Le président Jair Messias Bolsonaro a été largement élu en 2018, presque plébiscité, sur une plateforme anticriminalité et anticorruption. Celle-ci répondait parfaitement à l’exaspération totale de la population brésilienne, en premier lieu les classes populaires. Quatre ans après son élection, analyse de son bilan.
Un second volet de son programme électoral, globalement passé sous silence à l’étranger, était une réforme en profondeur de l’État. Le Brésil souffre chroniquement d’un maillage administratif complexe articulé autour des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire d’une part, de l’État fédéral et des États fédérés d’autre part. Et la répartition parfois kafkaïenne de compétences qui découle de ce système est largement responsable des inefficacités stupéfiantes, des véritables luttes d’influence entre agences publiques, des absurdités bureaucratiques insolubles, des doublons budgétaires et bien évidemment des risques intrinsèques de détournements massifs de fonds publics que les Brésiliens subissaient et subissent encore au quotidien.
Les institutions politiques brésiliennes, à commencer par le Parlement, où sont représentés pas moins de 23 partis, demandent quant à elles la recherche permanente du compromis. Le programme et la personnalité clivants de Jair Bolsonaro, pourtant un grand habitué de la scène parlementaire, ont sans grande surprise été préjudiciables à la remise à plat totale de l’État que le président appelait de ses vœux. Mais le gouvernement a su faire preuve d’une certaine subtilité en jouant sur les partis dits du centrão (« le grand centre ») afin de réaliser quelques grandes réformes, par exemple celle du système de retraites, qui menaçait de manière pressante la stabilité budgétaire du pays, ou de renforcer certaines politiques sociales et socio-éducatives à destination des plus déshérités. Depuis quatre ans, avec le soutien bruyant de nombreux leaders du « monde libre », l’élite économique, médiatique et intellectuelle brésilienne n’a eu de cesse de réclamer l’empêchement du président, et d’instrumentaliser la moindre affaire, même la plus insignifiante, même la plus indirecte, à des fins de déstabilisation politique. À l’approche de la prochaine élection présidentielle d’octobre 2022, ce traitement manichéen ne doit cependant pas masquer les vraies réussites gouvernementales de ces quatre dernières années, et qui permettent aujourd’hui au Brésil de Bolsonaro de voir l’avenir avec une relative sérénité.
Baisse de la criminalité
Le chiffre malheureusement le plus parlant et le plus fiable au Brésil en matière de sécurité publique est celui du taux d’homicide. L’Atlas de la violence 2021 (Atlas da Violençâ 2021) de l’Institut de recherche économique appliquée (IPEA), référence statistique en la matière, constate une chute très nette de ce taux au niveau national dès le dernier trimestre 2018, puis de 22 % en 2019. Selon le journal O Globo, que l’on ne peut pas soupçonner de sympathie vis-à-vis du gouvernement, il aurait continué à chuter en 2020 (-10 %), 2021 (-7 %), et le déclin se poursuivrait en 2022. Certains commentateurs considéraient que cette tendance résultait principalement des mesures sanitaires d’isolement des populations liées au Covid-19. Comment alors expliquer ces chiffres, qui sont les meilleurs depuis 1995 ? Tout d’abord, l’élection de Bolsonaro fin octobre 2018 a créé un choc psychologique pour les délinquants et les forces de police, les premiers se sentant menacés, et les seconds bien entendu renforcés et soutenus. Le durcissement et la mise en cohérence des politiques pénales et carcérales fédérales ont ensuite porté un coup très fort aux factions, véritables armées criminelles à la source de l’extrême violence du Brésil. Au niveau des polices fédérales (PF, police fédérale des routes, etc.), la reprise en main et l’impressionnante modernisation technologique du secteur du renseignement par le général Augusto Heleno, vétéran des opérations de pacification des bidonvilles de Haïti pour la MINUSTAH, et surtout ancien dirigeant du département IT de l’armée brésilienne, a grandement amélioré le ciblage des délinquants et de leurs associés, la multiplication des écoutes, et les meilleures remontées en temps réel d’informations. Les saisies de produits stupéfiants battent record après record, tandis que la coopération internationale avec les pays voisins dérange de plus en plus les trafiquants. En parallèle, la police fédérale multiplie depuis 2019 les opérations de lutte contre la corruption publique (12 « opérations spéciales » d’envergure en 2018 contre 64 en 2021), prenant le temps d’éplucher les dossiers de dénonciation et, au passage, de récupérer plus de 2,5 milliards d’euros de fonds détournés. Ces sommes, ainsi que celles saisies aux divers criminels, viennent désormais directement financer les services fédéraux de sûreté publique, tandis que les véhicules, bateaux et autres engins volants saisis sont rhabillés et réutilisés par ces services eux-mêmes.
