailler comme des millions de ses compatriotes. « Nous ne pouvons pas vivre enfermés », laisse-t-il tomber au Palais national. Durant la crise sanitaire, AMLO oppose également une certaine résistance aux grandes compagnies pharmaceutiques.
Mais derrière l’apparence de naïveté du président se trouve une lecture assez fine de la situation de millions de Mexicains ne pouvant pas se permettre de rester confinés pour des raisons économiques. « Mourir de faim ou du virus » : fut l’une des expressions employées dans la presse latino-américaine pour exprimer cette réalité. Au-delà du caractère liberticide de certaines mesures sanitaires appliquées en Occident et en Asie, le président resta conscient que de rigides restrictions auraient fait beaucoup plus de mal à son pays que le virus lui-même.
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[1] Selon les chiffres pour 2020 du Centre de recherche en politique publique basé à Mexico, 43,9 % de la population mexicaine se trouve en situation de « pauvreté multidimensionnelle », alors que 8,5 % se trouve en situation de « pauvreté extrême ». Voir Valeria Moy, « Las cifras mas recientes de pobreza », Centre de recherche en politique publique, 22 février 2022.
[2] Plusieurs observateurs estiment que le geste du López Obrador signe le déclin de l’influence des États-Unis en Amérique latine et même le début d’un nouvel ordre régional.
[3] Certains observateurs estiment que ces chiffres disponibles sur de nombreuses plateformes en ligne devraient être revus à la hausse.
[4] C’est le point de vue du journaliste et écrivain Héctor Aguilar Camín exprimé dans un texte sur le bilan du président paru dans la prestigieuse revue Nexos. Voir « El Otoño del presidente », Nexos, no 534, juin 2022.
[5] Les chiffres sont tirés de l’article susmentionné de Héctor Aguilar Camín.
[6] Voir Alonso Urrutia et Néstor Jiménez, « Sin violencia, 50 % del país, asegura AMLO tras hechos en Chiapas y el Edomex », La Jornada, 16 juin 2022.
[7] Je réfère le lecteur à mon article intitulé « La race cosmique. Le Mexique à l’épreuve du courant décolonial » paru dans le no 33 de Conflits.