Par Alexandre Massaux, docteur en science politique, rédacteur à Contrepoints
La Pologne fait preuve d’activisme sur les questions biélorusses et ukrainiennes. Une politique qui s’explique par le poids qu’avait l’Union de la Pologne-Lituanie en Europe centrale et de l’Est.
La Pologne a marqué l’actualité européenne ces derniers mois. D’abord avec la décision de la Cour constitutionnelle polonaise qui reconnaît la prédominance du droit constitutionnel polonais sur le droit européen, puis la crise des migrants avec la Biélorussie et enfin l’invasion russe en Ukraine. Si le premier événement a amplifié les tensions entre Varsovie et l’UE, les deux suivants ont poussé les deux à se rapprocher. La visite du président du Conseil européen Charles Michel à Varsovie pour apporter son soutien aux dirigeants polonais en est l’exemple. De même, le président Emmanuel Macron a rencontré le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki le 24 novembre à l’Élysée et lui a assuré son soutien dans la crise biélorusse. De plus, à la suite de l’invasion russe en Ukraine, le Premier ministre anglais Boris Johnson et le secrétaire d’État américain Antony Blinken sont venus à Varsovie début mars rencontrer le gouvernement polonais.
Une situation qui dépasse la politique polonaise et qui permet à Varsovie comme aux dirigeants européens de mettre en pause leurs différends. Néanmoins, si les tensions entre la Pologne d’un côté et la Biélorussie/Russie de l’autre font désormais l’actualité dans l’Europe de l’Ouest et le monde entier, elles ne sont pas nouvelles. Varsovie a fait preuve d’un certain activisme afin de soutenir l’opposition ces dernières années. Roman Protassevitch, l’opposant biélorusse arrêté après le détournement d’un avion par Minsk en printemps 2021, s’était réfugié en Pologne dès 2019. Olga Kovalkova, responsable du Conseil de coordination de l’opposition en Biélorussie, s’est elle aussi installée en septembre 2021 à Varsovie.
À lire également
Crise migratoire Biélorussie – Pologne : le retour du cynisme en géopolitique
Quand la Pologne dominait les plaines d’Europe centrale et de l’Est
Pour comprendre la géopolitique de la Pologne, il est nécessaire de prendre en compte son relief. Il s’agit d’un pays composé essentiellement de plaines, 97 % des terres du pays se trouvent à des altitudes inférieures à 500 mètres. Dans les langues protoslaves, pole voulait dire « champs/plaine ». Une situation qui permet un déplacement rapide et facile, favorisant à la fois l’expansion, mais aussi les invasions. Deux phénomènes que la Pologne a connu dans son histoire. Les plaines polonaises font partie de l’espace géographique de la plaine d’Europe orientale qui s’étend jusqu’en Russie (aux monts Oural) et qui inclut des pays tels que la Biélorussie, l’Ukraine ou les pays baltes. Un espace clé qui a poussé le géographe du début du xxe siècle Mackinder[1] à le considérer comme un territoire à contrôler : un pivot entre les puissances maritimes (comme le Royaume-Uni et les États-Unis) et les puissances terrestres (telles que la Russie).
C’est dans ce relief plat qu’émerge peu à peu l’Union Pologne-Lituanie. D’abord en tant qu’Union personnelle puis en tant qu’État à partir de 1569 avec la République des deux nations. La dynastie des Jagellon, qui dirige de 1386 à 1572[2], marque une époque de développement du territoire. 1386 est aussi l’année d’une Union personnelle entre le Royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie. Une manœuvre motivée en partie pour faire face à la menace de l’Ordre des chevaliers teutoniques, force militaire dominante du nord de l’Europe centrale. Cette union permet à Ladislas II Jagellon, fondateur de la dynastie du même nom, d’étendre la Pologne-Lituanie jusqu’en Russie blanche, l’actuelle Biélorussie, en Ukraine jusqu’à la mer Noire et dans l’actuelle Russie jusqu’à Koursk. Ces conquêtes sont réalisables grâce à deux facteurs : la présence de populations slaves et chrétiennes et un vide géopolitique. Ce dernier résultant des conquêtes mongoles qui ont mis à bas la principauté de Kiev. Une extension à l’est donc qui s’accompagne à l’ouest par une victoire décisive de la Pologne-Lituanie contre les chevaliers teutoniques lors de la bataille de Grunwald aux portes de leur capitale Malbork/Marienbourg. Une victoire polonaise qui marque le début du déclin de l’Ordre.