Les résultats en matière de sécurité du quotidien demeurent néanmoins très inégaux en fonction des régions, puisque les États fédérés conservent la main sur les politiques et budgets de sûreté. Certains policiers, surtout dans les modestes Nord et Nordeste, sont mal payés, et parfois pas payés du tout pendant de longues semaines. Les mouvements de grève y sont donc fréquents, et les violences s’y maintiennent à des niveaux dramatiques. Le cas spécifique de la région amazonienne est particulièrement alarmant, puisqu’il conjugue à la fois le manque de moyens financiers, un niveau de corruption publique peu contrôlable en raison de l’éloignement géographique et, plus récemment, l’implantation en masse de factions criminelles fuyant les zones mieux policées. De façon apparemment plus anecdotique, la police de l’État de São Paulo, le plus riche du Brésil, est de son côté confrontée à un wokisme digne de l’Amérique du Nord. Universitaires et autres activistes ont en effet convaincu le pouvoir politique paulista de prévenir les bavures policières en faisant suivre les patrouilles par des observateurs rémunérés par l’État, qui les filment en continu. Sans même évoquer le coût astronomique de cette opération, les policiers rechignent désormais à la tâche, et la petite criminalité de rue est en train de gagner du terrain à toute vitesse, y compris dans les quartiers les plus résidentiels de la ville de São Paulo ou sur le très chic littoral. Le Tribunal suprême fédéral (STF), cour suprême brésilienne aux pouvoirs extrêmement étendus, dont les membres ont essentiellement été nommés par les administrations précédentes, s’est également largement chargé d’entraver la politique sécuritaire de l’administration actuelle. Et il faut bien reconnaître que l’argument de l’indépendance du pouvoir judiciaire cache le plus souvent une vengeance et des calculs très politiciens.
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Progression économique
À la veille de l’élection de Bolsonaro, le coût économique de l’insécurité était faramineux, puisqu’il pesait environ 5,9 % du PIB brésilien (soit autour de 100 milliards d’euros). Autant dire que les progrès réalisés dans la lutte contre la délinquance, physique autant que financière, ont eu un impact direct et massif sur l’économie du pays. Mais c’est aussi l’action combinée de deux ministres, celui de l’Infrastructure, Tarcísio Gomes, et celui de l’Économie, Paulo Guedes, qui a permis à l’économie brésilienne de surperformer en dépit des multiples annonces négatives des analystes financiers internationaux, même durant l’épisode Covid. Dès sa prise de fonction, Tarcísio Gomes a choisi de délibérément axer sa gestion sur les problématiques de corruption au sein de ses services. En l’espace de quelques mois, à coups d’évictions et de réorganisations, il est parvenu à très rapidement avancer sur des dossiers fondamentaux dans lesquels ses prédécesseurs s’étaient tous noyés. Coriace et volontaire, s’appuyant lorsque nécessaire sur ses connexions personnelles dans le génie de l’armée brésilienne, dont il est issu, il a bouclé des chantiers d’autoroutes, ports ou irrigation qui avaient auparavant surtout servi à financer les partis politiques. Il a pu se lancer dans de nombreux nouveaux projets, en particulier ferroviaires. Près de 20 000 kilomètres de réseaux ferrés devant être construits au Brésil, avant tout pour améliorer le transit de marchandises dans le pays et avec les partenaires du Mercosul. Un autre grand axe de développement d’infrastructures, portant sur un montant de plus de 130 milliards d’euros, concerne l’extraction minière et le raffinage des hydrocarbures. Le Brésil se trouve il est vrai dans la triste situation de devoir importer du diesel alors qu’il est sur le papier largement autosuffisant en pétrole – et devrait même être exportateur. L’administration Lula avait consacré environ 50 milliards d’euros à cette même tâche, mais aucune nouvelle raffinerie n’avait jusqu’à présent vu le jour… Ces grands projets d’infrastructure sont pour partie financés par la privatisation de structures dont la gestion coûtait plus d’argent au gouvernement fédéral qu’il ne lui en rapportait, notamment les aéroports et les grands ports commerciaux, ainsi que par la privatisation de compagnies publiques ou semi-publiques, parmi lesquelles nombre de filiales de Petrobras (compagnie pétrolière nationale).
Le ministère de l’Économie et celui des Mines et de l’Énergie d’Adolfo Saschida, un homme de Paulo Guedes, supervisent l’essentiel de ces privatisations. Ils contrôlent aussi les appels d’offres des fort nombreux nouveaux équipements, dont la construction et la future gestion seront souvent confiées à des sociétés privées pour un montant total devant approcher les 220 milliards d’euros sur quatre ans. Les services du ministre de l’Économie ont parallèlement accompagné une véritable révolution digitale de l’administration publique fédérale, qui a vu en seulement trois ans une réduction de 20 000 postes de fonctionnaires civils tout en améliorant et simplifiant de manière fulgurante l’accès aux services publics par ordinateur ou téléphone portable. En soutien de cette révolution, le ministère de l’Infrastructure a installé le Wifi public et gratuit dans de nombreuses communes parmi les plus reculées de l’intérieur du territoire. D’autres réformes pro-marché, et la politique de légalisation de l’économie informelle, ont limité le recul du PIB du Brésil en 2020, au pire de l’épisode Covid, à -3,5 % alors que le FMI annonçait -9 %. Le PIB a ensuite pu rebondir à +4,6 % en 2022, soit bien plus qu’en Corée du Sud ou en Allemagne. La réforme des retraites, la chasse aux prestations sociales indues et la consolidation fiscale ont diminué la part de la prévoyance sociale dans le budget fédéral à son niveau le plus bas depuis 2008. L’inflation, pour sa part, à l’inverse de ce qui se passait dans le reste du monde, était moins forte au Brésil en 2021 qu’en 2016 – une tendance qui se confirme fortement au premier trimestre 2022.
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La baisse globale de l’insécurité, la simplification administrative de l’accès aux services publics, le raccordement de plus en plus de Brésiliens aux systèmes sanitaires de base et à l’irrigation, l’installation de 4 200 nouveaux stades et gymnases dans les zones déshéritées, l’amélioration des routes, la très généreuse politique sociale de soutien aux plus pauvres durant la pandémie, le vrai « franc-parler » du président, ou encore les réformes bénéficiant aux petits patrons confèrent à Jair Bolsonaro une assise assez inédite parmi les classes populaires et une partie de la classe moyenne. Il suffit que le président sorte du palais du Planalto de Brasilia, même dans l’espoir de manger en privé une pizza dans une grande ville traditionnellement de gauche un vendredi soir (en l’occurrence Joao Pessoa, dans le Nordeste), pour que des foules en liesse manquent de déborder son escorte.