En conséquence, la Pologne-Lituanie devient une puissance dominante en Europe centrale et orientale en s’étendant jusqu’en Russie. Deux points majeurs marquent cette Union.
D’abord, l’importance de la religion chrétienne catholique. Ladislas II Jagellon, originellement lithuanien et païen, accepte la foi catholique pour épouser la reine de Pologne Hedwige. Le développement de la Pologne-Lituanie s’accompagne alors d’une christianisation de la population païenne laissant un fort héritage chrétien.
Le second point est que l’Union est une organisation fortement décentralisée laissant un large pouvoir à la noblesse. Cette dernière élit le roi et a d’importants privilèges pour limiter ses pouvoirs. Ce modèle de décentralisation permet le développement d’un espace de liberté en Europe, mais rend fragile le pays face aux puissances étrangères. Ces dernières utilisent les divergences au niveau de la noblesse pour paralyser le pays. Une situation qui aboutit aux invasions et à la partition par les Russes, Prussiens et Autrichiens.
Toutefois, à son apogée au début du xviie siècle, l’Union de la Pologne-Lituanie compte près de 400 000 km² et quelque 11 millions d’habitants. En tant que tel, c’est un pays multiethnique habité par des Polonais, des Lituaniens, des Ruthéniens, des Allemands, des juifs et un petit nombre de Tatars, d’Arméniens et d’Écossais. C’est également, en théorie, un pays multiconfessionnel avec des catholiques romains, des protestants, des orthodoxes de l’Est, des juifs et des musulmans vivant sur son territoire.
Néanmoins, le poids du catholicisme dans la société polonaise marginalise les Ukrainiens orthodoxes. Ainsi l’Ukraine occidentale, et tout particulièrement ses élites, est assimilée à la culture polonaise et convertie au catholicisme. À l’inverse, à l’est et au sud du pays et du fleuve Dniepr se trouvent des « républiques cosaques » qui mettent l’accent sur la paysannerie libre. Ces dernières sont à l’origine de révoltes contre le royaume de Pologne avec l’appui des pays de l’est de l’Ukraine. Au xviie siècle, les cosaques dirigés par Bogdan Khmelnitsky organisent des soulèvements pour acquérir une certaine indépendance des territoires ukrainiens vis-à-vis de la Pologne. La situation incertaine oblige Khmelnitsky à demander de l’aide à la Russie moscovite, ce qui s’achève en 1654 avec le traité de Pereislav par la mise sous protection de l’Ukraine par la Russie.
Malgré cet héritage commun, les tensions historiques continuent avec l’Ukraine
Au cours du xxe siècle, les deux pays ont connu de nombreuses confrontations. En 1918-1919, la Pologne se battait contre la République populaire d’Ukraine occidentale nouvellement créée. Le nationalisme ukrainien a provoqué des tensions entre Kiev et Varsovie : pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1942, les nationalistes ont formé l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA). Comme le rapporte le Warsaw Institute, à partir de 1943, les guérilleros de l’UPA ont assassiné 100 000 Polonais, principalement des civils (y compris en Galicie orientale). Mais « l’UPA et son chef, Stepan Bandera, sont devenus un symbole de l’anticommunisme en Ukraine et ont ainsi pris une place extrêmement importante dans la politique historique de l’Ukraine d’aujourd’hui, qui lutte toujours contre l’influence russe[3] ».
Au cours des cinq dernières années, certaines mesures législatives prises par les deux parties ont aggravé la situation. En avril 2017, l’Ukraine a introduit une interdiction des travaux d’exhumation polonais en Volhynie et dans d’autres régions ukrainiennes, motivée par la réponse à la démolition d’un monument de l’UPA érigé dans un village polonais. Le Parlement polonais a, en janvier 2018, introduit la responsabilité pénale pour la négation des « crimes des nationalistes ukrainiens dans les années 1925-1950 » alors que des nationalistes restent présents sur la scène politique ukrainienne. Mais l’impact de ces tensions doit être nuancé. Ces deux décisions ont été critiquées dans leurs pays respectifs.