Il n’en va pas du tout de même au sein de l’intelligentsia, des médias dans leur quasi-totalité, et de l’élite financière et industrielle en dehors de l’industrie agro-alimentaire. Cette dernière s’est trouvée encore renforcée par l’administration actuelle, au point de devenir la pierre angulaire de la stratégie d’affirmation internationale du Brésil. À l’heure où l’un des « greniers » du monde éprouve de grandes difficultés à distribuer ses matières premières, le Brésil n’hésite pas à se poser en tant qu’alternative crédible et fiable à la malnutrition de la planète. Avec raison, il souhaite retirer autant que possible des bénéfices diplomatiques et géostratégiques de cette situation. Au-delà des importants besoins de l’agriculture brésilienne en matière de phosphates russes et biélorusses, la visite de Jair Bolsonaro à Moscou en février 2022 a de plus confirmé son désalignement vis-à-vis des États-Unis, les sujets traités ayant largement dépassé celui des engrais : nucléaire civil, aviation, armement, etc. Cette visite témoigne également du fait que la doctrine dite du « pragmatisme responsable », élaborée par le président militaire Ernesto Geisel en 1975, et devant faire du pays le leader de l’Atlantique Sud, a de nouveau cours à Brasilia.
Tout cela déplaît au plus haut point à Washington, où l’on prépare activement le post-bolsonarisme et où l’on courtise d’autres présidentiables. L’ancien président Lula, blanchi par une pirouette jurisprudentielle du STF, lequel cherche par ailleurs à museler des réseaux sociaux toujours très favorables à Bolsonaro, s’est activement mis en campagne. Son repositionnement au plus près des thèses wokistes pourrait lui faire gagner en popularité dans les classes aisées et chez les intellectuels, mais risque de lui coûter cher auprès du petit peuple, qui ne se sent pas concerné et ne se fait par ailleurs guère d’illusions sur la réelle probité de Lula. Son récent dérapage dans le magazine Time, où il déclarait la culpabilité partagée de Zelensky dans le conflit ukrainien, devrait aussi le fragiliser auprès des déjà très entreprenants étatsuniens. À plus ou moins bas bruit, on peut en définitive s’attendre à ce que ceux-ci soutiennent les campagnes des américanophiles João Doria, magnat et gouverneur de l’État de São Paulo, ou de l’ancien ministre de la Justice Sergio Moro. Grand mal leur en avait pris en 2018, quand ils avaient ouvertement validé celle du centriste Geraldo Alckmin, qui n’avait pas franchi les 5 %. Les Brésiliens sont très versatiles, mais ils n’apprécient pas d’être influencés par quiconque ne maîtrise pas leurs problèmes du quotidien. La rupture est en tous les cas consommée avec Bolsonaro. Réagissant à son déplacement à Moscou et à son refus délibéré de sanctionner la Russie, le directeur de la CIA William Burns s’est invité à Brasilia pour « amicalement » conseiller au président de ne pas s’aventurer sur le chemin de la critique du scrutin d’octobre. Cette prise de position précoce de la CIA est pour le moins malaisante, de même que l’empressement du STF à valider un projet parlementaire, contesté par le gouvernement, qui autorisera massivement le vote électronique. Au Brésil, la fraude électorale est tout sauf un mythe.
Les sondages donnent aujourd’hui Bolsonaro perdant, mais cela était déjà le cas en 2018. Il est impossible de prédire avec certitude ce qui pourra se passer d’ici aux élections, tout comme il est impossible de prévoir le degré de sincérité de l’élection. Ici et là fleurissent à nouveau les clips vidéos alarmants sur la « bombe climatique » brésilienne, largement dénués de fondement. Que cela plaise ou non aux grands pays du nord, dont la plupart n’ont pas su préserver 5 % de leurs espaces naturels, le Brésil continue d’appliquer des standards de défense de l’environnement parmi les plus stricts au monde. 66 % du territoire brésilien est préservé, un chiffre qui monte à 84 % lorsque l’on se focalise sur la zone amazonienne. 85 % de l’électricité produite au Brésil est entièrement renouvelable, tandis que le pays ne dégage que 2,9 % des émissions mondiales de CO2. On peut pourtant s’attendre à ce que les tentatives d’ingérence se multiplient, avec à terme l’idée de priver le Brésil de sa souveraineté sur l’Amazonie et de ses ambitions géostratégiques. Le prochain occupant du Planalto trouvera en tous les cas le pays en bien meilleur ordre de bataille qu’en 2018, et il aura dans sa manche une vraie carte internationale à jouer.
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