Néanmoins la volonté commune des gouvernements polonais et ukrainien de s’opposer à la Russie reste plus forte que ces tensions identitaires. La création du Triangle de Lublin en est un exemple marquant.
À lire également
Les frontières de la Pologne : 1000 ans, et retour à la case départ
Le Triangle de Lublin : vers une nouvelle Pologne-Lituanie ?
Le parti Droit et Justice (PiS) actuellement au pouvoir en Pologne souhaite une politique active contre la Russie et son influence en Europe orientale. Dans le même temps, les tensions avec les institutions européennes voire avec certaines chancelleries occidentales poussent les dirigeants à choisir la carte de regagner en influence grâce à un renforcement des relations avec les pays voisins. Andrej Duda, l’actuel président polonais, voyant l’Europe centrale comme une « communauté des aspirations », la Pologne souhaite ainsi retrouver une place de puissance régionale.
En cela, le Triangle de Lublin, créé en juillet 2020, est une pièce non négligeable dans la stratégie à venir. Ce forum vise à mettre en place une plate-forme tripartite entre la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine. La dimension symbolique est très forte : c’est aussi à Lublin que fut signé le traité dit de l’Union de Lublin en 1569 qui transforma l’Union personnelle entre la Pologne-Lituanie en un véritable État : la République des deux nations.
Dans la déclaration commune des ministres des Affaires étrangères des trois pays du 28 juillet 2020, plusieurs points ressortent. L’accent est mis sur la défense et plus spécifiquement sur l’OTAN. La Pologne et la Lituanie sont toutes deux membres de l’Alliance, tandis que l’Ukraine est membre depuis 2020 du programme « nouvelles opportunités » qui est un premier pas pour une possible adhésion. Les trois pays soutiennent la coopération de l’Ukraine avec l’Initiative des trois mers, ainsi que la coopération au sein d’autres formats régionaux.
Le but sous-jacent est de renforcer les liens entre la Pologne-Lituanie, mais aussi d’attirer l’Ukraine dans leur zone d’influence. L’objectif de créer une brigade militaire commune est aussi avancé.
Une autre déclaration commune est signée en juillet 2021 dans le cadre du triangle de Lublin. Cette déclaration a été faite à l’occasion de l’année du 230e anniversaire de la Constitution du 3 mai 1791. Cette dernière visait à doter l’Union Pologne-Lituanie d’une constitution moderne. Cette déclaration commune s’intitule Declaration of the Lublin Triangle Foreign Ministers of joint European heritage and common values (Déclaration des ministres des Affaires étrangères du Triangle de Lublin sur le patrimoine européen commun et des valeurs communes). Elle insiste non plus sur les enjeux de défense et de l’économie, mais sur l’héritage historique. La parenté avec l’Union Pologne-Lituanie est désormais pleinement mise en avant. Celle-ci est citée comme référence à l’instar de la République des deux nations. Varsovie occupe désormais une place non négligeable dans les discussions régionales en Europe centrale et orientale. Si la Pologne arrive à renforcer sa position de partenaire militaire privilégié des États-Unis dans la région, elle aura les clés en main pour (re)devenir une actrice régionale majeure.
La guerre en Ukraine : entre crise et opportunités pour la Pologne
En attaquant l’Ukraine, le gouvernement russe change la situation. Le Triangle de Lublin devient de fait inopérant.
Mais la guerre lui permet aussi de fortifier son activisme vis-à-vis de l’Ukraine. Ainsi la Pologne est l’un des principaux partisans de l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne. Pour elle, il s’agit de faire rentrer un pays qui partage des intérêts communs voire une mentalité proche. Une situation qui permettrait à Varsovie de peser plus fortement dans la géopolitique interne de l’Union. Néanmoins, le processus d’adhésion de l’Ukraine même accéléré doit prendre des années. Il est donc tout sauf sûr, surtout tant que les armées russes seront présentes dans le pays.
[1] Voir H. Mackinder, The Geographical Pivot of History, 1904.
[2] Lunden, Kare, L’Europe en crise, Mémoires du Monde volume 6, p. 206.
[3] Kościński, Piotr, 2018. « Poland and Ukraine: History Divides », Warsaw Institute.
À lire également